Crise écologique : le point de non-retour
Il faut se rendre à l'évidence en ce début mai que les hirondelles ne sont pas revenues. Le véritable inédit de ce printemps 2013, la plus grande nouvelle de ce début de millénaire du point de vue de l'immémoriale succession d'humains qui occupent le sud de la Provence est que les hirondelles ne sont plus de retour !
Pensez-donc ! Depuis toujours la vie des hommes était scandée par les allées et venues annuelles des hirondelles. Leur arrivée printanière était tellement inscrite dans notre économie biotopique qu’on ne s’en apercevait même pas. C’était simplement ce changement subtil et délicieux d’atmosphère que provoquait un beau soir l’apparition du ballet virevoltant et fantaisiste des hirondelles et le fond sonore de leur cris. Dès lors, on pouvait sortir les chaises, traîner à jouer ou discuter dans les rues ou les places publiques, on était libéré de la défense contre la rigueur des frimas, et de la restriction des communications qu’elle induisait : on avait changé de saison, et tout autant on avait changé de vie.
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« Une hirondelle ne fait pas le printemps » écrivait Aristote, reprenant sans doute un dicton grec. Certes ! Mais cela veut au moins dire que spontanément une hirondelle a tendance à nous donner le goût des beaux jours. N’empêche, comment Aristote aurait-il pu soupçonner que, 2400 ans plus tard, ce serait la proposition réciproque qui serait vraie : « Un printemps ne fait plus l’hirondelle » ?
Bon d’accord ! Peut-être faut-il relativiser l'événement. Peut-être qu’en votre contrée les hirondelles sont de retour. Peut-être qu’elles réapparaîtront l’année prochaine – elles auraient eu une mauvaise conjoncture climatique cette année. Peut-être se cachent-elles un peu, ou sont-elles trop peu nombreuses ; peut-être n’ai-je pas eu de chance et étaient-elles justes au-delà de mon champ d’expérience ? Mais le fait est bien là : je témoigne qu’en ce jour (7 mai), bien que je sois attentif depuis plus d’un mois (normalement on peut en voir ici dès mars), je n’ai vu aucune hirondelle lors de mes pérégrinations dans les Bouches-du Rhône et le Var.
Par contre, ce que l’on peut d’ores et déjà acter et annoncer, et qui constitue notre véritable nouvelle, celle par lequel nous grillons tous les médias, c’est qu’il n’y a plus d’événements hirondelles ! Il n’y a plus ce marqueur bisannuel – débarquement massif pour l’animation du ciel au printemps, rassemblement en rangs serrés sur les fils à l’automne – qui nous engage sur la voie de deux modalités différentes d’être au monde.
Oh oui, il est facile de griller les médias en cette matière : ils s’en moquent ! Il y a tant de choses autrement plus prioritaires dont ils doivent nous informer. C’est donc la deuxième grande information que l’on veut partager : la suspension de cette migration, connue à perte de vue de mémoire humaine, passe totalement inaperçue. Sur cet inédit silence du ciel de nos soirées d’été, les hommes entre eux font silence. Tout se passe comme si, dans le monde d'aujourd’hui, la présence ou non des hirondelles, les rendez-vous qu’elles nous donn(ai)ent, n’avaient plus aucune importance.
Moi, les hirondelles me manquent ! Et lorsque je fais l’hypothèse, pas du tout irréaliste, qu’elles ne reviendront plus, je ressens une perte qui est de l’ordre d’une épreuve de deuil ; comme si j’avais perdu un ami qui comptait beaucoup, sur lequel je savais pouvoir m’appuyer. Un tel sentiment se comprend si l’on prend garde à la relation d’échange qui s’était installée entre les hirondelles et les hommes. Nous avons évoqué leur rôle de marqueur du passage de la saison froide à la saison chaude et réciproquement. Il faut ajouter que, en son vol si rapide et maîtrisé, l’hirondelle donne à voir aux hommes quelque chose de ce qu’est la liberté. Elle a un organisme admirablement approprié pour le vol et l’on peut dire qu’elle est, avec le martinet, l’animal dont le mouvement dans l’espace est le plus libre. C'est pour cela que l'enfant rêve en regardant le ballet des hirondelles.
Sera-t-il enterré dans le passé ce grain de folie apporté par la liberté de mouvement des hirondelles dans le ciel ? Ne fera-t-il plus partie du monde de nos enfants du XXIe siècle ?
« Il n'est personne qui n'ait admiré l'hirondelle lorsqu'elle trace dans l'air les mille circuits de son vol agile et inégal, tantôt rasant légèrement la surface des campagnes, tantôt se perdant dans les plus hautes régions de l'air, au sein duquel se passe en quelque sorte toute son existence car elle mange, elle boit, elle se baigne, quelquefois même elle nourrit ses petits en volant. » (Bescherelle, Dictionnaire national, 1851)
Enfin l’hirondelle est encline à se rapprocher des hommes ; elle tire volontiers parti de leurs créations techniques. Elle aime faire son nid dans leur proximité, près des fenêtres, dans les recoins des charpentes des habitations humaines.
Une anecdote : c’était en pleine Méditerranée sur un voilier, il y a une quinzaine d’années, début avril ; à l’improviste une hirondelle est venu se poser sur la filière (le câble qui fait le tour du bateau pour sécuriser les navigants). Si petite sur cette immensité marine qu’elle devait traverser pour regagner la France, elle avait aperçu le voilier comme une aubaine pour prendre un peu de repos. Mais elle ne s’est pas contentée de regarder, perchée sur le câble, les 5 humains présents ; elle a choisi parmi eux la seule enfant, une petite fille de 7 ans, pour se poser sur sa cuisse où elle est restée quelques minutes (l’enfant, conquise, n’osait bouger) avant de repartir dans son voyage.
Cette séquence n’est-elle pas l’illustration assez pure que, si l’hirondelle est importante pour l’être humain, la réciproque est aussi vraie : l’être humain est en lui-même (et pas simplement comme pourvoyeur de bons sites de nichage) important pour l’hirondelle ? Cela, les générations qui nous ont précédés devaient le savoir : les nids confectionnés par les hirondelles étaient respectés, et c’était un événement joyeux dans la maisonnée que de les retrouver, un beau jour printanier, de nouveau occupés.
Pourquoi alors cette indifférence contemporaine ? Pour la même raison que les hirondelles se sont progressivement raréfiées, ayant de moins en moins les ressources et – osons le dire – de motifs de réaliser cette prouesse qui est de voler des milliers de kilomètres depuis l’Afrique subsaharienne pour venir passer la saison chaude parmi nous. On est indifférent au non-retour des hirondelles aujourd’hui comme on ne s’est pas inquiété auparavant de tout ce qu’on leur a fait subir qui a amené leur exclusion.
Comme facteur majeur de cette exclusion, il y a la généralisation d’une rationalité industrielle aussi bien dans l’habitat que dans l’agriculture qui traque tous les impondérables liés à la vitalité naturelle de la biosphère. On construit de telle manière qu’il n’y ait plus possibilité de nichage, on détruit les nids, on élimine les insectes dont se nourrissent les hirondelles. Il y a ici l’impératif contemporain de rentabilité économique – réduire les coûts, maximiser les rendements – la course au fric comme Souverain Bien des sociétés occidentales érigées en modèle mondial. Ayons conscience qu’aujourd’hui beaucoup d’investisseurs occidentaux s’activent à placer leur argent dans l’achat de terres cultivables dans les campagnes de pays pauvres pour y faire régner la logique d’une agriculture industrialisée. Mauvais temps pour les hirondelles !
Il faut ici souligner la responsabilité toute particulière des grandes firmes agrochimiques qui est bien expliquée dans un article tout récent du Monde Gaucho, Cruiser, Poncho... : des insecticides retirés dix ans trop tard (par Stéphane Foucart – 03.05.13) dont voici un extrait :
« …il faut savoir que les molécules de la famille des néonicotinoïdes sont les insecticides les plus efficaces jamais synthétisés. A cette foudroyante efficacité s'ajoute une autre innovation. L'un des principaux modes d'application de ces substances consiste à en enrober les semences avant leur mise en terre. La plante sécrète alors le toxique tout au long de sa vie. Le traitement n'intervient donc pas ponctuellement, en fonction des attaques de ravageurs : il est permanent. Il transforme, par défaut, des millions d'hectares de grandes cultures en champs insecticides.
Le déploiement de ces technologies – dès le milieu des années 1990 en France – a correspondu, dans le temps, à une forte accélération du déclin des abeilles et des insectes pollinisateurs, ces petites bestioles qui fournissent à l'agriculture européenne un service de pollinisation estimé par Bruxelles à environ 22 milliards d'euros par an.
Ce n'est que début 2013 que l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a rendu un avis scientifique très sévère sur les fameux néonicotinoïdes (imidaclopride, clothianidine et thiaméthoxame)… °»
Cet exemple laisse pressentir un désinvestissement général de ce type de problème qui a rendu possible un massacre méthodique des populations d’insectes pendant 10 ans. On parle, on a quand même parlé parfois, du problème des abeilles. Mais si les abeilles, comme les hirondelles, n’avaient pas une certaine épaisseur économique comme productrices incontournables d’un bien marchand (le miel) en aurait-on parlé ?
Ce qui est en cause ici est un problème de valeurs sociales. Pour le dire dans le langage du temps : ce n’est pas bon pour son image de parler de problème d’hirondelles, ça l’est beaucoup plus de parler de l’obsolescence programmée des biens techniques, par exemple (qui est aussi un vrai problème, mais beaucoup plus particulier que celui qui nous occupe ici). Le sérieux, c’est toujours ce qui a une importance économique ; le reste est considéré comme de la rêverie et de la ringardise.
Il faut avoir clairement à l’esprit que derrière cette simple discrimination entre ce qui fait bonne ou mauvaise image, on peut retrouver tous les investissements indus, tous les laisser-faire désastreux, qui composent la crise écologique et le recul civilisationnel actuels.
Pourquoi s’est-on si peu inquiété ? Pourquoi a-t-on laissé faire ? Que laisse-t-on encore faire ? Ne voit-on pas le désastre écologique déjà amorcé ? Ce qui volète devant nos yeux, à défaut des insectes et des hirondelles, ce sont les milles appâts pour les plaisirs par la consommation, en particulier par l’omniprésence des écrans qui nous bouchent l’horizon et nous amènent à méconnaître ce qui se passe – et ce qui ne se passe plus – dans le ciel. Ne souffre-t-on pas de la dégradation de la qualité humaine de nos vies ainsi poussées sans répit vers les réquisits de la circulation accélérée des marchandises pour la seule visée de l’avidité maladive de quelques-uns ? Comment peut-on accepter que nos enfants passent de plus en plus de temps à découvrir le monde sur des écrans formatés par les intérêts marchands et aient de moins en moins de latitude pour explorer l’espace ouvert du monde réel ? Comment peut-on accepter la généralisation de cette logique de défiance et de rivalité hostile (phénomène caractéristique des périodes de recul de civilisation) qui caractérise les rapports entre les hommes en contexte d’individualisme consumériste ? Comment accepter que les espaces publics ne soient pas investis les longs soirs d’été par le simple plaisir de la vie sociale sous la sarabande des hirondelles ?
par Malene Thyssen |
Nous ne voulons plus subir !
Nous ne nous résolvons pas à la disparition des hirondelles !
À nous de mettre en échec cette sorte particulière de totalitarisme – identifié dès 1840 par Tocqueville – qu’est le pouvoir mercatocratique mondialisé. À nous d’affirmer notre humanité qui s’alimente aussi de nos échanges avec des espèces qui se sont rapprochées de nous, comme l’hirondelle ou le cheval. Il faut comprendre que c’est beaucoup moins inaccessible que l’on essaie de nous le faire croire (cette croyance fait partie intégrante de la domination totalitaire) : nous avons ce qu’il faut à portée de main comme je le montre dans mon essai Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?.
Il convient alors de porter et rendre visibles les valeurs humaines de façon à ce qu'elles fassent la différence dans l'indifférence de la multiplicité des intérêts particuliers. Même si nos ancêtres ont beaucoup lutté pour les faire triompher socialement, même s’ils ont échoué, ces valeurs – que l’ont peut appeler, avec H. Arendt, les valeurs de « l’œuvre » – demeurent très présentes et agissantes bien que ce soit dans une quasi clandestinité ; il faut simplement avoir le courage de les mettre au jour.
Ce qui suppose aussi de systématiquement réagir, s’inquiéter, interpeller, alerter, là où on vit, là où on est inséré socialement, lorsque se fomentent des agissements trop dangereusement contraires à ces valeurs humaines. Il est vrai que cela implique souvent une prise de risque concernant la position sociale que l’on occupe. Mais l’enjeu vaut largement le risque. Et rien n’avancera sans courage – le courage faisant partie de ces valeurs humaines dont le défaut est constitutif de notre problème collectif. Et il est aussi vrai que beaucoup le font déjà ou s’apprêtent à le faire. Mais cela ne fait pas encore un mouvement social significatif, cela ne fait pas assez de bruit : il faut beaucoup d’hirondelles – qui pourraient être notre symbole de cette liberté à conquérir – pour faire une sarabande !