Possibilité de la mercatocratie

Pierre-Jean Dessertine

C'est par la poursuite de ses passions que l'homme en arrive à exténuer la biosphère.
Pourtant il faut admettre que l'Histoire a toujours été façonnée par les passions humaines.
Or, ce sont précisément les agissements des dernières générations d'humains qui ont malmené dangereusement la planète.
Il convient donc de relier ces agissements à la prise du pouvoir du marchand dans la société à partir de la fin du XVIIIe siècle

« Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ? » – Chapitre 6

Ce que déploraient Kant et les penseurs du siècle des Lumières était essentiellement la violence entre les hommes – les guerres – et le cortège de destructions qu’elle provoquait. « Les plus grands maux qui accablent les peuples civilisés nous sont amenés par la guerre »26 écrivait Kant en 1786. Longtemps les seuls dommages remarquables accompagnant le déchaînement des passions ont été le malheur des hommes et les destructions de la culture. Le problème se présentait comme rupture d’équilibre, équilibre toujours précaire, entre les conventions stabilisant la vie sociale – à l’intérieur de l’État ou entre les États – et la dynamique passionnelle des individus ou des groupes.

Dans cette optique, les périodes de progrès de civilisation, si durables qu’elles aient été, apparaissent plutôt discrètes, alors que les éruptions violentes scandent le souvenir historique d’une empreinte dont la profondeur est à la mesure du traumatisme collectif dont elles furent l’occasion.

Que sait-on de la création et de l’approvisionnement, trois siècles durant, de la bibliothèque d’Alexandrie, qui était riche, paraît-il, de quelque cinquante mille volumes (volumen) contenant toute la pensée écrite connue, au moment où l’histoire parle de sa destruction parce qu’elle s’est trouvée sur le chemin de César qui l’a brûlée involontairement en allumant un incendie stratégiquement utile pour sa gloire militaire et sa visée de prise du pouvoir à Rome ? César reste un héros de l’Histoire, mais non le « conservateur » de la bibliothèque d’Alexandrie qui a bien dû exister et qui a vécu une des situations les plus difficiles qui se puisse concevoir en regardant s’envoler en fumée le savoir humain de l’époque.

On comprend que Kant ait consacré beaucoup de temps à la fin de sa vie à penser les conditions d’une paix perpétuelle.27 Il s’agissait, dans l’esprit du siècle des Lumières, de maîtriser la violence par la raison en tirant les leçons de l’histoire. Et les leçons ont été tirées puisque un peu plus d’un siècle plus tard les hommes, du moins leurs leaders occidentaux, instituaient, conformément à la suggestion de Kant, une « Société Des Nations » comme instance internationale pour prévenir les guerres. Entre ces deux moments, un renversement s’était opéré dans la représentation de l’histoire. On peut le caractériser sommairement par la substitution de la figure du marchand à celle du chef de guerre comme personnage vecteur d’avant-garde de l’évolution historique. Napoléon est encore considéré comme un chef de guerre dont l’action façonne l’histoire.28 Hitler et Mussolini sont considérés comme des aventuriers psychopathes dont l’action fait accroc dans l’histoire. Dans l’intervalle, Napoléon III est déconsidéré comme chef de guerre, mais valorisé pour son œuvre économique, et l’on retient, des guerres de Sécession et de 14-18 les images réalistes, rendues possibles par le progrès technique, de soldats sacrifiés, plutôt que celles des chefs de guerre en grand uniforme.

Décidément la guerre n’a plus la cote ! Le traumatisme de 1914-1918 ne fait qu’entériner une évolution lourde dans l’histoire des mentalités, et qui s’est poursuivie tout au long du XIXe siècle de façon concomitante avec la montée en puissance de l’industrialisation des pays occidentaux. C’est désormais du côté des patrons de l’industrie que l’on cherche les modèles de l’homme d’action qui façonne l’avenir collectif.

Mais pour que l’industrie se développe, il faut qu’elle s’assure des débouchés et des approvisionnements ; il faut donc que l’échange marchand puisse s’étendre avec le minimum de freins ; en particulier, on doit pouvoir passer des contrats, c’est-à-dire s’engager sur l’avenir ; il faut donc une certaine confiance en un état social stabilisé par des conventions qui ne puissent pas être remises en cause du jour au lendemain. Montesquieu exprime clairement au début du XVIIIe siècle cet effet pacifiant de l’extension de l’échange marchand : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. » (De l’esprit des Lois). Sont dès lors proscrites les guerres exubérantes, celles qui mobilisent la vitalité d’États entiers, en détournant de la production et de l’échange de biens la part la plus active des populations. On sait que de telles guerres, du fait des progrès techniques, ont tendance à se mondialiser, et qu’elles laissent les États bouleversés et exsangues. Enfin, avec l’existence d’armes de destruction massive, l’on n’a plus aucune assurance quant à savoir où peuvent s’arrêter les dommages subis.

Mais, si les grandes guerres ne sont plus des perspectives acceptables, les passions qui les nourrissaient demeurent. C’est désormais dans l’échange marchand qu’elles trouvent la voie de leur expression. Nous voulons entendre ici par « échange marchand » tout le cycle d’activités qui va de la mobilisation des matières premières et des énergies à la mise au rebut des biens, en passant par leur production, leur commercialisation, et leur consommation. En effet c’est bien la figure du marchand qui est ici centrale.

Le marchand, c’est l’homme qui détermine les équivalences qui vont permettre à tous les individus participant au processus de vie des biens échangés d’en tirer des bénéfices particuliers. C’est lui qui est le chef d’orchestre de la nouvelle société industrielle puisque c’est sa recherche de l’échange profitable qui en est le ressort essentiel. Les figures de l’industriel et de l’ingénieur – et parallèlement les moments de la production industrielle et de l’innovation technologique – n’ont sans doute été mises en avant dès le XIXe siècle que pour habiller de l’idée d’intérêt collectif la mise forme de la société selon les intérêts particuliers de la mercatocratie.29

Ce sont des figures qu’il faut considérer comme subordonnées à celle du marchand. C’est cette dernière désormais qui est le vecteur privilégié par lequel les passions – et la rivalité par laquelle elles s’autoalimentent sans répit – trouvent droit de cité. C’est en effet par le travail de telles passions que l’on peut rendre compte adéquatement de l’activisme propre à nos sociétés organisées pour la production et l’échange de biens. L’activisme c’est le régime de l’action lorsque celle-ci perd la visée de son accomplissement et du repos qui l’accompagne pour être toujours en devoir de se poursuivre. Or, production et circulation des biens sont le moyen nécessaire du point de vue du marchand pour satisfaire cupidité, ambition et pouvoir. Comme la poursuite de telles satisfactions est passionnelle, et donc sans fin, de la mainmise du marchand sur la société résulte un activisme généralisé.

Or l’épuisement de la planète n’est-il pas d’abord un effet de cet activisme ? C’est en effet sur elle que pèsent les deux bouts du cycle de l’échange marchand. C’est en elle qu’on prélève les matières premières et les sources d’énergie – ainsi la déshabille-t-on progressivement de son manteau forestier. C’est vers elle que retournent pour s’accumuler ou semer des désordres les déchets – ainsi le dioxyde de carbone répandu dans l’atmosphère modifie-t-il les qualités de celle-ci, provoquant un réchauffement global de la surface planétaire.

Claude Lévi-Strauss écrivait : « Les échanges commerciaux représentent des guerres potentielles pacifiquement résolues, et les guerres sont l’issue de transactions malheureuses ».30 Mais les échanges marchands, en pacifiant les rapports humains, ne déporteraient-ils pas les dommages de la guerre sur la nature ? [ ... ]

 


26. Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine.

27. Projet de paix perpétuelle, 1795.

28. Hegel écrit en 1806 : « J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine. »

29. Néologisme (du latin mercatare = commercer) pour ne pas reprendre le mot « capitalisme » qui, dans sa trop grande dépendance à la théorie marxiste, focalise sur le moment de la production.

30. Guerre et Commerce chez les Indiens de l’Amérique du Sud ; publié dans la revue Renaissance, Volume 1 (New-York), 1943.

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