Copier

Wilfrid Noël Raby
« Copier! Un mot dont nous sous-estimons l'importance. Nous le dédaignons, sans doute parce qu'il est lié dans notre esprit à ce qui est ordinaire, pour ne pas dire à la monotonie de la vie. Mais est-ce que la classe dite moyenne existerait sans son aptitude à fabriquer des copies scrupuleusement identiques d'une foule d'objets essentiels et banals? Le bois pressé, la chair de crabe simulée, les voitures, les tapettes à mouches, et les fleurs en plastique. Sans duplication industrialisée, aucune révolution, tant française que bolchévique, n'aurait pu aspirer à redistribuer la richesse.

Grâce à Darwin et Lamarck, les biologistes, eux, avaient compris que la propagation des espèces dépendait tout autant de la copie du patrimoine commun à toutes les progénitures que du changement permettant l'adaptation au milieu. Les biologistes modernes comprennent d'autant mieux les mécanismes de cette adaptation que, de nos jours, il leur est possible de se livrer à une sorte de sélection naturelle en contrôlant la copie des gènes en laboratoire. Ils parviennent ainsi à créer de toutes pièces des bactéries, cellules, plantes et animaux adaptés à des fins spécifiques. Cet art de la copie - le clonage - est devenu le mot clé des espoirs et des peurs que soulève la biologie moderne.

Les coudées de plus en plus franches de la biologie moléculaire, ses récents succès dans la course à l'identification des gènes de nombreuses maladies ont provoqué des fièvres chez plusieurs. Il y a quelques mois par exemple, un éditorial dans la revue américaine Science soutenait triomphalement que "le débat entre nature et culture [était] résolu" puisqu'il est "prouvé" que les gènes influencent plusieurs comportements humains. L'eugénisme, cet être hybride issu de la science et de la politique, dont l'objet est d'améliorer la race et d'éliminer les inaptes, a de nouveau pignon sur rue.

De tels discours font habituellement surgir deux inquiétudes qui, toutes justifiées qu'elles soient, créent de fausses pistes qui nous détournent des questions cruciales. Il s'agit d'une part, de l'idée que les généticiens usurpent la place de Dieu, et d'autre part, qu'à cause de la génétique, nous serions à l'aube du bébé aux traits parfaits, au sexe parfait, au teint parfait, au cerveau plus que parfait.

Depuis que l'évolution laissa libre cours à l'être humain sur la terre, il n'est pas une pierre que nous tournons pour semer le blé, une cité que nous bâtissons, une forêt que nous détruisons sans substituer notre main à celle de Dieu. Aussi, du point de vue du démiurge, cliver le gène d'une bactérie ou greffer un pommier sont des gestes inspirés du même effort sans cesse repris par les humains pour exister et s'aculturer sur notre planète. Faut-il alors être surpris de ce que cet effort se poursuive nécessairement dans l'acte procréateur? À chaque naissance, nous tentons de créer le bébé parfait en aspirant simplement à ce qu'il soit bien né, c'est-à-dire eu-génique. Nous visons cette perfection pour nos enfants chaque fois que nous portons attention à leur éducation, ou que nous consultons l'orthodontiste pour redresser des dents mal plantées. Le désir du bébé parfait repose en notre for animal et fait partie depuis toujours de notre survie. Cela est tout à fait normal.

Quant à l'enfant du désir, aux gènes sélectionnés en vitrine, il tombe dans l'abîme de la démesure tout comme l'armement nucléaire et la consommation sans limite. Ma pensée à son sujet se résume en trois mots: Non, Non, et Non.

Pour comprendre l'eugénisme toutefois, il faut commencer par en tracer le contour intellectuel. L'eugénisme, d'abord et avant tout, se nourrit de la peur, peur que le taux de natalité chez les criminels, les handicapés ou les pauvres, dépasse celui des nantis; peur que la compassion humaine assure la survie et la reproduction de ceux qui, laissés à la nature, n'y parviendraient pas. Pour donner plus de poids à leur argument, les partisans de l'eugénisme arnaquent le discours et la méthode scientifique afin de s'affubler de légitimité. Ainsi enveloppée dans une idéologie, soutenue par une science bringuebalante, une politique de l'eugénisme peut germer en toute bonne conscience!

Par quoi se distingue une politique eugéniste? Il suffit pour la reconnaître d'examiner la pratique médicale, car l'eugénisme ne peut se déployer sans le concours de la médecine. Une politique classique de médecine préventive promeut l'hygiène personnelle et sociale (milieu de travail, logement, pollution). Une politique eugéniste par contre, insistera sur la promotion de l'hygiène raciale, c'est-à-dire la sauvegarde du patrimoine germinal par l'entremise d'une médecine préventive. Cela pourrait la conduire à donner son aval à une pratique de stérilisation pure et simple des déficients; de même, plus subtilement, elle pourrait consentir au détournement des fonds consacrés aux soins des handicapés, pour financer une génétique dont le mandat serait d'en réduire le nombre(1).

L'exemple le plus fameux de cette approche fut, bien entendu, l'Allemagne nazie (2). Mais outre Allemagne, l'eugénisme trouva aussi et continue de trouver des cieux sympathiques. En 1940, trente États américains prohibaient encore les mariages inter-raciaux sous prétexte de protéger le patrimoine génétique blanc. En 1989, la Chine lança un programme systématique de stérilisation des handicapés mentaux(3) (voir encadré).

Le mouvement eugéniste est animé par le dogme que le déterminisme biologique prévaut sur l'environnement, la culture, et l'expérience acquise au cours du développement des individus. Autrement dit, si le destin était autrefois du domaine de la religion, il appartiendrait aujourd'hui à la biologie. Pourtant, en ce qui a trait au comportement humain, les preuves d'une influence déterminante des gènes se font attendre. Tant au sujet de la criminalité, de la psychose maniaco- dépressive, de la schizophrénie, de l'alcoolisme que de l'intelligence, les preuves sont douteuses, et dans certains cas, les preuves qui ont d'abord été présentées ont dû être réfutées.
Une récente publication suggère qu'il pourrait y avoir un gène(4) lié à l'homosexualité, mais aucune autre étude n'a pour l'instant confirmé cette hypothèse. Quant au gène proprement dit, il demeure pour le moment enfoui sous les poussières hyérogliphiques d'un génome dont on perce à peine les mystères.

La difficulté d'une étude génétique du comportement tient au fait que, contrairement à la maladie causée par une mutation unique, le canevas biologique du comportement a été tissé sur des métiers sur lesquels travaillaient autant de gènes interagissants entre eux. D'un point de vue strictement évolutif, on imagine mal que l'intelligence, par exemple, avec ce qu'elle nécessite d'yeux, d'oreilles, de matière grise, de mains, et d'outils, puisse dépendre d'un seul gène. Si tel était le cas, nous serions condamnés à la stupidité planétaire au moindre soubresaut d'une mutation timide subissant le choc de la diminution de la couche d'ozone.

Nous nous piégeons lorsque nous associons aux gènes une irréfutabilité qui n'est prouvée ni par la science, ni par l'expérience. Tant pour la maladie que pour le comportement, la présence d'un gène n'est souvent associée qu'à une probabilité qu'il produira un effet mesurable. De plus, nous ne comprenons encore qu'imparfaitement comment l'expression des gènes est réglée. Entre l'instantané d'une molécule qui jaillit aux confins du cerveau et l'inspiration qui bondit des strophes d'un poème, se trouve l'un des mystères les plus insolubles de la biologie moderne. La question "comment pense-t-on?" s'impose à nous sans réponse. Aussi, quand il est question de nos mots et de nos actes, force nous est de reconnaître avec Jean Rostand que "la civilisation de l'homme ne réside pas dans l'homme, elle est dans les bibliothèques, dans les musées et dans les codes". Il pressentait, avec quelle justesse! que l'évolution a fait de nous les récipiendaires d'un terreau génétique d'où peut surgir toute la splendeur de la culture comme toute la souffrance de vivre.

Il n'en demeure pas moins que nous devrons continuer d'explorer le squelette génétique qui nous compose, ne serait-ce que pour nous comprendre plus exactement et nous situer plus exactement dans l'univers. Prolonger notre acte de conscience en somme. Le mystère de nos origines se déploie loin dans l'espace, et encore plus infiniment, au plus profond de nous. Les gènes qui nous composent recèlent autant de fossiles que les lointaines steppes africaines qu'explorait autrefois l'Australopithèque. Si l'eugénisme dissimule quelques dangers, ils ne se manifesteront pas forcément par une machination toute pensée, toute orchestrée. Ils surgiront plutôt par défaut de réfléchir, par défaut de bien travailler, par défaut d'être clairvoyant. En science, omettre de réfléchir fait surgir plus de danger que de s'y commettre, même démesurément. »

(1). Voir les articles "Genetics, Ethics and Audit" dans Le Lancet, 335:1145-47, 1990, et "Eugenics by accountancy" 336:120, 1990.
(2). Voir l'excellent document "The Value of the Human Being, Medicine in Germany 1918-1945", Goethe Institut, Zentralverwaltung, München, 1991.
(3). Voir l'article "Parts of China Forcibly Sterilizing the Retarded Who Wish to Marry", New York Times, 8 Août 1991.
(4). Voir l'article "A Linkage between DNA Markers on the X Chromosome and Male Sexual Orientation", Science, 261: 321-327, 16 juillet 1993.

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