Morale et politique hindoues: le bouddhisme

Paul Janet
Paul Janet: Morale et politique hindoues

Les lois de Manou
Le bouddhisme


LE BOUDDHISME. — Nous allons voir maintenant, dans une secte révoltée, devenue à son tour une grande religion, les principes d'humanité et de fraternité que contenait en germe le brahmanisme, prendre un développement admirable, et de conséquence en conséquence, entraîner la ruine du régime des castes et de la théocratie. Tel est le rôle du bouddhisme, rameau détaché du brahmanisme, et qui lui est bien supérieur par le sentiment moral 52.

Si le brahmanisme a pour dogme fondamental l'inégalité des classes, le bouddhisme repose, au contraire, sur le principe de l'égalité des hommes, et il a eu, sinon pour but, au moins pour conséquence, l'abolition des castes et de la théocratie.

Cependant, il faut se garder ici d'une certaine exagération. Eugène Burnouf a fait remarquer, avec raison, que Çakiamouni, le saint fondateur de la religion bouddhique, n'a pas eu la pensée d'attaquer l'institution politique des castes 53. Comme Jésus, le Bouddha n'a jamais eu d'autre pensée que celle d'une réformation morale. Dans les légendes les plus anciennes, dans les livres canoniques du bouddhisme, qui reproduisent les premières prédications du Çakiamouni on ne rencontre pas une seule objection contre les castes; il semble au contraire les considérer comme un fait établi qu'il ne songe point à modifier; mais s'il ne proclame pas l'égalité sociale, il proclame ce qui en est le principe, l'égalité religieuse.

Dans la doctrine brahmanique, la science, la dévotion, le salut étaient en quelque sorte réservés aux seuls brahmanes: les autres classes étaient réduites aux œuvres extérieures et ne recevaient la nourriture religieuse que par les brahmanes. Çakiamouni, au contraire, appelle les hommes de toutes les classes à jouir de la vie religieuse. Brahmanes pauvres et ignorants, laboureurs, marchands, esclaves, tous étaient appelés par lui à devenir bouddhas, c'est-à-dire savants, et à participer aux bienfaits promis à la vie religieuse. Les philosophes Kapila et Pantadjali avaient déjà commencé cette œuvre, en attaquant comme inutiles les œuvres ordonnées par les Védas, et en leur substituant les pratiques d'un ascétisme individuel. Kapila avait mis à la portée de tous, en principe du moins, sinon en réalité, le titre d'ascète qui, jusqu'alors, était le complément et le privilège à peu près exclusif de la vie de brahmane. Çakia fit plus, il sut donner à des philosophes isolés l'organisation d'un corps religieux. Il appelait tous les hommes à l'égalité de la vie religieuse par ces belles paroles: «Ma loi est une loi de grâce pour tous; et qu'est-ce qu'une loi de grâce pour tous? C'est la loi sous laquelle de misérables mendiants se font religieux 54

Ces principes, quoique n'étant pas directement dirigés contre le système des castes, l'ébranlaient cependant. D'une part, c'était reconnaître une certaine égalité, au moins l'égalité spirituelle entre les différentes castes et même avec une sorte de faveur pour les castes inférieures; car, dans une légende bouddhiste, un dieu qui aspire à se faire religieux, dit ces paroles: «Je veux me faire religieux et pratiquer la sainte doctrine: mais il est difficile d'embrasser la vie religieuse, si l'on renaît dans une race élevée et illustre; cela est facile, au contraire, quand on est d'une pauvre et basse extraction. 55 En second lieu, ces principes ruinaient la classe des brahmanes; car ils faisaient de la religion et de la dévotion, non plus le privilège de la naissance, mais le droit de la vertu, du savoir et du mérite: le corps sacerdotal n'était plus un corps héréditaire et aristocratique, mais un corps célibataire se recrutant dans tous les corps de la société. Aussi est-ce d'abord contre la caste des brahmanes que sont dirigées les premières et les plus anciennes objections du bouddhisme. «Il n'y a pas, dit une de ces anciennes légendes, entre un brahmane et un homme d'une autre caste la différence qui existe entre la pierre et l'or, entre les ténèbres et la lumière. Le brahmane, en effet, n'est sorti ni de l'éther, ni du vent: il n'a pas fendu la terre pour paraître au jour, comme le feu qui s'échappe du bois de l'Arani. Le brahmane est né d'une matrice d'une femme tout comme le tchandala. Où vois-tu donc, la cause qui ferait que l'un doit être noble et l'autre vil? Le brahmane lui-même, quand il est mort, est abandonné comme un objet vil et impur; il en est de lui comme des autres castes où donc est la différence 56

Le même sentiment d'égalité se manifeste dans ce discours prononcé par le roi Açoka, le plus grand roi du bouddhisme, et qui en a été en quelque sorte le Constantin: «Tu regardes la caste, dit-il, dans les religieux de Çakya, et tu ne vois pas les vertus qui sont en eux: c'est pourquoi, enflé par l'orgueil de la naissance, tu oublies dans ton erreur, et toi-même et les autres. Si le vice atteint un homme d'une haute extraction, cet homme est blâmé dans le monde; comment donc les vertus qui honorent un homme d'une basse extraction ne seraient-elles pas un objet de respect? — Celui-là est un sage, qui ne voit pas de différence entre le corps d'un prince et le corps d'un esclave... Les ornements seuls et la parure font la supériorité d'un corps sur l'autre. Mais l'essentiel en ce monde est ce qui peut se trouver dans un corps vil, et que les sages doivent saluer et honorer 57

Plus tard, le bouddhisme se déclara systématiquement contre le régime des castes, et l'on cite un traité de polémique, le Vadjzaçutchi 58, composé à une époque inconnue, mais ancienne, par un religieux bouddhiste, Açvaghôcha, contre l'institution des castes. «Les objections d'Açvaghôcha sont de deux sortes: les unes sont empruntées aux textes les plus révérés des brahmanes eux-mêmes; les autres s'appuient sur le principe de l'égalité naturelle de tous les hommes. L'auteur montre par des citations tirées du Véda, de Manou et du Mahâbbârata, que la qualité de brahmane n'est inhérente ni au principe qui vit en nous ni au corps en qui réside ce principe, et qu'elle ne résulte ni de la naissance, ni de la science, ni des pratiques religieuses, ni de l'observation des devoirs moraux, ni de la connaissance du Véda. Puisque cette qualité n'est ni inhérente, ni acquise, elle n'existe pas, ou plutôt tous les hommes peuvent la posséder: car pour l'auteur, la qualité de brahmane, c'est un état de pureté qui a l'éblouissante blancheur de la fleur de jasmin. Il insiste sur l'absurdité de la loi qui refuse au Çudra le droit d'embrasser la vie religieuse sous prétexte que sa religion à lui, c'est de servir les brahmanes. Enfin, ses arguments philosophiques sont dirigés principalement contre le mythe qui représente les quatre castes sortant successivement des quatre parties du corps de Brahma, de sa tête, de ses bras, de son ventre et de ses pieds: «Le Kudumbara et le Panara (noms d'arbres), dit-il, produisent des fruits qui naissent des branches, de la tige, des articulations et des racines; et cependant ces fruits ne sont pas distincts les uns des autres, et l'on ne peut pas dire: ceci est le fruit brahmane, cela est le fruit kchatrya, celui-ci le vâicya, celui-là «le çudrâ: car tous sont du même arbre. Il n'y a donc pas quatre classes, mais une seule 59

On le voit, par un travail intérieur et tout spontané, l'Orient est arrivé de lui-même au principe de l'égalité des hommes ou tout au moins de l'égalité religieuse. Par la seule institution du célibat ecclésiastique, la classe brahmanique se trouvait ruinée dans ses privilèges héréditaires; le salut devenait nécessairement accessible à tous, puisque la classe sacerdotale ne pouvait se recruter elle-même par l'hérédité. Ainsi, tandis que, dans l'Occident, le célibat a été l'arme la plus puissante de l'Église, pour se séparer de la société civile et former un corps indépendant, supérieur aux frontières et aux lois; en Orient, au contraire, il a été un moyen d'affranchissement, en ouvrant le sacerdoce à tous. Sans doute, en détruisant la classe des prêtres, le bouddhisme ne détruisait pas les autres; mais, c'était déjà beaucoup que de ruiner la théocratie et d'affranchir religieusement les pauvres et les opprimés.

Ce n'est pas seulement par le principe de l'égalité religieuse que le bouddhisme a été un progrès sur le brahmanisme, c'est par le développement admirable donné aux principes d'humanité, de fraternité, qui existaient déjà en germe, nous l'avons vu, dans les lois de Manou, mais durement comprimés par l'odieux principe des castes. Comme le christianisme a transformé le mosaïsme en rejetant tout ce qu'avait inspiré la dureté antique et en développant les meilleurs éléments de cette morale, ainsi le bouddhisme développe, purifie, anoblit, attendrit la morale du brahmanisme. Comme le christianisme, le bouddhisme est une doctrine de consolation: «Celui qui cherche un refuge auprès de Bouddha, celui-là connaît le meilleur des asiles, le meilleur refuge; dès qu'il y est parvenu, il est délivré de toutes les douleurs 60.» Ainsi Jésus-Christ dit dans l'Évangile: «Venez à moi, vous tous qui ployez sous le joug, je vous ranimerai.» Le bouddhisme est une doctrine d'humilité: «Vivez, ô religieux, dit le Bouddha, en cachant vos bonnes œuvres et en montrant vos péchés 61.» Ainsi l'Évangile: «Lorsque vous jeûnez, ne soyez pas tristes comme les hypocrites; parfumez votre tête et votre face.» Le bouddhisme enseigne la chasteté, la charité, la piété, le pardon des offenses, comme le prouve un grand nombre de légendes, entre lesquelles nous en choisirons quelques-unes dont la beauté poétique égale la beauté morale.

Voici, par exemple, une parabole où l'esprit de mansuétude et de charité atteint sa plus haute et sa plus pure expression. Un marchand nommé Purna vient consulter Bhagavad, c'est-à-dire le Bouddha, sur un voyage qu'il veut faire dans un pays habité par des hommes barbares et farouches: «Ce sont, lui dit le Dieu, des hommes emportés, cruels, colères, furieux, insolents. S'ils t'adressent en face des paroles insolentes et grossières, s'ils se mettent en colère contre toi, que penseras-tu de cela? — S'ils m'adressent en face des paroles méchantes, grossières, insolentes, voici ce que je penserai: Ce sont certainement des hommes bons, ces hommes qui m'adressent en face des paroles méchantes, mais qui ne me frappent ni de la main ni à coups de pierre. — Mais s'ils te frappent de la main et à coups de pierre, que penseras-tu? — Je penserai que ce sont des hommes bons, que ce sont des hommes doux, ceux qui me frappent de la main et à coups de pierre, mais qui ne me frappent ni du bâton, ni de l'épée. — Mais s'ils te frappent du bâton ou de l'épée, que penseras-tu de cela? — Que ce sont des hommes bons, que ce sont des hommes doux, ceux qui me frappent du bâton et de l'épée, mais qui ne me privent pas complètement de la vie. — Mais s'ils te privaient complètement de la vie, que penserais-tu de cela? — Que ce sont des hommes bons, que ce sont des hommes doux, qui me délivrent avec si peu de douleur de ce corps rempli d'ordures. — Bien, bien, Purna, dit Bhagavad, tu peux habiter dans le pays de ces barbares. Va, Purna; délivré, délivre: arrivé à l'autre rive, fais arriver les autres; consolé, console: parvenu au Nirvâna complet, fais-y arriver les autres 62

La chasteté, la piété et la charité n'ont pas trouvé, même dans le christianisme, de plus belles maximes et de plus beaux exemples que dans les deux légendes suivantes:

Une courtisane célèbre par ses charmes, nommée Vasadatta, se prend d'amour pour le fils d'un marchand, jeune homme pieux et pur, et lui envoie sa suivante pour l'inviter à venir chez elle. «Ma sœur, lui fit dire le jeune homme, il n'est pas temps pour moi de te voir.» Elle lui renvoie sa servante une seconde fois. «Ma sœur, dit encore le jeune homme, il n'est pas temps pour moi de te voir.» Cependant la courtisane vient de commettre un crime, et par ordre du roi elle est affreusement mutilée; elle devient d'un aspect affreux et informe, et elle est abandonnée ainsi dans un cimetière. C'est alors le moment que le jeune marchand choisit pour aller à elle. «Elle a perdu, dit-il, son orgueil, son amour et sa joie, il est temps de la voir.» Il se rend au cimetière. La malheureuse, le voyant, lui dit: «Fils de mon maître, quand mon corps était doux comme la fleur du lotus, qu'il était orné de parures et de vêtements précieux, j'ai été assez malheureuse pour ne point te voir... Aujourd'hui pourquoi viens-tu contempler en ce lieu un corps souillé de sang et de boue?» — «Ma sœur, répondit le Jeune homme, je ne suis point venu naguère auprès de toi attiré par l'amour du plaisir, je viens aujourd'hui pour connaître la véritable nature du misérable objet de la jouissance de l'homme.» Puis il la console par l'enseignement de la loi; ses discours portent le calme dans l'âme de l'infortunée. Elle meurt en faisant un acte de foi au Bouddha pour renaître bientôt parmi les dieux 63.

Quelque touchante que soit cette légende, elle le cède encore à celle de Kunala, fils du roi Açoka. Celle-ci, historique ou non, réunit, on peut le dire, tous les genres de beauté. La belle-mère de Kunala, comme la courtisane de la légende précédente, se prend de passion pour ce jeune prince, et cette Phèdre indienne déclare cette passion dans les termes les plus ardents, qu'Euripide et Racine n'ont pas surpassés. «A la vue de ton regard ravissant, de ton beau corps et de tes yeux charmants, tout mon corps brûle comme la paille desséchée que consume l'incendie d'une forêt.» Kunala, comme un autre Hippolyte, lui répond par ces belles et nobles paroles: «Ne parle pas ainsi devant un fils, car tu es pour moi comme une mère, renonce à une passion déréglée; cet amour serait pour toi le chemin de l'enfer.» Comme la malheureuse insiste et le presse: «0 ma mère, dit le jeune prince, plutôt mourir en restant pur; je n'ai que faire d'une vie qui serait pour les gens de bien un objet de blâme.» Cependant la reine obtient de son mari la jouissance du pouvoir royal pendant sept jours. Elle en profite pour condamner le prince Kunala à perdre les yeux. Les bourreaux eux-mêmes se refusent à cet ordre barbare en s'écriant: «Nous n'en avons pas le courage.» Mais le prince, qui croit que c'est par ordre de son père que ce supplice lui est infligé, les invite à obéir, en leur faisant un cadeau: «Faites votre devoir, leur dit-il, pour prix de ce présent.» Ils refusent encore, et il faut que ce soit un exécuteur de hasard qui se charge de cette atrocité. Un des yeux est arraché d'abord, le prince se le fait donner et le prend dans sa main. «Pourquoi donc, lui dit-il, ne vois-tu plus les formes comme tu les voyais tout à l'heure, grossier globe de chair? Combien ils s'abusent les insensés qui s'attachent à toi en disant: C'est moi!» lorsque les deux yeux ont été arrachés, Kunala s'écrie: «L'œil de la chair vient de m'être enlevé, mais j'ai acquis les yeux parfaits de la sagesse. Si je suis déchu de la grandeur suprême, j'ai acquis la souveraineté de la loi!» Il apprend que ce n'est pas son père, mais sa marâtre qui lui a fait subir un si affreux supplice, et il n'a pour elle que des mots de pardon. «Puisse-t-elle conserver longtemps le bonheur, la vie et la puissance, la reine qui m'assure un si grand avantage!» Sa jeune femme, avertie de son supplice, vient au désespoir se jeter à ses pieds, il la console: «Fais trêve à tes larmes, ne te livre pas au chagrin. Chacun ici-bas recueille la récompense de ses actions.» Le roi, averti enfin de l'abus odieux que sa femme a fait du pouvoir qu'il lui a confié, veut la livrer au supplice. Kunala se jette à ses pieds pour lui demander le pardon de la coupable: «Agis conformément à l'honneur et ne tue pas une femme. Il n'y a pas de récompense supérieure à celle qui attend la bienveillance. La patience, seigneur, a été célébrée par le Negâta... 0 roi, je n'éprouve aucune douleur, et malgré ce traitement cruel, mon cœur n'a que de la bienveillance pour celle qui m'a fait arracher les yeux. Puissent, au nom de la vérité de mes paroles, mes yeux redevenir tels qu'ils étaient auparavant.» A peine eut-il prononcé ces paroles, que ses yeux reprirent leur premier éclat 64. Telle est cette belle légende qui nous donne en raccourci comme un tableau de toutes les vertus: la chasteté, la piété, la résignation, le mépris de la douleur, le pardon des offenses, et avec tout cela une grâce naïve et candide qui y ajoute un charme souverain. Est-il, dans les Vies des saints, un récit supérieur à celui-là?

Il est difficile de s'élever plus haut dans la grandeur morale que ne le fait le bouddhisme. Seulement, comme toute doctrine religieuse, plus occupée des biens éternels que des biens de ce monde, le bouddhisme a presque entièrement laissé de côté, autant que nous en pouvons juger par les documents, les vertus civiles et pratiques sur lesquelles repose l'ordre des sociétés humaines; il a fait des saints, il n'a jamais pensé à créer des citoyens: l'Orient en général, l'Inde en particulier, n'a pas connu l'idée de l'État. Un idéalisme excessif éloignait les hommes de la cité et de ses devoirs. La vie était considérée comme un mal, dont il faut s'affranchir le plus vite et le plus complètement possible. La patrie et ses lois n'étaient rien. Pour employer une expression chrétienne, la seule cité pour les sages indiens est la cité divine. Ils n'ont pas un regard pour la cité terrestre, pour l'indépendance nationale, pour la liberté, pour le bien public. La Chine seule, dans tout l'Orient, paraît avoir eu quelque idée du droit politique. Mais c'est à l'Europe, et en Europe à la Grèce qu'appartient en propre la grande idée du citoyen 65.

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Charles Renouvier


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