CHSLD: nous en avons assez de durer, nous voulons des soins de longue vie

Jacques Dufresne

Lors de l'émission d'une heure que la télévision de Radio-Canada lui a consacré le mercredi 15 juin, le premier ministre du Québec, Philippe Couillard,  a reconnu qu'il y a un manque de personnel dans ces institutions. Comme tant d'autres, il a ajouté foi au témoignage de Bianca Longpré sur Huffington Post de même qu' à l'émission de Benoît Dutrizac sur 98,5 avec la même Bianca Longpré, laquelle connaît bien le milieu des soins dits de longue durée. Nous tenterons de régler le problème, a dit en substance monsieur Couillard quand nous aurons une marge de manoeuvre. Cette marge de manoeuvre existe déjà, vous devriez le savoir: c’est dans l’acharnement sur les bien portants au moyen de tests et de mesure préventives superflues que sont engouffrés les milliards grâce auxquels on pourrait créer un milieu vivant pour les malades chroniques. Moins de statines pour les premiers, de meilleurs repas pour les seconds! La surmédicalisation des uns, la déshumanisations des autres.

 

Il y a quelques années, j’ai écrit un article sur l’euthanasie dans la perspective de la pensée complexe. Il commençait ainsi : «Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'est ce qui a permis à Newton d'établir les lois simples et élégantes de l'attraction. Dans les sciences de la complexité d'aujourd'hui, on tient compte du négligeable, de l'effet papillon par exemple. Le plus souvent on procède en éthique, discipline demeurée classique, comme dans la physique de Newton. Dans le débat sur l'euthanasie par exemple on s'arrête à quelques questions: la douleur, la dignité, le libre choix, et on considère les autres comme négligeables.»

À la suite de quoi j’ai cru que le débat se poursuivrait sur une autre base, plus proche de la réalité. C’était l’une de ces illusions dont les auteurs ont besoin pour se donner la peine d’écrire de longs textes que personne peut-être ne lira. J’ai renoncé pour un temps à défendre cette thèse, me limitant à l’approche conséquentialiste (juger les actes en tenant compte de leurs conséquences, prochaines et lointaines) qui ne représente qu’un aspect de l’approche par la complexité.

Jusqu’au jour où, dans une émission de radio, j’ai entendu le dialogue suivant :

L’animateur
, Benoît Dutrizac
J’ai appris récemment que dans les CHSLD (centre de soins de longue durée) on ne laissait les fenêtres ouverte que de quelques pouces.

L’invitée
, Bianca Longpré
Vous savez pourquoi? C’est parce que les bénéficiaires se jetteraient par la fenêtre.

Cet échange d’amères vérités avait lieu dans le cadre du débat public lancé par le ministre de la santé, Gaétan Barrette, à propos de la deuxième douche hebdomadaire dans les CHSLD du Québec. Elle coûterait 30 millions par année selon le ministre. Il n’en sera donc plus question.
Dans son blogue du Huffington Post, Bianca Longpré avait pris position sur cette question dans son style crissant:

«Pis si on a de l'argent, des moyens et du personnel à mettre dans nos CHSLD, de grâce, ne les gaspillez pas avec des bains supplémentaires. Nos vieux n'ont pas besoin d'être plus propres, ils ont besoin de loisirs, de support psychologique, de sorties au soleil, de sentir le vent sur leur peau, ils ont besoin de musique, ils ont besoin qu'un préposé prenne le temps de les faire marcher pour ne pas perdre cette capacité, ils ont besoin qu'on prenne le temps de les nourrir sans les gaver en étant pressé. Ils ont besoin que quelqu'un prenne le temps de les écouter, de les habiller, de les soigner et de les laver dignement, sans avoir l'impression d'être un numéro

«Ils ont besoin qu'on réponde à la cloche d'appel dans un délai raisonnable quand ils ont envie d'aller aux toilettes. Parce que mettre une couche à un aîné quand il n'en a pas besoin sous prétexte qu'on n'aura pas le temps de l'accompagner aux toilettes, c'est un terrible manque de respect.
Être obligé de chier ou de pisser dans une couche par manque de personnel c'est dégueulasse.»

Si cru soit-il, ce tableau ne dit pas tout. Il faut aussi entendre Bianca Longpré aborder les mêmes questions de vive voix à la radio. On comprend alors, sans l’ombre d’une esquive possible ce que c’est que de n’être qu’un numéro dans ce qui, à cause du manque de préposés, de l’absence des familles et de la durée du cauchemar, est devenu une usine de soins : dix personnes à faire manger en même temps, cinq d’un côté de la table, cinq de l’autre, une bouchée à l’une, une bouchée à l’autre. Pour certains, le repas se limitera à quatre ou cinq bouchées. Je cite de mémoire, pour échapper à l’horreur d’entendre ce témoignage de nouveau.

La personne qui a attiré mon attention sur cette émission, elle-même dans la soixantaine avancée, et ayant perdu tous ses proches, m’a fait cet aveu : «Je ferai tout ce qui est possible pour éviter d'être réduite à cela.» Mais qu’est-ce au juste que ce cela? Bianca Longpré nous le dit à sa manière colorée dans un autre blogue sur les cubes d’énergie :

«Ma fille commence l'école et arrivent les Cubes d’énergie. Je m'y mets. On se met à calculer ce qu'on fait. Les minutes multipliées par le nombre de kids, de parents, décortiquer les heures en minutes, colorier... Compter, participer avec l'école et recevoir une note parce qu'on a oublié le cahier ou oublié de colorier les cubes parce qu'on était occupé à jouer dehors. Paradoxal non?

La première année, je trouvais l'idée pas pire. La deuxième, j'ai commencé à trouver stupide et niaiseux le principe des cubes. Comme si la santé, c'était de compter les minutes de sport. Compter des calories. Compter, comparer son poids, dépenser pour être en santé...
Compter des fruits et légumes mangés. Compter les minutes dépensées à compter tout ce qu'on ne devrait pas compter, parce que manger et bouger, c'est naturel. Compter des minutes de sport ne l'est pas. Compter le nombre de morceaux de carottes mangés non plus.»

C’est ce qu’en termes savants nous appelons tantôt la montée du formalisme, tantôt l’emmachination, tantôt la réduction de la qualité à la quantité, tantôt la technicisation. C’est ce dernier mot qui me servira désormais de fil conducteur. Le phénomène technique, disait Jacques Ellul, c’est la recherche en toutes choses de la méthode la plus efficace, recherche souvent, mais pas toujours, accompagnée d’une fascination pour la machine la plus sophistiquée. On reconnaît là la dimension principale, englobante du contexte dans lequel se pose … et se crée le problème de l’euthanasie. Vu sous l’angle de Bianca Longpré, corroboré par des dizaines de commentaires, à quoi il faut ajouter les médicaments consommés en surabondance, le séjour en CHSLD est un glissement de l’autonomie du vivant à l’hétéronomie du mort et une atteinte à l’attente essentielle de l’être humain : « Il y a depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts et observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. C’est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain [4]. » Écrits de Londres et dernières lettres, Paris, Gallimard, 1957, p. 13.) C’est cette attente qui est déçue dans les lieux que Bianca Longpré a observés, déçue jusqu’au désespoir de se jeter par la fenêtre.

Il est difficile de tenir les préposés et les familles responsables, car ils sont eux aussi engagés dans la recherche de l’efficacité. C’est cette recherche qui devient le mal quand elle occupe trop la place. C’est la médecine actuelle qu’il faut d’abord mettre en cause. La technicisation y est à ce point séduisante qu’on appelle de ses vœux, indistinctement, les traitement et les médicaments vraiment efficaces et ceux, plus nombreux sans doute, qui sont imposées aux populations par des procédés de persuasion frauduleuse. C’est dans l’acharnement sur les bien portants au moyen de tests et de mesure préventives superflues que sont engouffrés les milliards grâce auxquels on pourrait créer un milieu vivant pour les malades chroniques. La déshumanisation des vieillards a pour cause la technicisation outrancière de la santé des jeunes, des adultes…y compris des vieillards, car lorsqu’il s’agit de payer la facture des médicaments dont on les gave, on trouve toujours de l’argent dans les coffres.
La réduction de toute chose à son prix, à sa valeur marchande, enferme en elle-même son châtiment. Le baiser attendu, la tendresse accordée, ces choses qu’on dit sans prix, parce qu’elles ont une valeur infinie, nous en devenons incapables parce que nous n’avons que le prix comme repère pour en juger.

Pour remettre les choses à l’endroit, l’infini au-dessus du fini, il faut une transmutation que seule la grande poésie peut opérer.
Malheur de durer sans fin, joie de vivre encore une heure. À l'heure des traités d'éthique et des lois sur l'euthanasie, voici les Dernières détresses, poème de Marie Noël, où tout est dit, dans un autre langage.

LES DERNIÈRES DÉTRESSES
Au loin dans l'avenir, un vieillard, une chambre
Qui ne s'ouvre plus guère. Un jour — Quelle heure est-il ?
Toujours la même — Un jour tout usé de novembre.
Le temps n'a rien à faire et dévide son fil.

Un lit. Est-ce le soir pour s'y coucher encore ?
Pour se lever encore est-ce un matin de plus ?
Est-il temps de remettre avec les soins voulus
Ou d'ôter l'habit las que ce jeu décolore ?

Une chaise. Parfois, morne, les yeux distraits,
La parente s'assoit, tire de sa mémoire
Des mots à demi morts et, sans le faire exprès,
Mesure la hauteur du linge dans l'armoire.

[...]


Mais quand l'heure viendra, la dernière appelée
Pour achever l'ouvrage au milieu de la nuit,
Qui donc ramènera dans la chambre en allée
Encore une heure — encor ! — sur ce lit qui s'enfuit ?

Ah ! qui donc rouvrira comme un réduit suprême
Cette plaie où s'éteint brusquement la douleur ?
Qui donc ressaisira dans l'ombre ce jour blême
Par sa méconnaissable et suprême pâleur ?

Qui donc, ah ! qui rendra sa vieillesse déserte
Et son étroit soupir à ce sein haletant ?
Qui donc rassasiera la bouche grande ouverte
Qui cherche à boire — encore ! — une goutte du temps ?...

Au loin sur l'oreiller, un vieillard, une lutte
Pour retenir l'espace aux bords fuyants des draps...
Quel jour est-il ? Aucun... plus jamais... La minute

Qui marche depuis ta naissance et qui viendra.

Marie-Nöel, L'oeuvre poétique, Paris, Stock, 1960, p. 359

 

Annexe 1

Les luxes vitaux dans un hôpital

Extrait d'une conférence prononcée à l'ouverture du 39e Congrès de l'Association des hôpitaux du Québec, à Montréal, le 8 mai 2003. Thème du congrès: Un réseau en quête de sens et de cohérence.

L’une des conséquences des compressions budgétaires dans le réseau, c’est que l’hôpital en tant que lieu de présences et de symboles est négligé par rapport à l’hôpital en tant que lieu de science et de technique. En France, il y a environ quinze ans, l’architecte André Bruyère, a tenté d’obtenir des crédits pour que l’on puisse peindre des fresques sur les plafonds des chambres d’un hôpital pour malades chroniques. Son raisonnement était plein de bon sens : qu’est-ce qui s’offre en permanence au regard de ces malheureux? Un plafond blanc! La plus élémentaire compassion ne commande-t-elle pas que l’on introduise de la poésie dans ce paysage? André Bruyère, on s’en doute, n’a pas obtenu ses crédits. On a jugé plus utile d’acheter de nouveaux appareils de diagnostic, au risque de creuser l’abîme qui sépare déjà des diagnostics de plus en plus précis et des traitements qui progressent beaucoup plus lentement.

Occasion pour moi de rappeler qu’il existe dans un hôpital des luxes vitaux dont il faut tenir compte dans la répartition des ressources. La qualité de l’hôpital en tant que lieux de présences et symboles est faite de ces petits luxes, dont Florence Nightingale, à qui nos hôpitaux doivent tant, avait compris l’importance : des objets d’art, de beaux calendriers, des rideaux faits de tissus fins, différents d’une chambre à l’autre. Que sais-je encore? Je m’étonne toujours de ne jamais trouver de reproductions de tableaux de maîtres sur les murs de nos hôpitaux. Serait-ce parce que les préposés au ménage n’auraient pas le temps de les dépoussiérer?

Je me rends un jour à l’hôpital pour rendre visite à un ami dont les jours étaient comptés. On me permet de le voir alors qu’il est en traitement de dialyse rénale. Et de quoi me parle cet ami pendant qu’une machine assure la purification de son sang ? D’un tableau : l’Agneau mystique de Van Eyck, qu’il a toujours beaucoup aimé et qui en ce moment crucial résume à ses yeux le sens de la vie. Ce tableau le fascine, le remplit d’une joie telle qu’il oublie la situation tragique dans laquelle il se trouve. Et pourtant ce qu’il contemple avec une telle intensité ce n’est qu’un souvenir.

Depuis ce jour, les reproductions de tableaux de maître m’apparaissent comme des présences nécessaires dans les hôpitaux, au même titre que les appareils de dialyse.

Annexe 2

Une révolution en architecture hospitalière

«L'architecture: une tendresse moulée sur une contrainte,» André Bruyère

Extrait d'un article sur la multidisciplinarité intitulé Un génie sans frontière.

 

Nos hôpitaux, sauf exception, sont encore construits sur le modèle qui a été établi durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, par Florence Nightingale. Il s’agissait alors d’assurer la circulation de l’air, de laisser pénétrer la lumière et le soleil dans les chambres. D’où ces longs corridors avec de chaque côté, comme dans une caserne militaire, les chambres.

Il fallait d’abord assurer l’hygiène physique. Mais l’on a négligé l’environnement symbolique et on a imposé aux infirmières des marches quotidiennes de plusieurs kilomètres. Ce qui a indigné l’architecte français André Bruyère, que j’ai bien connu, et dont j’ai pu suivre les travaux, notamment cet hôpital pour malades chroniques, au Sud de Paris, qui lui a valu un prix international au milieu de la décennie 1980. Il a supprimé les corridors pour les remplacer par des services autonomes que l’on pourrait appeler arrondissements. Sur le mur extérieur de chaque chambre, il a installé des bancs d’où les malades peuvent voir la place publique. Les promenades des infirmières, qui peuvent voir toutes les chambres depuis le poste, sont trois ou quatre fois moins longues. L’architecte avait lui-même séjourné dans un hôpital pour malades chroniques, afin de mieux comprendre les besoins des malades dans un tel établissement.

 

 

 

 

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