Crime et châtiment selon Kant

Jean-François Martineau
Il est question ici du crime en tant que transgression de la loi morale et du crime en tant que transgression de la loi civile.
On trouve dans l'oeuvre de Kant une double définition du crime, la première d'un point de vue moral, la seconde sous le rapport de la loi civile. La plus fondamentale est la première.


Le crime moral

Un crime (dolus) est une transgression intentionnelle de la loi du devoir. La loi du devoir dérive de la loi morale générale, comme son application à un acte particulier. En effet, il y a devoir, c'est-à-dire obligation morale, lorsqu'un acte nous est commandé ou interdit selon le critère de l'impératif catégorique. Tout acte libre est soumis à deux principes: l'un, subjectif, l'autre, objectif; le premier, la maxime de l'acte, détermine pour un individu qui est l'auteur de l'action qu'il posera effectivement; le second, la loi pratique, contient l'impératif: «Agis de façon que ta maxime puisse être érigée en loi universelle». Contrairement à la maxime, le principe du devoir représente ce que la raison ordonne de manière absolue et donc objective et universelle à l'individu quant à la façon dont il devrait agir. La conformité d'une action avec la loi du devoir constitue sa légalité. La conformité de la maxime d'une action avec la loi constitue sa moralité.

Conformément à la définition que nous en donnions tout à l'heure, le caractère spécifique du crime consiste donc en une double contradiction: la transgression est la contradiction entre l'acte et la loi du devoir; la nature intentionnelle de cette transgression repose sur la reconnaissance, par le sujet imputé, d'une contradiction entre la maxime adoptée par sa volonté dans l'exercice du choix (libre arbitre) et la loi morale - qui détermine le devoir et l'obligation selon le critère de l'impératif catégorique - issue de cette même volonté considérée comme raison pratique en général.


Le crime civil

Les lois obligatoires objets de législation sont dites externes et sont de deux ordres: naturel ou positif, selon qu'elles sont ou non connaissables apodictiquement et a priori. Sur quoi se fonde le droit du législateur d'imposer à d'autres l'obligation par un acte de sa propre volonté? La réponse à cette question nous est donnée dans la Science du Droit: «Le droit législatif considéré dans son principe rationnel ne peut appartenir qu'à la volonté collective du peuple». L'universalité rationnelle de la volonté législative fonde l'impartialité, la justice et surtout la nécessité de la loi civile. C'est même cette réunion des volontés dans l'acte législatif qui fait d'une société un État, la tire de l'état de nature, et donne à ses membres le statut de citoyens.

D'où cette seconde définition du crime: «Toute transgression de la loi civile qui rend celui qui la commet inapte à être un citoyen». Kant distingue encore le crime privé (crimen) du crime public, lequel touche la collectivité civile elle-même (crimen publicum).

La relation entre le crime moral (dolus) et le crime civil (crimen) apparaît dans l'attribution à la loi civile du statut d'impératif catégorique. L'autorité du législateur civil est incontestable, étant fondée en raison plutôt que sur quelque contingence historique: «Une loi si sainte et inviolable que c'est, en pratique, un crime de seulement la mettre en doute ou d'en suspendre l'effet, ne fut-ce qu'un moment, se présente de soi comme dérivant de quelque législateur suprême et inviolable.»

Du point de vue civil, le crime est donc un acte par lequel un individu se dissocie de la volonté collective du peuple qui constitue l'État et se trouve incarnée dans le pouvoir civil quelle qu'en soit l'origine.

Pis encore, cet acte marque la dissociation interne de la personnalité de son auteur. En effet, ce ne saurait être la même personne qui promulgue la loi ou qui, criminelle, la subit. La première est le citoyen, de plein droit co-législateur. La seconde, par son acte, a démérité de ce statut et perdu son droit à la protection de la loi. Fondamentalement, cette césure s'enracine dans la distinction entre l'homo noumenon, qui, en tant que raison pratique est la source de la loi, et l'homo phenomenon, sujet empirique susceptible de commettre un crime et qui lui est assujetti. Ce dernier ne peut être législateur puisque, d'un point de vue rationnel, le législateur est considéré comme juste et saint.

Le démérite légal appelle la punition.


La punition

De ce qui précède, il s'ensuit que le seul principe susceptible de guider les cours civiles ou criminelles dans la rétribution du crime est la loi du talion, interprétée selon l'esprit: l'infliction au criminel d'un dommage égal à celui qu'il a commis, compte tenu de son niveau de culture et de fortune et des biens qui lui tiennent le plus à coeur (la vie ou l'honneur, par exemple).

En effet, aucun autre principe n'est suffisamment ferme et sûr pour garantir la pureté rationnelle de la loi civile et l'égalité de tous les citoyens devant son application.

En particulier, toute préoccupation visant à faire servir le châtiment du criminel à son bien particulier ou à celui de la société en général doit s'effacer devant ce précepte: que le criminel est châtié parce qu'il a commis un crime, et à la mesure de son crime. On ne saurait autrement éviter de traiter le criminel comme un moyen subordonné à des fins extérieures à sa nature humaine dont la dignité, justement, exige qu'on lui épargne cette injure morale.

Cette règle impose et n'exclut point que, dans les cas de meurtre ou de crime grave contre l'État, la punition exigée par la loi soit la mort. Argumenter de l'inviolabilité de la vie humaine serait en effet retomber dans la confusion entre l'homme nouménal et rationnel et l'homme empirique faillible, avec tous les sophismes qui en découlent.

La conception kantienne du châtiment nous laisse donc avec ce paradoxe d'un implacable réquisitoire qui demeure au fond le plus éloquent des plaidoyers en faveur de la dignité humaine du criminel.


Bibliographie
Kant, «General Introduction to the Metaphysics of Morals», dans Great Books of the Western World,Toronto, Encyclopaedia Britannica, 1952, v. 42, pp 383-396.
Idem, «Introduction to the Science of Right», dans ibid., pp 397-458.

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