Pissarro aux expositions des indépendants de 1880 et 1881

Joris-Karl Huysmans
"La première salle contient les Pissarro et les Caillebotte, deux artistes qui ont figuré aux premières exhibitions des révoltés de l'art.

Je laisserai de côté l'oeuvre de M. Pissarro, cernée par le violet de ses cadres entourant un papier jaune, de ce jaune des papiers à autographie, sur lequel sont piquées les pointes sèches et les eaux-fortes, et négligeant aussi certains panneaux où la manie du bleu s'affirme, je m'arrêterai devant une toile huchée sur un chevalet, un paysage d'été où le soleil pleut furieusement sur un champ de blé. C'est là le meilleur paysage que je connaisse de M. Pissarro. Il y a sur ce champ un poudroiement de soleil, un tremblement de nature chauffée à outrance, curieux. A signaler encore un autre tableau, un village plaquant le rouge de ses tuiles dans des feuillées d'arbres.

M. Pissarro possède un véritable tempérament d'artiste, cela est certain; le jour où elle se dégagera des langes qui la couvrent, sa peinture sera la véritable peinture du paysage moderne, vers laquelle marcheront les peintres de l'avenir, mais, malheureusement ces oeuvres si particulières sont des exceptions; lui aussi a bariolé, sous prétexte d'impressions, d'obscures toiles; c'est un intermittent qui saute du pire au bon, comme Claude Monet qui expose maintenant avec les officiels, un paysagiste de talent parfois, un détraqué souvent, un homme qui se fourre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude, ou bien qui brosse tranquillement une très belle oeuvre.

Ces hauts et ces bas sont, du reste, un des traits distinctifs des quelques paysagistes qui ont surnagé dans la débâcle de leurs confrères en impressionnisme. Pas de milieu; folies ou audaces du vrai, selon l'état de leur vue qui ne passe jamais par l'état de la convalescence. Cette remarque peut s'adapter à M. Sisley, l'un des mieux doués et même au regretté Piette, qui était cependant le mieux portant, le moins éprouvé de tous."


"Exposition des indépendants en 1880", L'art moderne



"Nous voici arrivés devant les Pissarro. C'est aussi une révélation que l'exposition de cet artiste.
Après avoir longuement tâtonné, jetant par hasard une toile comme son Paysage d'été de l'année dernière, M. Pissarro s'est subitement délivré de ses méprises, de ses entraves et il a apporté deux paysages qui sont l'oeuvre d'un grand peintre: le premier, le Soleil couchant sur la plaine du chou, un paysage où un ciel floconneux fuit à l'infini, battu par des cimes d'arbres, où coule une rivière près de laquelle fument des fabriques et montent des chemins à travers bois, c'est le paysage d'un puissant coloriste qui a enfin étreint et réduit les terribles difficultés du grand jour et du plein air. C'est la nouvelle formule cherchée depuis si longtemps et réalisée en plein; la vraie campagne est enfin sortie de ces assemblages de couleurs chimiques et c'est, dans cette nature baignée d'air, un grand calme, une sereine plénitude descendant avec le soleil, une enveloppante paix s'élevant de ce site robuste dont les tons éclatants se muent sous un vaste firmament, aux nuages sans menaces. Le second, la Sente du chou, en mars, est d'une allure éloquente et joyeuse, avec ses plans de légumes, ses arbres fruitiers aux branches tordues, son village éventé, au fond, par des peupliers. Le soleil pleut sur les maisonnettes qui enlèvent le rouge de leurs toits dans le vert fouillis des arbres; il y a là une terre grasse que le printemps travaille, une solide terre où poussent furieusement les plantes; c'est un alléluia de nature qui ressuscite, et dont la sève bout; une exubérance de campagne, éparpillant ses tons violents, sonnant d'éclatantes fanfares de verts clairs soutenues par le vert bleu des choux, et tout cela frissonne dans une poudre de soleil, dans une vibration d'air, uniques jusqu'à ce jour, dans la peinture; puis quelle curiosité dans le procédé, quelle exécution neuve, différente de celle de tous les paysagistes connus, quelle originalité sortie des efforts combinés des premiers lutteurs de l'impressionnisme, de Piette, de Claude Monet, de Sisley, de Paul Cézanne enfin, ce courageux artiste qui aura été l'un des promoteurs de cette formule! De près, la Sente du chou est une maçonnerie, un tapotage rugueux bizarre, un salmis de tons de toutes sortes couvrant la toile de lilas, de jaune de Naples, de garance et de vert; à distance, c'est de l'air qui circule, c'est du ciel qui s'illimite, c'est de la nature qui pantelle, de l'eau qui se volatilise, du soleil qui irradie, de la terre qui fermente et fume!

L'exposition de M. Pissarro est considérable cette année. Çà et là, quelques toiles témoignent encore de l'art du merveilleux coloriste qu'est ce peintre. D'autres hésitent; l'éclosion n'est pas venue pour elles; d'autres encore balbutient complètement, entre autres un pastel du boulevard Rochechouart où l'oeil de l'artiste n'a plus saisi les dégradations et les nuances, et s'est borné à mettre brutalement en pratique la théorie que la lumière est jaune et l'ombre violette, ce qui fait que tout le boulevard est absolument noyé dans ces deux teintes; enfin des gouaches représentant des paysans complètent cette série, mais elles sont moins personnelles; la figure humaine, dans l'oeuvre de M. Pissarro, prend le geste et l'allure des Millet; quelques-unes aussi telles que la Moisson, rappellent comme exécution les panneaux gouachés de Ludovic Piette.

En somme, M. Pissarro peut être classé maintenant au nombre des remarquables et audacieux peintres que nous possédions. S'il peut conserver cet oeil si perceptif, si agile, si fin, nous aurons certainement en lui le plus original des paysagistes de notre époque.

(...)

Un curieux rapprochement peut s'opérer entre M. Pissarro et Raffaëlli, qui, avec des tempéraments et des procédés complètement inverses, sont parvenus à peindre des paysages qui sont, les uns et les autres, des chefs-d'oeuvre. L'un, coloriste surtout, se servant d'une formule inusitée, abstruse, arrivant à rendre la vibration de l'atmosphère, la danse des poussières lumineuses dans un rayon, abordant franchement le grand jour, vous faisant douter de la vérité de tous les paysages qui semblent convenus en face de ces pulsations, de ces haleines même de la nature enfin surprises; l'autre, dessinateur surtout, conservant l'ancien système, le faisant sien, à force de personnalité; se confinant dans la mélancolie des jours couverts et des temps pâles: ce sont les deux antipodes de la peinture réunis, dans la même salle, vis-à-vis, et jamais paysages n'ont figuré dans un salon, plus disparates et plus beaux que cette Sente du chou et cette Vue de Seine!

(...)

Puis quelle variété dans les encadrements qui revêtent tous les tons variés de l'or, toutes les nuances connues, qui se bordent de lisérés peints avec la couleur complémentaire des cadres! La série des Pissarro est, cette année surtout, surprenante. C'est un bariolage de véronèse et de vert d'eau, de maïs et de chair de pêche, d'amadou et de lie de vin, et il faut voir avec quel tact le coloriste a assorti toutes ses teintes pour mieux faire s'écouler ses ciels et saillir ses premiers plans. C'est le raffinement le plus acéré; et, encore que le cadre ne puisse rien ajouter au talent d'une oeuvre, il en est cependant un complément nécessaire, un adjuvant qui le fait valoir. C'est la même chose qu'une beauté de femme qui exige certains atours, qu'un vin précieux qui demande à être dégusté dans un joli verre et non dans un bol en terre de pipe, c'est la même chose aussi que certains livres délicats et ciselés qui choqueraient les sensitifs, s'ils étaient imprimés sur papier à chandelle, par des têtes de clous. Il existe, en somme, une accordance à établir entre le contenant et le contenu, entre le tableau et le cadre, et tous les indépendants l'ont si bien compris qu'en sus de M. Pissarro, tous ont, depuis longtemps, rejeté l'éternel cadre doré, à chicorées et à choux, et adopté les encadrements les plus divers, les cadres tout blancs, ou blancs et ourlés d'un surjet d'or, les cadres où l'or est appliqué à même sur les veines du bois, les granulés, comme tapissés d'un papier d'émeri d'or, les cadres couleur des planchettes des boîtes à cigares, comme celui du portrait de Duranty, exposé l'année dernière, ou bien encore la baguette de cuivre jaune ou de poirier noirci, limitant un passe-partout de carton brut, sur lequel, pour rompre la monotonie du ton trop sourd, M. Raffaëlli a jeté, à la manière japonaise, anglifiée par Kate Greenaway, un insecte, une branche, un passe-partout gris souris qui aide à donner toute sa valeur au gris pâle de ses ciels.

(...)

Notre visite est terminée; elle me semble suggestive en réflexions. D'abord, un grand fait domine, l'éclosion de l'art impressionniste arrivé à maturité avec M. Pissarro. Ainsi que je l'ai maintes fois écrit, jusqu'à ce jour la rétine des peintres de l'impression s'exacerbait. Elle saisissait bien tous les passages de ton de la lumière, mais elle ne pouvait les exprimer et les papilles nerveuses étaient arrivées à un tel état d'irritabilité qu'il ne nous restait que peu d'espoir.

En somme, l'art purement impressionniste tournait à l'aphasie lorsque, par miracle, tout à coup il s'est mis à parler, sans incohérences. (...)"


"Exposition des indépendants en 1881", L'art moderne

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