Cerveau sur lie

Wilfrid Noël Raby
D'où vient ce don de voir, de concevoir autrement? Est-il possible que certains accidents de la nature favorisent ce don, sous le manteau de la diversité humaine?

Dans la soirée du 20 avril 1986, je syntonisais la chaîne FM de Radio Canada qui venait de lancer sa programmation de vingt-quatre heures. Peu après minuit, l'animateur annonce une émission surprise : la retransmission «d'un spectacle historique». Je tends une oreille attentive et j'entends : «Vladimir Horowitz rentre en Union Soviétique après 65 ans d'absence, comme ambassadeur de paix, pour y donner un concert au Conservatoire de Musique de Moscou.» Les États-Unis venaient de bombarder la Lybie…mais par delà le bruit des bombes, les notes déferlèrent dans la nuit pour s'achever sur une étude de Scriabine. Recouvrant les derniers accords évanescents, les applaudissements traversaient tout l'espace radiophonique dans une sorte de marée dont le ressac se fit attendre longtemps. Et on entendit enfin le commentaire d'un étudiant, lui-même musicien, ivre d'écoute: «Ce n'est pas humain. Cela ne peut venir que du ciel. Horowitz est le seul pianiste qui puisse jouer des couleurs.»

«Il est le seul pianiste qui puisse jouer des couleurs.» Belle métaphore, exacte de surcroît. Était-il concevable que cet étudiant fût capable de mélanger ainsi ses sens, d'ouïr la vue, et de colorer l'écoute, dans une sorte de percée de la perception au-delà du visible?

C'est à l'Hôpital de la Salpétrière de Paris que fut inventé, en 1872, le mot synesthésie pour décrire le phénomène d'une double perception simultanée. L'intérêt pour ce phénomène s'est poursuivi jusqu'à nos jours, parce que les questions que cette perception soulève touchent de très près aux questions existentielles comme celle de la conscience.

Il est possible d'évaluer plus concrètement les synesthètes en leur administrant un simple test. Si, par exemple, vous voulez découvrir des synesthètes qui voient des nombres comme des couleurs, dessinez sur un carton blanc une matrice composée de deux chiffres, disons le chiffre 8 et le chiffre 3, écrits à l'encre noire. Les 3 sont disposés de manière à former un triangle, autour et à l'intérieur duquel sont disposés les 8, serrés les uns contre les autres, dans tous les sens. Ceux qui sont dénués de synesthésie, après un court laps de temps, découvrent les 3 dissimulés parmi les 8, puis après quelques secondes supplémentaires, se rendent compte que les 3 forment un triangle parmi les 8, et ce sans percevoir aucune couleur autre que le noir et le blanc. Un synesthète quant à lui s'exclamera, presque immédiatement, qu'il voit un triangle bleu (les 3) parmi une foule de points rouges (les 8), alors que la matrice n'est en réalité que noire et blanche. Répétez rapidement l'expérience une fois, deux fois, dix fois avec des matrices différentes. Les synesthètes verront des couleurs coup sur coup, et tellement rapidement qu'il serait difficile d'ainsi feindre à répétition.

Mais comment comprendre la synesthésie selon les termes du cerveau qui pense? Impossible de penser le cerveau sans en connaître la carte anatomique et la construction hiérarchisée. Le cortex visuel primaire, situé à l'arrière de votre tête, reçoit l'information en provenance des yeux. Les cellules qui s'y trouvent reconnaissent les formes géométriques primaires comme les lignes droites, les points, et réagissent aussi au mouvement de ces formes l'une par rapport à l'autre. Cette information passe ensuite au cortex visuel secondaire situé en contiguïté. A ce niveau de la hiérarchie anatomique, des informations plus complexes sont interprétées, comme la couleur, les formes complexes comme les triangles, les nombres, même les visages. Cette hiérarchie anatomique ­ primaire et secondaire ­ se retrouve partout dans le cerveau, que ce soit dans le cortex sensoriel, moteur ou auditif. Jusqu'à maintenant, notre description est celle du cerveau homotypique, c'est à dire celui astreint à un seul mode de perception. Chacun de ces cortex secondaires se rejoint enfin dans des zones dites «associatives», c'est à dire «hétérotypiques», qui conjuguent les informations auditives, tactiles, visuelles, olfactives, somatiques, ou gustatives. C'est grâce à ces zones qu'il vous est possible d'associer par exemple, l'odeur d'une tarte aux bleuets au bleu indélébile des taches sur votre chemise, au roulement des bleuets sous vos doigts, puis à l'écoute de leur roulis au fond du panier. Ces ancrages d'arômes, de couleurs, et de touchers surviennent en raison des contacts entre les neurones de ces différents cortex associatifs.

Tout ce cortex se déploie, avec fulgurance d'abord, au cours de la première année de vie, puis avec extravagance jusqu'à la fin de l'adolescence, enfin en sourdine tout au long de la vie. Il se joue dans ce déploiement des coudées d'influence entre génétique et environnement, qui guident l'arrimage de ces neurones entre eux, tout autant que l'organisation de groupes de neurones entre eux. Certains décrivent ces groupes comme étant des modules. Ce sont ces modules qui forment en quelque sorte les unités fonctionnelles du cerveau, comme celles qui nous font reconnaître les nombres et les couleurs. Une panoplie de gènes divers régit la formation de chacun de ces neurones, leur croissance, l'arborescence ou encore l'émondage des dendrites et des synapses, ces mains neuronales qui à force de tâter et de contacter, animent le cerveau. Un synesthète des nombres et des couleurs serait quelqu'un chez qui se serait produit un hoquet en ces multiples gènes, mutant les liens neuronaux usuels du cortex visuel avec quelques autres liens buissonniers, ailleurs, pour créer cette vision des nombres habillés de couleurs.

La synesthésie nous laisse entendre que nous émanons de nous-même, et que cette émanation fut dans toute notre histoire l'outil premier de notre adaptation au monde. Si tel est le cas, qu'en serait-il alors de nos autres émanations comme le langage, l'art, le souci de l'esthétique?

L'idée que le langage émane de nous-même n'est pas nouvelle. Noam Chomsky concluait de la sorte lorsqu'il suggérait qu'il peut émerger des phénomènes nouveaux, comme le langage, lorsque quelque cent millions de neurones sont rassemblées dans l'espace étroit d'une boite crânienne. La synesthésie de la perception simultanée illustre par l'inhabituel ce qui semble être une norme du cerveau qui pense, en ce qu'il s'y trouve des correspondances pré-déterminées, par exemple entre les formes visuelles et les formes sonores telles qu'elles sont représentées dans le cortex auditif; voir nos associations entre les aspérités apparentes d'une pointe et les aspérités sonores d'un son guttural comme K, K, K. D'autres déterminismes associent la main à la bouche: surveillez votre réaction la prochaine fois que vous vous servirez d'une paire de ciseaux ; vous vous apercevrez peut-être que votre mâchoire s'ouvre et se ferme, presque imperceptiblement. L'accumulation de ces associations sensorielles et motrices ajoutées à celles des émotions comme la peur aurait pu produire l'impulsion nécessaire et essentielle pour que les premiers hommes émettent leurs premiers balbutiements. Jadis, des mutations fortuites entre ces associations neurologiques de la main et de la bouche, de l'oreille et des yeux; des sortes de chiquenaudes dans les côtes de notre ontogénèse, auraient vraisemblablement donné naissance à des proto-lexiques contenant des proto-phonèmes, antécédents du langage, de la métaphore; pré-pulsion de la nature vers la culture.

Comme pour le langage, se pourrait-il qu'existent des formes innées antérieures à l'art? Se pourrait-il qu'on trouve des indices de notre organicité dans les représentations, les exagérations, les distorsions qui figurent parmi notre art? Il faut convenir, de toute évidence, qu'il ne suffit pas de distorsionner la réalité pour la rendre artistique; nous admettons confusément que certains critères dits «esthétiques» balisent le passage vers l'altitude de l'art.

Et nous ne serions pas les seuls à être dépositaires desdits critères. L'oisillon du goéland, par exemple, quémande sa nourriture en tapant du bec sur un point rouge du bec de sa mère. Si nous fabriquions un bec artificiel en carton avec un point rouge, l'oisillon picoterait ce bec, toujours en espérant sa manne. Bien plus, si l'on présentait à l'oisillon un bec fait d'une mince pièce de bois avec trois bandes rouges au bout, l'oisillon s'enthousiasmerait au point de préférer ce bec nec plus ultra au bec maternel qui le nourrirait. Que conclure, sinon que ce super-bec anime les neurones du cortex visuel capables de le reconnaître, plus infailliblement, plus fortement que le bec maternel, bien qu'il ne lui ressemble en rien. Si les goélands eussent émergé comme espèce dominante au lieu de l'espèce humaine et si, l'ironie aidant, nous imaginions qu'ils eussent conçu des musées semblables aux nôtres, trouverait-on dans ces musées des représentations de ce bec oblong et mince avec trois bandes rouges au bout? Seraient-elles objets de vénération, d'encans, d'expositions?

Seuls les goélands le savent, mais ce qu'ils nous apprennent, c'est qu'il réside dans les systèmes nerveux des codes qui privilégient certaines formes, certaines couleurs, certains mouvements, pour des raisons de survie certes ­ comme le point rouge ­ mais qui de plus sont sensibles à l'exagération, à la distorsion, à l'hyperbole, bien au-delà de leur nécessité d'origine.

Aussi, lorsque nous donnons le nom d'art à nos créations, formulons-nous ce décret en réponse à l'effervescence enthousiaste de ces zones cérébrales où s'harmoniseraient nos sens et nos émotions? Serait-il alors possible de considérer l'émergence de la perspective au cours de la Renaissance, de la règle classique du «rectangle d'or» avec laquelle les critiques analysent des oeuvres comme L'École d'Athène de Raphaël (1483-1520); les explosions de couleur à la Riopelle, le cubisme de Picasso, comme ayant fait appel à des critères blottis au fond de nous-mêmes, à des biais neurologiques qui s'agitent en nous devant une représentation préconçue, mais transformée, du monde qui nous entoure? Ce cumul d'agitation, d'élévation, de sublimation se fondrait-il enfin dans l'émotion qui nous fait reconnaître ce que sera notre art?

L'art incarnerait donc l'humanité immergée dans la nature, cela donnerait raison à Heidegger de parler ainsi de l'art:
L'art en sa nature profonde est un commencement, une origine: une façon distincte pour la vérité de se mettre au monde, c'est à dire d'entrer dans notre histoire. 1
Nous sommes des êtres d'adaptation. Nous nous créons au même moment que la vie nous crée. De même, nous créons des rites pour pacifier les passages et les changements, pour les rendre signifiants. Ainsi chacun de nous crée un legs, une passation parallèle à celle de nos gènes, pour aboutir en quelque sorte à notre miroir collectif. Ultimement, nous ne survivons qu'en nous fondant plus ou moins dans le flot de l'espèce. Ce qui résiste au courant passe dans notre histoire et se dépose comme une lie, en ce sédiment qui devient notre art, notre science, notre culture. Mais rien de tout cela ne serait sans les assemblages premiers de notre cerveau qui nous consacra comme espèce humaine, tant dans son immuabilité comme dans son changement. Comme l'écrit l'anthropologue Louis-Vincent Thomas:
(…) Aussi, il y a la subordination de l'individu à l'espèce (…) au grand dessein de la vie. Il résulte que, dans cette optique, la mort trouve sa place dans l'économie de la vie. Elle devient la servante de la vie en lui donnant de nouvelles chances, (…), pour de nouvelles expressions du protoplasme. Si le grain ne meurt ­ pour reprendre la formule évangélique ­ il n'y a plus de place pour les aventures créatrices de la vie, plus de jeunesse et de mutations possibles. La vie confrontée au double drame de la pénurie et de ses limites individualisantes va faire servir l'échec absolu, la mort, à ses propres fins. Mais l'échec ne peut être dépassé que si l'espèce, pour reprendre la belle expression d'un biologiste, «poursuit sa marche sur un chemin jonché des cadavres des individus».2
Nous émanons de nous-même dans notre art, notre société, dans nos charités comme dans nos injustices, dans nos changements comme dans nos traditions. Notre cerveau, couché sur lie, nous dépose habituellement dans notre histoire.


Notes
1. Martin Heidegger, Poetry, Language, Thought, New York Harper and Row Publichers, 1971, p.78.
2. Louis-Vicent Thomas, Éléments pour un itinéraire, Société no 41, 1993, pp. 223-226

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