Fondamentalisme et technolâtrie : le même millénarisme

Jacques Dufresne

Où une controverse d'un jour sert de prétexte à l'auteur pour rappeler que, dans les États-Unis des années 2000, le fondamentalisme et la technolâtrie des admirateurs du cyborg relèvent du même progessisme, du même millénarisme.

Dans son blogue,  l'éditeur du site Technoprog regrette que le bestseller américain Citizen Cyborg de James Hughes ne soit pas encore disponible en français. Vous devriez, cher monsieur remercier vos éditeurs de faire preuve d'un tel discernement. Ce livre ne vaut pas une heure de peine, sinon en tant que symptôme d'un mal contre lequel il ne propose aucun remède. Ce mal qui coïncide si bien avec le scientisme ( la science comme remède à tous les mots) qu'on a peine à l'en distinguer; s'appelle millénarisme, lequel est une doctrine religieuse ayant son fondement dans l'Apocalypse de saint Jean selon laquelle, après avoir triomphé des méchants dans une bataille décisive, l'Armageddon, les bons, guidés par Dieu créeront au moyen de la science et de la technologie un paradis sur terre appelé à durer mille ans http://agora.qc.ca/dossiers/millenarisme.

Ce livre a paru en 2004 dans un contexte que l'on peut considérer comme un prélude de l'Armageddon. George Bush vient tout juste de nommer Leon Kass à la tête du President's Council of Bioethics. Selon James Hughes, cet homme est un philosophe conservateur. Ce qui lui vaut ce titre, toujours aux yeux de Hughes, c'est qu'il s'est toujours opposé, par respect de la dignité humaine à la  fécondation in vitro, au clonage et d'autres technologies médicales. Rappelons également que George Bush, au tout début de son premier mandat, avait interdit le financement de la recherche sur les cellules souches par le gouvernement fédéral. En 2009, Barrack Obama rétablira ce financement.

Étant donné la réputation des fondamentalistes entourant George W. Bush, dont on disait qu'ils croyaient encore en la création en sept jours, l'observateur extérieur a d'emblée une préférence pour les inconditionnels de la technoscience, tel James Hughes,qui n'hésitent pas à se présenter comme les héritiers des Lumières. Ce sont en réalité deux courants religieux qui se ressemblent. Les deux courants sont progressistes sauf, dans le cas des fondamentalistes, en ce qui a trait aux applications de la science à la reproduction de la vie humaine. Les représentants (autoproclamés) des Lumières semblent plus sensibles à des questions comme celle du changement climatique, mais même dans ce cas, une solution purement technique leur paraîtra toujours préférable à toute autre, consistant pour les humains, à s'imposer des limites. C'est par ce refus obstiné de limites qu'ils s'inscrivent dans le registre religieux.

À première vue pourtant l'essai de James Hughes PH.D, où le mot contrôle revient à chaque page, est tout le contraire d'un discours religieux. L'auteur paraît plus rationaliste que La Mettrie, dont il se réclame d'ailleurs, mais sa prétendue raison est toujours en délire. Raison est synonyme de proportion, de ration. Une raison qui n'a pas le sens des limites, à commencer par les siennes, est une déraison. Pour avoir le sens des limites, il faudrait qu'elle soit liée à une sensibilité, ce qui n'est pas le cas chez monsieur Hughes. « Insensibilité, mère des déraisons », ce mot de Maurras s'applique particulièrement bien à lui.

Première limite que Hughes ne sent pas : celle de la mort. Il craint la mort et la hait d'autant plus qu'il ne la sent pas, qu'elle n'est pas intégrée à sa vie. D'où cette guerre de la vie et de la mort qu'il prédit : Le grand défi politique du XXIème siècle sera la bataille de la vie et la mort ».1 D'un côté les morbides mortels, de l'autre ces intrépides de la vie qui enragent de devoir mourir. 2

En attendant le jour de l'immortalité, bientôt suivi du jour encore plus sacré de la résurrection universelle, on pourra trouver consolation dans l'immortalité sur disque dur, imaginée par Ray Kurzweil, autre idole de notre auteur, James Hughes. Il faudrait plutôt l'appeler contrôleur. S'il était auteur et plus particulièrement auteur de lui-même, il faudrait qu'il laisse place à l'inspiration, laquelle enferme un mystère que sa raison ne saurait voir. Mais il n'est que contrôleur de lui-même. Il sacrifie joyeusement l'autonomie que nous avons en commun avec les animaux au contrôle de soi par des moyens extérieurs. Les moyens extérieurs, tel le ritalin, dont il recommande l'usage, sont les seuls qu'il connaisse.

Sa raison n'a rien de commun avec le principe directeur de Marc-Aurèle et des autres grands stoïciens. Elle n'est en aucune manière associée à une vie intérieure humaine elle-même en symbiose avec la vie du Cosmos. Vie du Cosmos, que dis-je, quel blasphème contre la rationalité de notre citoyen cyborg. Le cosmos n'est qu'une machine avec laquelle la machine humaine n'a que des rapports extérieurs.

Ce livre,  un ordinateur journaliste  aurait pu l'écrire puisque son principal intérêt sont les données chiffrées relatives aux prothèses qui rendront à cour terme le cyborg supérieur aux fils d'Adam. Nous n'avons pas vraiment besoin de sept ou huit heures de sommeil. Un traitement au Modafanil permet de performer aussi bien avec quatre heures de sommeil. L'horreur du sommeil, faut-il s'en étonner, est souvent associé à celle de la mort. Hughes et ses homologues empruntent par ce procédé du temps à leur probable immortalité. Car le temps, comme leur vie, comme leur corps, comme leur cerveau leur appartient tel un compte en banque. Vue sous cet angle leur immortalité est le rendement suprême de leur existence. Autre aspect du millénarisme : le capitalisme devenu religion.

La liste des prothèses immortalisantes est impressionnante, il est vrai, et on s'en réjouit pour les personnes handicapées qui en seront les premières bénéficiaires. Tout commença il y a longtemps, avec le pacemaker, rappelle Hughes. Voilà un sujet que tous connaissent et qui peut servir de prétexte au bon usage de la raison en cette matière. Quel est l'homme au cœur sain qui enviera jamais le porteur d'un tel implant et quel Henri IV sera jaloux du consommateur obligé du Viagra. Comment peut-on faire un surhomme avec des potions et des implants qu'aucun bien portant ne souhaite ajouter à sa personne quand il les considère un à un. Ce surhomme est en réalité un polyhandicapé qui s'ignore.

Le premier fait à souligner dans tout cela c'est une médicalisation tout juste bonne à rendre les gens aptes à fonctionner plus longtemps tout en vivant moins. Et quand on est évolutioniste, comme c'est le cas de M. Hughes, il faut l'être jusqu'au bout. Advenant une grande catastrophe comme celle que décrit Barjavel dans Ravage, qui des hyperbranchés et des êtres autonomes seraient les plus aptes à la survie?

Tous ces avantages artificiels, dont l'efficacité n'a pas toujours été démontrée, Hughes a la générosité de vouloir les offrir à tous les humains, ce qui suppose que les plus pauvres accèdent à la richesse des Américains et à la solidarité des Canadiens. Or il se trouve que même dans ces paradis il faut attendre plusieurs années pour obtenir une prothèse de la hanche. Pour faire place à toutes les ''augmentations'' qui seront bientôt techniquement possibles, il faudra multiplier par cent les interventions actuelles. Le coût de la santé représentera alors une proportion effarante du PIB et l'on sera encore bien loin de l'égalité dans l'accès à tous ces miracles. Hughes en convient  lui-même : à 100 000 $, son coût actuel le système Dobelle pour le traitement de la cécité n'est accessible qu'aux plus riches S'il est raisonnable de prévoir une baisse de coût pour le service de base, il faut s'attendre ce qu'on offre des services haut de gamme dont les coûts seront de plus en plus élevés.

Et à quel moment, la pression exercée sur la planète annulera-t-elle, par ses effets sur l'environnement, les efforts faits pour améliorer le sort des gens par la médecine? Certains pensent que ce moment a déjà été atteint.

Ajoutons que pour demeurer dans la logique égalitaire, il faudra offrir les meilleurs prothèses à toutes les personnes handicapées de la planète avant de les utiliser pour accroître les performances superflues des bien-portants dans les pays les plus riches. Il faudrait alors, c'est l'évidence même, limiter le choix individuel. Or M. Hughes fait de ce choix un absolu, en particulier en ce qui a trait aux techniques d'augmentation du corps. Il appelle avec méprise bioluddites tous ceux qui comme le philosophe Leon Kass sont d'avis que des limites s'imposent dans le cas du clonage ou de l'utérus arttificiel.

Mme Y, monsieur X de Palo Alto, doivent donc pouvoir changer de sexe, si tel est leur bon plaisir avant que leur voisin, aveugle ou sourd, ne reçoivent l'implant qui leur permettrait de voir et d'entendre pour la première fois.

Dans la plupart des utopies, sinon dans toutes, dans Erewon, Le Meilleur des mondes, Walden Two et Vous serez comme des dieux, ne subsistent que les libertés superficielles que les contrôleurs en chef estiment nécessaires à l'équilibre de leur système. Il en est ainsi parce que les auteurs, tous doués d'un minimum de raison, ont compris que la volonté d'égalité et le respect du choix de chacun dans tous les domaines sont des idéaux incompatibles. Il faut renoncer à l'égalité ou au choix.

La croissance économique certes peut entretenir pendant un temps l'illusion que ce rêve peut se réaliser, mais on néglige généralement deux facteurs importants quand on raisonne ainsi. Dans les pays démocratiques dont Hughes fait sans cesse l'éloge, subsiste un vieux fonds religieux qui soutient encore de l'intérieur bien des vertus et bien des idéaux. D'autre part, la croissance, réelle ou fictive, rend bien des inégalités tolérables. L'espoir que chacun a de pouvoir améliorer son sort lui fait paraître plus acceptables les privilèges de l'autre. Mais plus on s'éloigne du passé religieux et plus la croissance faiblit, deux processus en cours en ce moment et pour longtemps peut-être, plus le maintien de l'ordre social exigera de contraintes.

Pourrons-nous éviter la guerre  de la vie de la mort qu'annonce James Hughes? Hélas, s'il s'était limité à l'annoncer il y aurait quelque espoir; mais il la déclare encore plus qu'il ne l'annonce; à ceux qui refuse son combat pour le paradis sur terre, son mein Kampf, il ne reste qu'un recours : la guerre politique d'abord, totale ensuite.

Voici un Américain qui a pris position il y 30 ans contre la fécondation in vitro parce que cette initiative s'inscrivait à ses yeux dans une logique conduisant à l'utérus artificiel et au Meilleur des mondes. Cette personne devrait-elle s'engager dans le camp des fondamentalistes au risque de devoir cautionner les camps de redressement pour les enfants en danger d'homosexualité?

Il existe heureusement, mais pour combien de temps, une troisième voie dans l'Amérique anglosaxonne celle dans laquelle se sont engagés des activistes tels Bill McGibben, Frijoj Capra, Paul Hawken, David Suzuki. Tous ces auteurs ont en commun de posséder le sens du sacré et de rejeter l'approche réductiviste tout en sachant éviter les pièges grossiers, comme celui du créationisme dans lesquels tant de fondamentalistes se laissent prendre. Après avoir lu Citizen Cyborg, ou de préférence avant, il faut lire Enough de McGibben, Blessed Unrest de Paul Hawken, The experience of Leonardo de Capra, L'équilibre sacré de David Suzuki.

 

1- James Hughes, Citizen Cyborg, Westview- Perseus, Cambridge, USA, 2004, p.31 sur 294, édition Kindle.

 2- Comme tout se tient! Voici des choses que les abonnés de Facebook doivent savoir : parmi les milliardaires qu'ils enrichissent, il y a le philosophe Peter Thiel, lequel finance l'Immortality Institute de Aubrey de Grey. C'est ce chercheur que cite Hughes quand il veut faire preuve de rationalité dans son discours sur l'immortalité.

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