La vie de Démosthène - 1e partie

Plutarque
1. La vertu est indépendante du lieu où l'on est né. - II. Plutarque peu versé dans la langue latine, qu’il n'avait apprise que tard. - III. Objet que Plutarque se propose dans ces deux vies parallèles. - IV. Origine de Démosthène. - V. A quelle occasion Démosthène s'applique à l'éloquence. - VI. Il plaide d'abord contre ses tuteurs et parle dans les affaires publiques avec peu de succès. - VII. Son découragement. Il est excité par un de ses amis, à reprendre les affaires. – VIII. Soins extraordinaires qu'il prend pour se former à la déclamation. - IX Son refus de parler en public sans préparation.- X. Il le fait cependant quelquefois avec succès.- XI. Jugements divers qu’on porte de Démosthène. – XII. Ses grands efforts pour corriger ses défauts naturels. -XIII. Bons mots de Démosthène. –XIV. Son entrée dans le gouvernement. Sa conduite envers Midias. – XV. Son attachement au parti qu'il avait embrassé. - XVI. Sur quels principes il compose ses discours. - XVII. Il était plus homme de bien que les autres orateurs de son temps. – XVIII. Ses diverses oraisons. - XIX. Il déclame contre Philippe avant que la guerre soit déclarée. - XX. Zèle de Démosthène contre Philippe pour l'intérêt de la Grèce. - XXI. Il fait entrer les Thébains dans la ligue des alliés. -
I. L'auteur de 1'Éloge d'Alcibiade sur sa victoire à la course des chars aux jeux olympiades, soit Euripide, comme on le croit communément, soit un autre, prétend, mon cher Sénécion, que le premier fondement du bonheur est d'être né dans une ville célèbre. Pour moi, je pense au contraire que pour un homme qui doit être un jour véritablement heureux et trouver le bonheur dans son caractère et dans les dispositions de son âme, il est absolument égal d'avoir une patrie pauvre et obscure, ou une mère laide et petite. Ne serait-il pas ridicule de croire que la ville d'Iulis, qui n’est qu'une petite partie de l'île de Céos, elle-même si peu considérable; ou l'île d'Égine, qu'un Athénien comparait à une tache qu'il fallait enlever de dessus l’œil du Pirée, peuvent produire de bons comédiens et d'excellents poètes, et qu elles ne pourraient donner naissance à un homme juste, capable de se suffire à lui-même, d'un esprit sensé et d'une âme élevée? N’est-il pas plus vraisemblable que les arts, que l'on cultive uniquement dans la vue de s'enrichir ou d'acquérir de la gloire, se flétrissent aisément dans des villes petites et obscures; et que la vertu, comme une plante vivace et pleine de vigueur, prend racine dans toute espèce de sol où elle trouve un fonds heureux, et qui se prête au travail? Si donc nous manquons de sagesse, si nous ne menons pas une vie raisonnable, ce n'est pas à l'obscurité de notre patrie, mais à nous-même que nous devons nous en prendre.
II. Il est vrai qu'un écrivain qui veut composer une histoire dont les événements ne sont pas sous sa main, et n’ont pas eu lieu dans sa patrie, mais sont arrivés en des pays étrangers et se trouvent, en grand nombre, dispersés dans plusieurs ouvrages différents; un tel écrivain a besoin, avant tout, d'habiter une ville très peuplée, qui ait de la célébrité et où les lettres soient cultivées. Ce n'est que là qu'il peut avoir une collection nombreuse de livres, et se procurer, dans les conversations des personnes instruites, la connaissance des faits qui ont échappé aux historiens, et qui, conservés fidèlement dans la mémoire des hommes, n'en ont acquis que plus de certitude: c'est le seul moyen de faire un ouvrage complet, et qui ne manque d'aucune de ses parties essentielles. Pour moi , qui , né dans une petite ville, aime à m'y tenir, afin qu'elle ne devienne pas encore plus petite, j'ai été tellement distrait, pendant mon séjour à Rome et dans les autres villes d'Italie, par les affaires politiques dont j'étais chargé, et par les conférences philosophiques que je tenais chez moi, que je n'ai pu m'appliquer qu’assez tard et dans un âge avancé à l'étude de la langue latine. II m'est arrivé, à cet égard, une chose fort extraordinaire et pourtant très vraie: c'est qu'au lieu de comprendre les faits que je lisais par l'intelligence des mots, ce sont plutôt les faits dont j’avais acquis déjà quelque connaissance qui m'ont servi à entendre les termes. C'est sans doute un grand plaisir que de sentir les beautés et la vivacité de la diction latine, d'en saisir les métaphores, les images, l'harmonie, et tous les autres ornements qui donnent tant d'éclat aux discours; mais cette connaissance ne peut être que le fruit d'un long exercice et d'une étude difficile; elle exige beaucoup de loisir, et un âge capable de l'ambition d'y réussir.
III. Dans ce volume, nous examinerons, d'après leurs actions et leur conduite politique, le caractère et les dispositions d'esprit de Démosthène et de Cicéron; mais nous nous abstiendrons de comparer ensemble les monuments de leur éloquence et de décider lequel des deux, avait plus de douceur ou plus de véhémence dans ses discours; car, suivant le poète Ion,
La force du dauphin n'est plus rien sur la terre.
Faute d'avoir connu cette maxime, Cécilius, écrivain très présomptueux, a osé faire le parallèle de Démosthène et de Cicéron. Mais si ce précepte « Connais-toi toi-même » était d'une pratique facile et commune, il ne passerait pas pour un précepte divin. Il me semble que Dieu, voulant jeter ces deux orateurs comme dans un même moule, a mis dans leur caractère plusieurs traits de ressemblance, tels que l'ambition, l'amour de la liberté publique, la timidité dans les guerres et dans les dangers; et qu'à ces premiers germes il a mêlé plusieurs de ces dons qu'on attribue à la fortune. Je ne crois pas qu'on trouve ailleurs deux orateurs qui, de commencements faibles et obscurs, se soient élevés à tant de puissance et de gloire; qui aient tenu tête, comme eux, aux rois et aux tyrans; qui, bannis de leur pays, s'y soient vus rappelés de la manière la plus honorable; qui aient perdu l'un et l'autre des filles chéries; qui, obligés de fuir une seconde fois, soient tombés entre les mains de leurs ennemis et n'aient perdu la vie qu'en voyant expirer la liberté de leur patrie. Si donc la nature et la fortune entraient en dispute au sujet de ces deux illustres personnages, comme des artistes sur leurs ouvrages, il serait difficile de décider si la nature a mis plus de différence dans leurs mœurs que la fortune dans les événements de leur vie. Commençons par le plus ancien.
IV. Démosthène, le père de l'orateur de ce nom, était, au rapport de Théopompe, un des premiers citoyens d'Athènes. On lui donna le surnom de fourbisseur, parce qu'il avait un vaste atelier, dans lequel un grand nombre d'esclaves étaient occupés à forger des armes. L'orateur Eschine dit que la mère de Démosthène était fille d'un certain Gylon, qui fut banni d'Athènes pour cause de trahison, et d'une mère barbare; mais je ne puis affirmer si ce fait est vrai, ou si c'est de la part d'Eschine un mensonge calomnieux. Démosthène, à l'âge de sept ans, perdit son père, qui lui laissa une succession considérable; elle fut estimée quinze talents; mais ses tuteurs, par une administration infidèle, détournèrent une partie de sa fortune et laissèrent périr l'autre par leur négligence, au point de ne pas, vouloir payer le salaire de ses maîtres. Privé par-là de l'éducation qui convenait à un enfant bien né, il ne put se former aux sciences et aux arts qui en font partie. D'ailleurs son tempérament faible et délicat ne permit pas à sa mère de l'accoutumer au travail, ni à ses maîtres de l'y forcer. II fut, dans son enfance, maigre et valétudinaire; et c'est, dit-on, cet état d'infirmité qui lui fit donner par ses camarades, en plaisantant, le surnom fort décrié de Battalus. On prétend que Battalus était un joueur de flûte efféminé contre lequel le poète Antiphanes composa une petite comédie. Selon d'autres, c'était un poète dont les ouvrages respiraient la mollesse et la débauche. Il paraît aussi que dans ces temps-là les Athéniens appelaient de ce nom ce que la pudeur ne permet pas de nommer. Le surnom d'Argas, qu'on avait encore donné à Démosthène, désignait, dit-on, ou la rudesse et l'âpreté de ses mœurs (car quelques poètes appellent ainsi une espèce de serpent ), ou l’amertume de ses discours, qui blessaient les oreilles de ses auditeurs : Argas était le nom d'un poète qui composait des vers durs et désagréables. Mais, comme dit Platon, en voilà assez sur cet article.
V. Voici à quelle occasion il prit du goût pour l'éloquence. L'orateur Callistrate devait plaider, dans un des tribunaux d'Athènes, la cause de la ville d'Oropus. Cette affaire, et par son importance et par le talent de l'orateur, qui était alors dans tout l'éclat de sa réputation, excitait un intérêt général. Démosthène, ayant su que tous les maîtres et les instituteurs d'Athènes se proposaient d'assister à ce plaidoyer, pria son gouverneur de l'y mener. Ce gouverneur était connu des huissiers qui ouvraient la salle d'audience, et qui lui procurèrent une place d'où son élève pouvait tout entendre sans être vu. Callistrate eut le plus grand succès et ravit d'admiration tous ses auditeurs, qui le reconduisirent avec honneur au milieu des applaudissements universels. Une distinction si glorieuse excita l'émulation de Démosthène et lui fit admirer davantage la force de l'éloquence, qui pouvait ainsi tout soumettre et tout apprivoiser. Il renonça dès ce moment à toutes les sciences et à tous les exercices auxquels on appliquait les jeunes gens, et se mit à composer des discours, plein de confiance qu'il serait un jour au nombre des orateurs d'Athènes. Il eut pour maître d'éloquence Isée, quoique Isocrate tînt alors son école publique; mais, selon certains auteurs, son état d'orphelin ne lui permettait pas de payer les dix mines de salaire que prenait Isocrate; ou plutôt, suivant d'autres, il préférait l'éloquence d'Isée, comme plus mâle, plus énergique et plus propre à l'usage du barreau. Hermippus dit avoir lu, dans des Mémoires anonymes, que Démosthène eut Platon pour maître et que les leçons de ce philosophe contribuèrent beaucoup à la perfection de son éloquence. Il ajoute, d'après Ctésibius, que Démosthène avait eu secrètement, par Callias de Syracuse et par d'autres, communication des préceptes d'Isocrate sur la rhétorique, et de ceux du rhéteur Alcidamas, et qu'il les avait lus avec fruit.
VI. Dès que l'âge lui permit de plaider, il attaqua ses tuteurs en justice et composa lui-même ses plaidoyers. Mais les accusés faisaient tant par leurs chicanes, qu'ils obtenaient chaque jour de nouveaux délais. Démosthène, qui s'exerçait, dans cet intervalle, à méditer les ouvrages de Thucydide, gagna enfin son procès , non sans beaucoup de peine et de danger; et encore ne put-il retirer des mains de ses tuteurs qu'une très petite portion de son patrimoine. Mais cette affaire lui procura l'avantage d’avoir acquis l'habitude et la hardiesse de parler en public; et ce premier essai de 1'honneur et du crédit que procurait l'éloquence lui donna le désir de se produire dans les assemblées et de s'occuper des affaires publiques. On rapporte que Laomédon d'Orchomène, pour se guérir d'une maladie de la rate, s'exerça, par l'avis de ses médecins, à faire de très longues courses, et que, rétabli par cet exercice violent, il alla disputer les couronnes dans les jeux, et devint un des plus forts athlètes dans la course du double stade. II en fut de même de Démosthène. II commença de plaider pour ses propres affaires; et après avoir acquis, dans ce premier exercice, de l'habileté et de la force dans l'art de la parole, il se jeta dans les affaires politiques pour y disputer les prix comme dans les jeux, et surpassa bientôt tous ceux de ses concitoyens qui se distinguaient le plus dans la tribune. Cependant la première fois qu'il parla devant le peuple, le bruit fut si grand qu'il ne put se faire écouter; on se moqua même de la singularité de son style, dans lequel la longueur des périodes jetait de l'obscurité, et qu'il avait surchargé d'enthymèmes jusqu'à la satiété. II avait d'ailleurs la voix faible, la prononciation pénible et la respiration si courte, que la nécessité où il était de couper ses périodes pour reprendre haleine en rendait le sens difficile à saisir.
VII. II renonça donc aux assemblées du peuple. Un jour qu’il se promenait sur le Pirée, triste et découragé, Eunomis de Thriasie, homme d'un âge fort avancé, le voyant dans cet état, le réprimanda vivement de ce qu'avec un talent pour la parole égal à celui de Périclès, il s'abandonnait ainsi lui-même par mollesse et par timidité; que, faute de courage pour braver le tumulte de la populace et de force pour s'exercer aux combats de la tribune, il languissait dans l'inaction. Sifflé par le peuple une seconde fois, il se retirait chez lui, la tête couverte et vivement affecté de ses disgrâces, lorsqu'un comédien de ses amis, nommé Satyrus , qui l'avait suivi par derrière, entra avec lui dans sa maison. Démosthène se mit à déplorer son infortune: « Je suis, disait-il, de tous les orateurs, celui qui se donne le plus de peine; j'ai presque épuisé mes forces pour me former à l'éloquence ; et avec cela je ne puis me rendre agréable au peuple: des matelots ignorants et crapuleux occupent la tribune et sont écoutés, et moi, je suis rejeté avec mépris. - Vous avez raison, Démosthène, lui répondit Satyrus; mais j'aurai bientôt remédié à la cause de ce mépris, si vous voulez me réciter de mémoire quelques vers d'Euripide ou de Sophocle. » Il le fit sur-le-champ. Satyrus , répétant après lui les mêmes vers, les prononça si bien et d'un ton si adapté à 1’état et à la disposition du personnage, que Démosthène 1ui-même les trouva tout différents. Convaincu alors de la beauté et de la grâce que la déclamation donne au discours, il sentit que le talent de la composition est peu de chose et presque nul, si on néglige la prononciation et l'action convenables au sujet.
VIII. Dès ce moment, il fit construire un cabinet souterrain, qui subsistait encore de mon temps, dans lequel il allait tous les jours s'exercer à la déclamation et former sa voix; il y passait jusqu'à deux et trois mois de suite, ayant la moitié de la tête rasée, afin que la honte de paraître en cet état l'empêchât de sortir, quelque envie qu'il en eût. Toutes les visites qu'il recevait ou qu'il rendait, toutes les conversations, toutes les affaires devenaient pour lui autant d'occasions et de sujets d'exercer son talent. Dès qu'il était libre, il s'enfermait dans ce souterrain et repassait dans sa mémoire toutes les affaires dont on lui avait parlé et les raisons qu'on avait alléguées de part et d'autre. Lorsqu'il avait entendu quelque discours public, il le répétait en lui-même et s'exerçait à le réduire en lieux communs qu'il revêtait de périodes. Souvent il s'appliquait à corriger, à expliquer ce que d'autres lui avaient dit ou ce qu'il leur avait dit lui-même. Ce genre d'étude lui donna la réputation d'un esprit lent dans ses conceptions, dont l'éloquence et le talent n'étaient que l'effet du travail; et la preuve certaine qu'on en donnait, c'est que jamais personne n'avait entendu Démosthène parler sans préparation; souvent même, étant assis à l'assemblée et appelé nommément par le peuple pour monter à la tribune, il le refusait quand il n'avait pas préparé et médité d'avance ce qu'il devait dire.
IX. Il était devenu par-là pour les autres orateurs un sujet de raillerie; et Pythéas lui ayant dit un jour, en se moquant de lui , que ses raisonnements sentaient l'huile: « Pythéas, repartit Démosthène avec aigreur, ta lampe et la mienne nous éclairent pour des choses bien différentes. » Il convenait avec les autres qu'il n'avait pas toujours écrit ses discours tels qu'il les prononçait, mais qu'il ne parlait jamais sans avoir écrit; il disait même qu'il était d'un orateur populaire de préparer ses discours; que cette attention prouvait le désir de plaire au peuple; que le mépris pour son opinion sur les discours qu'on prononce devant lui ne convenait qu'à un partisan de l'oligarchie, qui compte plus sur la force que sur la persuasion. Une autre preuve de sa timidité à parler sans préparation , c'est que souvent , lorsqu'il était troublé par le bruit du peuple, Démade se levait pour appuyer ses raisons; ce que Démosthène ne fit jamais pour Démade. Mais, dira-t-on peut-être, comment Eschine appelle-t-il Démosthène l'homme le plus étonnant par l'audace qu'il montre dans ses discours? Comment Démosthène fut-il le seul des orateurs à réfuter Python de Byzance, qui, comme un torrent débordé, s'emportait contre les Athéniens avec tant de violence? Lorsque Lamachus de Myrrhène récita, dans les jeux olympiques, un panégyrique d'Alexandre et de Philippe, où il disait beaucoup de mal des Thébains et des Olynthiens, Démosthène ne se leva-t-il pas contre lui? et, joignant au récit des faits des raisonnements pleins de force, ne mit-il pas dans le plus grand jour les services importants que les Thébains et ceux de Chalcide avaient rendus à la Grèce; et au contraire tous les maux que lui avaient causés les flatteurs des Macédoniens? Ne ramena-t-il pas tellement à son avis tous les auditeurs, que le sophiste, effrayé du tumulte qui s'élevait parmi le peuple, sortit secrètement de l'assemblée?
X. On peut répondre que Démosthène, en se proposant Périclès pour modèle, négligea les autres parties de ce grand orateur, afin de s'attacher principalement à imiter ses gestes , sa déclamation , son attention à ne parler ni promptement, ni sans préparation, sur toutes sortes de sujets: persuadé que Périclès devait à ces qualités la gloire qu'il avait acquise, il en fit l'objet de son émulation, sans néanmoins rejeter toujours l'occasion de se distinguer par des discours prononcés sur-le-champ ; mais il ne voulut pas aussi s’en reposer souvent sur la fortune du succès de son talent. Ce qu'il y a de vrai, c'est que les discours qu'il prononçait sans les avoir préparés avaient plus de force et de hardiesse que ceux qu'il écrivait, du moins s'il faut en croire Ératosthène, Démétrius de Phalère et les poètes comiques. Ératosthène dit que dans les premiers il était comme transporté de fureur. Suivant Démétrius de Phalère, en parlant un jour devant le peuple, il fut saisi d'une sorte d'enthousiasme, et prononça ce serment en vers :
J'en jure par la terre , et les eaux des fontaines,
Des fleuves, des ruisseaux qui fécondent nos plaines.
Un poète comique l'appelle Ropoperpéréthrus. Un autre, en le raillant sur son goût pour les antithèses, a dit :
Notre maître a repris comme il avait su prendre,
Terme que Démosthène a souvent fait entendre.
Peut-être aussi que dans ces vers Antiphanes a voulu plaisanter Démosthène sur ce que, dans son discours de l'Halonèse, il conseilla aux Athéniens de ne pas prendre cette île à Philippe, mais de la lui reprendre.
XI. Tout le monde avouait pourtant que Démade, abandonné à son naturel, avait une force irrésistible, et que les discours qu'il faisait sans préparation l'emportaient de beaucoup sur les harangues que Démosthène avait méditées et écrites avec le plus de soin. Ariston de Chio nous a transmis un jugement de Théophraste sur les orateurs. On lui demandait un jour ce qu'il pensait de Démosthène: « Il est digne de sa ville, » répondit Théophraste. On lui fit la même question sur Démade, et il répondit qu'il était au-dessus de sa ville. Le même philosophe rapporte que Polyeucte de Sphette, un de ceux qui gouvernaient alors à Athènes, reconnaissait Démosthène pour un très grand orateur, mais qu'il trouvait à Phocion encore plus d'éloquence, parce qu'il renfermait beaucoup de sens en peu de mots. Démosthène lui-même , toutes les fois qu'il voyait Phocion se lever pour parler contre lui, disait à ses amis: « Voilà la hache de mes discours qui se lève. » Mais il est douteux si c'était à l'éloquence de Phocion ou à la réputation de sagesse qu'il avait acquise que Démosthène faisait allusion, et s'il ne croyait pas qu'une seule parole, un seul signe d'un homme qui, par sa vertu, a mérité la confiance publique, a plus d'effet que les plus belles et les plus longues périodes.
XII. Démétrius de Phalère nie avoir appris de Démosthène, déjà vieux, tous les efforts qu'il avait faits pour réformer plusieurs défauts naturels auxquels il était sujet. Il avait un bégaiement de langue et une difficulté de prononciation qu'il parvint à corriger en remplissant sa bouche de petits cailloux et prononçant ainsi plusieurs vers de suite. Il fortifia sa voix en montant d'une course rapide sur des lieux hauts et escarpés pendant qu'il récitait, sans prendre haleine, de longs morceaux de poésie ou de prose. Il avait chez lui un grand miroir devant lequel il prononçait les discours qu'il avait composés. Quelqu'un, étant venu le trouver pour le charger de sa cause, se plaignit qu'il avait été battu. « Mon ami, lui dit Démosthène, ce que vous me dites là n'est point vrai. » Alors cet homme, prenant un ton beaucoup plus haut : « Quoi ! Démosthène, s'écria-t-il, je n'ai pas été battu ! - Oh ! maintenant, répliqua l'orateur, je reconnais la voix d'un homme qui a été maltraité. » Tant il était persuadé que le ton et le geste contribuent beaucoup à donner de la confiance en ce qu'on dit ! Sa déclamation plaisait singulièrement au peuple; mais les hommes d'un goût plus sûr, au nombre desquels était Démétrius de Phalère, trouvaient qu'elle manquait de noblesse, d'élévation et de force. Ésion, à qui l'on demandait son sentiment sur les anciens orateurs et sur ceux de son temps, répondit , au rapport d'Hermippus , qu'on ne pouvait entendre les anciens sans admiration lorsqu'ils haranguaient le peuple avec tant de décence et de dignité; mais qu'en lisant les discours de Démosthène, on y trouvait plus de force et plus d'art.
XIII. Il n'est en effet personne qui ne sente que ses harangues écrites ont plus de piquant et plus de nerf ; mais, dans les rencontres subites qui se présentaient quelquefois, il savait employer à propos la plaisanterie. « Démosthène veut m'enseigner , disait un jour Démade; c'est la truie qui veut instruire Minerve. - Oui, répliqua Démosthène; mais cette Minerve fut surprise l'autre jour en adultère dans
le bourg de Colytte. » Un voleur, nommé Chalcus; s'avisa de le railler sur ses veilles et ses travaux nocturnes. « Je vois bien, lui dit Démosthène, que tu n'aimes pas à voir ma lampe allumée toute la nuit. Mais vous, Athéniens, ne soyez pas surpris de tous les vols qui se commettent; nous avons des voleurs d'airain et des murs de terre. » Je pourrais rapporter beaucoup de traits semblables; mais je me borne à ceux-là. Il vaut mieux examiner son caractère et ses mœurs d'après sa conduite dans le gouvernement.
XIV. Ce fut à l'époque de la guerre phocique que Démosthène, comme il le dit lui-même, entra dans l'administration des affaires publiques; on peut l'inférer aussi de ses Philippiques, dont les dernières furent prononcées après la ruine des Phociens; et les premières parlent de plusieurs faits qui concoururent avec les derniers temps de cette guerre. On voit qu'il plaida contre Midias à l'âgé de trente-deux ans, lorsqu'il n'avait encore ni crédit ni réputation dans Athènes; ce fut même, je crois, par cette considération qu'il sacrifia, pour de l'argent, son ressentiment contre Midias :
Car il n'était ni doux, ni facile à calmer.
Au contraire, il était vindicatif et violent; mais, se sentant trop faible pour l'emporter sur un homme qui avait dans ses richesses, dans son éloquence et dans ses nombreux amis, comme autant de remparts redoutables, il se laissa apaiser par ceux qui intercédèrent pour lui; car je ne crois pas que la somme de trois mille drachmes eût désarmé la colère de Démosthène, s'il eût espéré pouvoir triompher de son ennemi. Il eut, dès son entrée dans le gouvernement, une occasion brillante d'exercer son talent, en soutenant, contre Philippe, la liberté de la Grèce; il la défendit avec tant de courage, que son éloquence et sa hardiesse lui acquirent beaucoup de gloire et de célébrité. Aussi fut-il bientôt admiré de toute la Grèce; le grand roi lui fit donner des témoignages de son estime ; Philippe lui-même en faisait plus de cas que de tous les autres orateurs; et ses propres ennemis étaient forcés d'avouer qu'ils avaient en lui un adversaire redoutable : Eschine et Hypéride en convenaient eux-mêmes dans les accusations qu'ils lui intentaient.
XV. Je ne sais donc sur quel fondement Théopompe avance que Démosthène était d'un caractère inconstant et qu'il ne restait pas longtemps attaché aux mêmes personnes et aux mêmes intérêts. Il paraît au contraire que, jusqu'à la fin, il resta fidèle au parti qu'il avait embrassé dès le commencement, et que, loin d'avoir changé de principes dans le cours de sa vie , il la sacrifia pour ne pas en changer. Il n'eut pas à dire, comme Démade, pour justifier ses variations dans le gouvernement, qu'il lui était souvent arrivé de démentir par ses paroles ses premiers sentiments, mais qu'il n'avait jamais rien dit de contraire au bien de la république. Mélanopus, qui , rival de Callistrate dans le gouvernement, se laissait souvent gagner à prix d'argent par son adversaire, avait coutume de dire au peuple : « Callistrate est toujours mon ennemi ; mais il faut aujourd'hui que l'intérêt public l'emporte. » Nicodème de Messène, qui avait quitté le parti d'Antipater pour s'attacher à Démétrius , disait qu'en cela il ne démentait point ses sentiments, parce qu'il avait toujours cru utile de se soumettre à ceux qui étaient les plus forts. Mais c'est un reproche qu'on ne saurait faire à Démosthène: jamais on ne le vit varier ou biaiser ni dans ses paroles, ni dans ses actions; toujours ferme dans ses principes, il marcha constamment sur la même ligne, et ne s'écarta jamais du plan de conduite qu'il s'était tracé dans les affaires.
XVI. Le philosophe Panétius dit que la plupart des discours de Démosthène sont fondés sur ce principe: que le beau mérite seul, par lui-même, notre préférence; on le trouve établi dans sa harangue sur la Couronne, dans ses oraisons contre Aristocratès et sur les Immunités; enfin dans ses Philippiques. Loin de mener ses concitoyens à ce qui leur eût été plus facile , plus doux et plus utile , partout il leur enseigne que ce qui intéresse la sûreté et le salut public ne doit venir qu'après ce qui est beau et honnête. Si à la noble ambition dont il était animé dans sa conduite politique, si à la grandeur d’âme qui éclatait dans ses discours il eût joint le courage militaire et un entier désintéressement, on l'aurait mis, non seulement au nombre des grands orateurs de son temps, tels que Myroclès, Polyeucte et Hypéride, mais à un rang beaucoup plus élevé, avec les Cimon, les Thucydide et les Périclès. Parmi ceux qui lui succédèrent , Phocion, qui, chef du parti le moins estimé, paraissait favoriser les Macédoniens, fut cependant placé, à cause de sa valeur et de sa justice , à côté d'Éphialte , d'Aristide et de Cimon. Mais Démosthène, qui, suivant Démétrius de Phalère, payait mal de sa personne sous les armes, qui n'était pas invincible à l'appât des présents; qui enfin, lorsqu'il se montrait inaccessible à l'or de Philippe et de la Macédoine, se laissait vaincre à celui qu'on envoyait de la Haute-Asie, de Suse et d'Ecbatane ; Démosthène, dis-je, paraissait beaucoup plus propre à louer qu'à imiter les vertus de ses ancêtres.
XVII. Cependant il fut toujours, par sa conduite, bien au-dessus des orateurs de son temps, Phocion seul excepté: on voit même qu'il parlait au peuple avec plus de liberté que les autres, qu'il gourmandait plus fortement les passions de la multitude, et reprenait ses fautes avec plus de vivacité : ses discours en offrent les preuves. Les Athéniens, au rapport de Théopompe , ayant voulu l'obliger d'accuser quelqu'un, il le refusa; et comme le peuple en paraissait mécontent, il se leva. « Athéniens, dit-il, je vous donnerai toujours mes conseils, quand même vous ne le voudriez pas; mais je ne ferai jamais le métier de délateur, quand même vous le voudriez. » Sa conduite à l'égard d'Antiphon montre tout son attachement pour le parti aristocratique. Cet homme avait été absous par le peuple dans une affaire capitale. Démosthène, ayant repris l'affaire, le traduisit devant l'aréopage, et; s'embarrassant peu de déplaire au peuple, il convainquit Antiphon d'avoir promis à Philippe de brûler 1’arsenal d'Athènes, et il le fit condamner à mort. Il se porta aussi pour accusateur de la prêtresse Théoris, qui, outre plusieurs autres délits dont elle était coupable, enseignait aux esclaves à tromper leurs maîtres; et sur les conclusions de cet orateur, elle fut punie du dernier supplice. On assure qu'il avait composé le plaidoyer qu'Apollodore prononça contre le général Timothée, qu'il fit condamner à payer ce qu'il devait au trésor public. On lui attribue encore les deux oraisons pour Phormion et pour Stéphanus, qui lui attirèrent de justes reproches; car Phormion se servit contre Appollodore du discours de Démosthène, qui parut ainsi avoir écrit pour les deux parties adverses, comme s'il eût pris dans le même atelier deux épées et qu'il les eût vendues à deux ennemis pour se battre.
XVIII. Entre ses harangues publiques, celles qui sont contre Androtion, Timocrate et Aristocratès furent composées pour d'autres orateurs, parce qu'il n'était pas encore entré dans l'administration des affaires; car il paraît les avoir écrites à l'âge de vingt-sept ou vingt-huit ans. Il prononça lui-même le discours contre Aristogiton et celui des Immunités, qu'il fit, comme il le dit lui-même, en faveur de Ctésippus, fils de Chabrias ; d'autres disent qu'il le fit parce qu'il voulait épouser la mère de ce jeune homme. Ce mariage n'eut pourtant pas lieu; il épousa une fille de Samos, au rapport de Démétrius de Magnésie, dans son traité des Synonymes. II n'est pas certain qu'il ait prononcé son oraison contre Eschine sur la fausse ambassade; cependant Idoménée assure qu'Eschine ne fut absous qu'à la majorité de trente voix; mais, à en juger par les discours de ces deux orateurs sur la Couronne, il ne paraît pas que le fait rapporté par Idoménée soit vrai: ils ne disent ni l'un ni l’autre, d'une manière claire et formelle, que cette affaire ait été conduite jusqu'à un jugement définitif; je laisse à d'autres la décision de ce point.
XIX. La paix durait encore, que Démosthène avait déjà fait con-naître quelle serait sa conduite politique; il ne laissait rien passer de ce que faisait le roi de Macédoine sans le relever avec force; à chacune de ses actions, il alarmait les Athéniens sur les suites qu'elle pouvait avoir, et les échauffait contre ce prince. Aussi n'était-il question que de Démosthène à la cour de Philippe; et lorsqu'il fut envoyé, lui dixième, ambassadeur en Macédoine, le roi, après avoir écouté tous les autres, ne répondit avec soin qu'au discours de Démosthène. Cependant il ne lui fit pas les mêmes honneurs et ne lui donna pas les mêmes témoignages de bienveillance qu'aux autres ambassadeurs, et réserva pour Eschine et pour Philocrate les plus grandes marques de son affection. Lors donc que ces deux députés se mirent à vanter Philippe pour son éloquence, pour sa beauté et pour le talent qu'il avait de bien boire, Démosthène ne put s'empêcher, par envie, de tourner ces louanges en raillerie et de dire que ces qualités étaient celles d'un sophiste, d’une femme et d'une éponge, et qu'il n'y en avait pas une seule dont on pût louer un roi.
XX. Dès que les affaires publiques parurent tourner à la guerre, d'un côté par l'inquiétude de Philippe, qui ne pouvait vivre tranquille; de l'autre, par le zèle de Démosthène, qui ne cessait d'exciter les Athéniens, le premier conseil que cet orateur donna fut d'aller au secours de l'Eubée, que ses tyrans avaient mise sous le joug de Philippe. Les Athéniens passèrent dans cette île, d'après le décret dressé par Démosthène, et ils en chassèrent les Macédoniens. II fit ensuite envoyer du secours à ceux de Périnthe et de Byzance, qui étaient en guerre avec Philippe; et ayant persuadé au peuple de sacrifier son ressentiment et d'oublier les sujets de plaintes que ces deux peuples lui avaient donnés dans la guerre des alliés, les Athéniens y envoyèrent des troupes qui les délivrèrent de Philippe. Il alla lui-même en ambassade dans les villes de la Grèce, et les excita tellement par ses discours, qu'à l'exception d'un petit nombre, elles se soulevèrent toutes contre le roi de Macédoine, et qu'on mit sur pied une armée forte de quinze mille hommes d'infanterie et de deux mille chevaux, sans compter les troupes des villes qui s'armaient à leurs dépens; on fit avec zèle tous les fonds nécessaires pour l'entretien et la solde des étrangers. Ce fut alors, au rapport de Théophraste, que les alliés ayant proposé qu'on fixât la quotité des contributions de chaque peuple, l'orateur Crobylus leur répondit que la guerre ne se nourrissait pas à une mesure réglée.
XXI. Toute la Grèce étant ainsi soulevée et dans l'attente des événements, après que les peuples et les villes de l'Eubée et de l'Achaïe, Corinthe, Mégare, Leucade et Corcyre, eurent fait une ligue commune, il restait encore à Démosthène l'affaire la plus importante : c'était d'attirer à cette confédération la ville de Thèbes. Les Thé-bains étaient limitrophes de l'Attique; ils avaient sur pied des troupes aguerries; de tous les peuples de la Grèce, c'était celui dont la réputation dans les armes avait le plus d'éclat; mais il n'était pas facile de gagner les Thébains, attachés et presque asservis à Philippe par les grands services que ce prince venait de leur rendre dans la guerre de la Phocide, et qui d'ailleurs trouvaient sans cesse dans le voisinage d'Athènes des occasions de renouveler la guerre avec cette ville: mais après que Philippe, enflé du succès qu'il avait eu auprès d'Amphisse, se fut jeté brusquement sur Élatée et eut pris la Phocide; que, dans le trouble où cette invasion subite avait mis les Athéniens, personne n'osait monter à la tribune; que l'incertitude et le silence régnaient dans l'assemblée, Démosthène seul osa s'avancer et conseiller au peuple de solliciter de nouveau les Thébains. Il encouragea, les Athéniens par ses discours, et, suivant son usage, il les remplit si fort d'espérances, qu'il fut envoyé lui-même avec quelques autres en ambassade à Thèbes. Philippe, à ce que dit Marsyas, y députa de son côté Amyntas et Cléarque, tous deux Macédoniens, auxquels il joignit deux Thessaliens, Daochus et Thrasydée, pour répondre aux ambassadeurs athéniens. Les Thébains ne se dissimulaient pas ce qui leur était le plus utile: ils avaient toujours présents les maux que leur avait causés la guerre de Phocide, et leurs plaies étaient encore toutes récentes;mais, suivant Théopompe, la véhémence de Démosthène; telle qu'un vent impétueux, enflamma leur courage, et leur ambition les aveugla tellement sur toutes les suites de leur démarche, que, bannissant de leur cœur la crainte, la prudence et la reconnaissance même, ils se laissèrent entraîner à l'enthousiasme qu'il leur inspira pour le parti le plus honnête.
Plutarque, Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, Furne et Cie Librairies-éditeurs, Paris, 1840.

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