Souvenirs sur Degas
A l'appui de cette leçon du peintre, M. Jeanniot écrit :
Degas était très préoccupé de la justesse des mouvements et des attitudes, il les étudiait longtemps. Je l'ai vu, avec un modèle, chercher à lui faire poser le mouvement de la femme qui s'essuie, renversée sur le haut dossier capitonné d'une chaise couverte d'un peignoir de bain. Cc mouvement est compliqué. On voit les deux omoplates, la femme étant de dos; mais, l'épaule droite, comprimée par le poids du corps, affecte un dessin fort imprévu, qui fait penser à une sorte de travail acrobatique et d'effort violent.
Il affectionnait ces poses; elles amènent à l'esprit une idée de souffrance « agréable » si je puis dire, dans l'accomplissement du devoir de méticuleuse propreté chère à la femme civilisée; elles sont rares parce que généralement secrètes.
En somme, c'est Degas, avec son observation aiguë, qui le premier a fait entrer dans le domaine artistique ces poses et ces mouvements, qui atteignent souvent à un grand caractère. Je me souviens que John Lewis Brown (ce grand artiste, si cruellement méconnu), avec lequel je parlais du charme puissant qui se dégage des oeuvres de Degas, me dit :
« Cela est dû à une science des mouvements justes, expression même de la vie. Je crois savoir comment est fait un cheval; j'ai passé mon existence à dessiner et à peindre des chevaux de course et d'autres: eh bien ! Degas, qui ne connaît peut-être pas le cheval aussi exactement que moi, fait des chevaux de course qui sont bien plus chevaux de course que les miens, parce qu'il a observé leurs mouvements d'une façon plus précise et plus intelligente que je n'ai pu le faire. »
D'ailleurs, plus tard, Degas me fit cette observation : «Quand le cheval n'est pas contrarié dans son aplomb, il rase toujours le sol. Les jockeys et les entraîneurs savent cela; ils en tiennent compte dans leur manière de monter; car pour obtenir une vitesse maximum, il faut éviter le pas espagnol.»
Voici une page bien curieuse, par le nombre et la qualité des gens qu'elle rassemble :
... Degas continue :
- Reyer, qui est un des amis de Gérôme, me demandait : que pensez-vous de la Phryné devant l'aréopage?
- Ecoutez, je vais vous parler pensée; pas peinture : pensée. Phryné était une des gloires de son temps à cause de la beauté
de son corps. On l'honorait en Grèce, comme ces gens-là savaient honorer la beauté. Tous les philosophes se faisaient gloire de la connaître. Que dire du peintre qui a fait de Phryné devant l'aréopage une pauvre honteuse qui se cache ? Phryné ne se cachait pas, ne pouvait pas se cacher, puisque sa nudité était précisément la cause de sa gloire. Gérôme n'a pas compris et a fait de ce tableau, par cela même, un tableau pornographique.
- Oh ! Oh! Vous êtes dur.
- Mais non, je dis la vérité, la saine vérité. Pourquoi ne pas combattre l'erreur ? Je sais bien que ce n'était pas l'idée de Gérôme, ce galant homme, de faire un tableau scabreux, mais faute d'avoir compris l'âme réaliste et logique de la race grecque, il en fit un tout de même, aux yeux des gens qui réfléchissent. Il est vrai que ceux-ci sont une infime minorité...
- Ce Reyer me pose de temps en temps des colles; il me demande ce que je pense de Gustave Moreau.
- L'Ermite?
- Oui.
- Qui connaît l'heure des trains ?
- Oui.
- Eh bien ! c'est un peintre qui a voulu nous faire croire que les dieux portaient des chaînes de montre !
Et comme je riais de cette définition du talent de Gustave Moreau, Degas me dit en souriant :
- Ce sont des appréciations de ce genre qui m'ont valu cette réputation de méchanceté que l'on m'a faite. Enfin, voyons, ce n'est pas bien méchant... quoi! dites !