Morale et politique hindoues: les lois de Manou
1° Les lois de Manou
2° Le bouddhisme
Toute la philosophie européenne a son origine en Grèce. Mais la Grèce elle-même a été précédée par l'Orient. Sans examiner les diverses hypothèses qui ont fait dériver la philosophie grecque de la philosophie orientale, et qui ont rattaché tantôt à la Judée, tantôt à l'Inde, tantôt à la Perse et à l'Égypte les systèmes grecs, on peut bien croire qu'il y a eu quelques communications, au moins latentes, par le moyen de l'Asie Mineure, entre les deux mondes. La Grèce, à n'en pas douter, tient de l'Orient sa langue, sa religion, ses arts, ses premières connaissances scientifiques: pourquoi n'en aurait-elle pas aussi emprunté quelques idées philosophiques et morales? En tout cas, le monde de l'Orient est assez grand par lui-même pour mériter de fixer d'abord notre attention. Sans doute, pour en faire un tableau complet et vraiment fidèle, il nous faudrait ici une science spéciale que nous ne possédons pas; mais, en nous bornant aux monuments les plus importants et les plus accessibles à tous, nous aurons déjà présenté une esquisse intéressante et suffisante pour le plan que nous nous sommes tracé dans cet ouvrage.
Mais d'abord, y a-t-il une philosophie morale et politique en Orient? On ne peut en douter au moins pour la Chine, qui possède des moralistes et même des publicistes philosophes, dignes peut-être d'être mis à côté des sages de l'ancienne Grèce. Quant aux autres peuples de l'Orient, la morale et la politique ne s'y séparèrent guère de la religion. L'Inde, qui a eu des métaphysiciens indépendants, ne paraît pas avoir eu de moralistes et encore moins de publicistes. Il en est de même, et à plus forte raison, pour la Judée et pour la Perse. Mais sous ces formes religieuses, nous trouvons, particulièrement dans l'Inde, tout un système de morale et de politique très remarquable, et qui sera l'introduction naturelle de ces études: car c'est, selon toute apparence, le plus ancien que nous connaissions. La Chine devra également nous occuper, en raison de la singulière netteté et précision des doctrines qu'elle propose à notre étude. Nous ne dirons rien de la Perse, sur laquelle les documents font défaut. Quant à la Judée, l'étude de l'Ancien Testament se lie si naturellement à celle du Nouveau, que nous avons cru devoir renvoyer l'un et l'autre à un chapitre spécial 1.
Dans l'Inde, avons-nous dit, la morale et la politique ne se séparent pas de la religion. Or la religion indienne se présente à nous sous deux grandes formes, dont l'une n'est que le développement et le perfectionnement de l'autre: le brahmanisme et le bouddhisme. Le brahmanisme n'est jamais sorti de l'Indoustan: il s'y est immobilisé, et il y est encore aujourd'hui tout puissant. Le bouddhisme, né dans la péninsule, en a été chassé de très bonne heure; mais en revanche il s'est répandu dans toute l'Asie. En passant de l'un à l'autre, nous verrons s'accomplir l'une des révolutions morales les plus importantes de l'histoire. Esquissons d'abord les principaux traits de la morale brahmanique.
Si nous avions entrepris dans cet ouvrage une histoire de la morale spéculative et des principes métaphysiques sur lesquels elle repose; nous aurions à exposer la doctrine panthéiste, qui est le fond commun de toute religion et de toute philosophie dans l'Inde, ainsi que le mysticisme plus ou moins exalté qui en est la conséquence. A ce titre, le monument le plus important et le plus instructif est le Baghavad-Gita, l'un des chefs-d'œuvre littéraires et philosophiques de l'Inde 2: c'est là qu'il faut étudier la philosophie mystique dans toute sa grandeur et dans tous ses excès. Nulle part le mysticisme n'a jeté d'aussi profondes racines que dans l'Inde. Partout ailleurs, même dans les autres nations de l'Orient, ce n'est qu'une exception temporaire, ou un raffinement de luxe. Ni l'Égypte, ni la Phénicie, ni la Perse, ni la Judée, encore moins la Chine, ne sont des nations mystiques. Dans l'Inde, au contraire, la contemplation, l'extase, l'absorption dans la divinité sont le génie même de la race; et c'est de là, on peut le dire, que le mysticisme a passé chez les autres peuples et dans les autres religions.
Mais quelque mystique que puisse être une race dans son génie et dans ses tendances, elle est cependant obligée de régler par des lois civiles ou morales les actes communs de la vie. La pure contemplation entraînerait bien vite la ruine d'une société qui s'y livrerait exclusivement. La vie suppose l'action, et l'action a besoin de lois. De là les législations; qui à l'origine sont considérées comme émanant de la divinité même, et qui chez les peuples primitifs sont à la fois les codes de la société civile et les règles de la conduite morale. La morale n'est d'abord acceptée que comme un ordre venu d'en haut, comme la déclaration d'une volonté divine. Elle est à la fois une législation et une révélation: chez les Hébreux, par exemple, c'est dans le Deutéronome qu'il faut chercher la morale de Moïse; de même chez les Indiens c'est dans les Lois de Manou que nous chercherons les principes de la morale brahmanique 3.
LES LOIS DE MANOU. — Le code de Manou, malgré son caractère pratique, nous donne quelques indications curieuses sur les diverses opinions qui, dans l'Inde comme plus tard en Grèce et à Rome, se partageaient les esprits quant à la nature du souverain bien. Les uns, nous dit-on, placent le souverain bien dans la vertu et la richesse réunies: ce sont, suivant Manou, les hommes sensés; les autres, dans le plaisir et dans la richesse; les autres, dans la vertu toute seule. Ces trois opinions rappellent assez bien celles des péripatéticiens, des épicuriens et des stoïciens. Le livre de Manou prononce avec autorité sur ce point: il se déclare pour l'opinion éclegtique et compréhensive, qui place le vrai bien dans la réunion de la vertu, du plaisir et de la richesse: «Telle est la décision formelle 4.»
L'auteur des lois de Manou est un psychologue qui paraît bien connaître la nature humaine. Il déclare que «l'amour de soi-même n'est pas louable» mais il reconnaît que l'homme ne peut pas s'en séparer absolument. «On ne voit jamais ici-bas une action quelconque accomplie par un homme qui n'en a pas le désir.» Il donne même l'amour de soi comme la source de la religion. «De l'espérance d'un avantage naît l'empressement: les sacrifices ont pour mobiles l'espérance: les pratiques de dévotion austères et les observations pieuses sont reconnues provenir de l'espoir d'une récompense 5.» C'est là une morale d'un caractère peu élevé, sans doute; mais rappelons-nous que nous avons affaire ici à un législateur qui est bien forcé de prendre pour auxiliaire le mobile le plus fréquent des actions humaines. D'ailleurs, à côté de ces maximes d'un caractère passablement intéressé, s'en rencontrent d'autres sur la conscience morale et sur la sanction, que ne désavouerait pas la morale la plus pure et la plus délicate 6.
Le mysticisme est tellement naturel à l'Inde qu'il est impossible, même à un législateur, à plus forte raison à un législateur religieux, de ne pas lui faire sa part. Aussi Manou recommande-t-il la dévotion, la contemplation, la méditation dans la solitude; mais, tout en laissant une juste part à la piété, il fait néanmoins ses efforts pour la retenir dans des limites raisonnables. C'est ainsi que Manou ne permet cet abandon des soins de la vie qu'au vieillard qui voit sa peau se rider et ses cheveux blanchir, et qui a sous ses yeux le fils de son fils: c'est alors seulement qu'il lui permet de se retirer dans une forêt, pour se livrer à Dieu et préparer son absorption dans l'Être suprême 7. Jusque-là il lui prescrit de remplir les devoirs de son état. Dans d'autres passages, Manou recommande les devoirs moraux de préférence aux devoirs de dévotion, et il combat surtout la fausse piété, la dévotion orgueilleuse et hypocrite. «Que le sage observe constamment les devoirs moraux avec plus d'attention encore que les devoirs pieux. Celui qui néglige les devoirs moraux déchoit, même lorsqu'il observe tous les devoirs pieux 8.» Il dit encore, comme le ferait le plus pur moraliste chrétien: «Un sacrifice est anéanti par un mensonge; le mérite des pratiques austères par la vanité; le fruit des charités par l'action de la fraude 9.» — «Celui qui étale l'étendard de la vertu, qui est toujours avide, qui emploie la fraude, qui trompe les gens par sa mauvaise foi, qui est cruel, qui calomnie tout le monde, est considéré comme ayant les habitudes du chat 10.» — «Le Dwidja aux regards toujours baissés, d'un naturel pervers, perfide et affectant l'apparence de la vertu, est dit avoir les manières d'un héron 11.» — «Tout acte pieux, fait par hypocrisie, va aux Bâkchasas.» — «Qu'un homme ne soit, pas fier de ses austérités; après avoir sacrifié, qu'il ne profère pas de mensonge;… après avoir fait un don, qu'il n'aille pas le prôner partout 12.»
La morale du code de Manou se distingue par un singulier caractère de douceur et de bienveillance. Le dogme de la vie universelle répandu dans la nature, a eu pour conséquence le respect et l'amour pour tous les êtres animés. Le bonheur est promis à celui qui s'abstient de tuer les animaux: on recommande au brahmane de ne choisir pour moyens d'existence que ceux qui ne font aucun tort aux êtres vivants 13, ou leur font le moins de mal possible; le scrupule est poussé si loin qu'il est interdit aux brahmanes d'écraser une motte, de terre sans raison et de couper un brin d'herbe avec ses ongles 14. A plus forte raison devra-t-on s'abstenir de faire du mal aux hommes. «On ne doit jamais montrer de mauvaise humeur, bien qu'on soit affligé, ni travailler à nuire à autrui, ni même en concevoir la pensée; il ne faut pas proférer une parole dont quelqu'un pourrait être blessé, et qui fermerait l'entrée du ciel 15.» — «Celui qui est doux, patient, étranger à la société des pervers, obtiendra le ciel par sa charité 16.» — «L'homme dont on implore la charité doit toujours donner quelque chose. — Évitant d'affliger aucun être animé, qu'il accroisse par degré sa vertu 17.»
Cette bienveillance touchante et naïve pour tout ce qui vit trouve des accents d'une tendresse admirable lorsqu'il s'agit des créatures faibles et misérables. La pitié pour la misère, le respect, le dirai même le culte de la faiblesse, voilà des traits qu'il convient de relever dans cette morale avec d'autant plus de soin, que c'est un sentiment assez rare dans l'antiquité grecque et latine, au moins jusqu'au moment où elle a été transformée et renouvelée par sa rencontre et son contact avec l'Orient; «Les enfants, dit Manou, les vieillards, les pauvres et les malades doivent être considérés comme les seigneurs de l'atmosphère 18.» C'est au même principe qu'il faut rapporter un respect de la femme, tout à fait analogue à celui que Tacite signale chez les Germains. «Partout où les femmes sont honorées, les divinités sont satisfaites; mais lorsqu'on ne les honore pas, tous les actes pieux sont stériles 19.» Attendrait-on de l'Orient une pensée telle que celle-ci: «Renfermées sous la garde des hommes, les femmes ne sont pas en sûreté; celles-là seulement sont bien en sûreté qui se gardent elles-mêmes de leur propre volonté 20.» — «On ne doit jamais frapper une femme même avec une fleur 21.» Cette complaisance pour la femme va même jusqu'à des recommandations naïves qui font un peu sourire: «C'est pourquoi, est-il dit, les hommes doivent avoir des égards pour les femmes de leurs familles, et leur donner des parures, des vêtements et des mets recherchés.» — «Si une femme n'est pas parée d'une manière brillante, elle ne fera pas naître la joie dans le cœur de son époux 22.»
Les lois de Manou nous offrent également, dans quelques passages, un sentiment pur et élevé de la famille. L'antiquité grecque et latine pourrait envier des pensées telles que celle-ci: «Le mari ne fait qu'une seule et même personne avec son épouse 23.» — «Dans toute famille où le mari se plaît avec sa femme, la femme avec son mari, le bonheur est assuré pour jamais 24.» — «L'union d'une jeune fille et d'un jeune homme, résultant d'un vœu mutuel, est dit le mariage des musiciens célestes 25.» — «Qu'une femme chérisse et respecte son mari, elle sera honorée dans le ciel; — et qu'après avoir perdu son époux, elle ne prononce pas même le nom d'un autre homme 26.» «Un père est l'image du seigneur de la création; une mère, l'image de la terre.» — «Un père est plus vénérable que cent instituteurs; une mère plus vénérable que mille pères.» — «Pour qui néglige de les honorer, toute œuvre pie est sans prix. C'est là le premier devoir; tout autre est secondaire 27.»
Il est vrai que l'on trouve d'autres maximes qui paraissent contredire les précédentes, ou qui en restreignent le sens. Ainsi, les femmes, qui tout à l'heure semblaient devoir se garder elles-mêmes, doivent, suivant une autre loi, «être tenues jour et nuit en état de dépendance par leurs protecteurs. — Une femme ne doit jamais se conduire à sa fantaisie. — Une femme ne doit jamais faire sa volonté, même dans sa propre maison 28.» Cependant, il nous semble que M. Ad. Franck, dans son intéressant ouvrage sur le Droit en Orient, exagère le caractère oppressif par rapport aux femmes, qu'il attribue aux lois de Manou. Il dit 29 que la femme est la propriété du mari en vertu du droit de la donation que le père lui fait de sa fille. Nous ne voyons rien de semblable dans le texte. Voici ce que dit Manou: «Une seule fois est fait le partage d'une succession; une seule fois une jeune fille est donnée en mariage; une seule fois le père dit: «je l'accorde.» Mais de telles expressions sont employées encore aujourd'hui. La femme est à la vérité comparée à un champ; c'est une comparaison grossière, mais qui n'indique nullement un autre genre de propriété que celui qui appartient au mari. Que si Manou va jusqu'à dire que la semence d'un autre homme et le «produit» appartiennent au propriétaire du champ 30,» c'est une manière d'exprimer ce que nous admettons nous-mêmes dans le fameux axiome is pater est. Il ne faut pas non plus demander tant de délicatesse à ces vieilles législations qui ne sont pas si logiques et peuvent parfaitement donner place à deux tendances contraires, l'une qui est l'instinct de l'humanité s'éveillant, instinct d'autant plus délicat qu'il est plus spontané; l'autre qui n'est que la conséquence naturelle des mœurs brutales de la barbarie.
Néanmoins, malgré les traits touchants et quelquefois sublimes qui éclatent çà et là dans la législation de Manou, cette législation est profondément viciée à sa source par une doctrine qui n'est pas sans doute exclusivement propre à l'Inde, mais à laquelle elle a imprimé son cachet d'une façon ineffaçable: je veux parler de la doctrine des castes.
Partout, dans toutes les sociétés, dans toutes les civilisations, il y a eu inégalité entre les hommes. Partout, aux inégalités naturelles on a ajouté les inégalités artificielles. Partout les forts ont opprimé les faibles. Patriciens et plébéiens, nobles et manants, riches et pauvres, maîtres et esclaves, sous toutes ces formes diverses s'est posé partout, en tout temps, le grand problème de l'inégalité. Mais nulle part, on peut le dire, l'inégalité n'a pris un caractère plus âpre, plus tranché, plus systématique que dans l'Inde. Nulle part, les hommes n'ont été séparés par des barrières plus fermées, par des inégalités plus humiliantes et plus oppressives.
Partout, en un mot, il y a eu des classes. Ce n'est guère que dans l'Inde et dans l'Égypte, mais surtout dans l'Inde qu'il y a eu des castes.
L'institution des castes est donnée par Manou comme ayant une origine divine. Elles ont pour cause Brahma leur auteur commun, qui les produisit chacune d'une partie différente de lui-même; la première classe, celle des prêtres ou brahmanes, de sa bouche; la seconde, celle des guerriers, ou kchatryas, de son bras; la troisième, celle des laboureurs ou marchands, vaisyas, de sa cuisse; la dernière, celle des soudras ou esclaves, de son pied 31. Il semble que Platon ait eu un souvenir de ce mythe, lorsqu'il nous représente les quatre classes de sa république comme composées de quatre métaux différents: l'or, l'argent, le cuivre et l'airain.
L'inégalité des castes n'est pas seulement politique: elle est morale; chaque classe a ses devoirs particuliers. Le texte est explicite sur ce point. Le devoir naturel du brahmane, c'est la paix, c'est la modération, le zèle, la pureté, la patience, la droiture, la sagesse, la science et la théologie. Le devoir naturel du kchatrya est la bravoure, la gloire, le courage, l'intrépidité dans les combats, la générosité et la bonne conduite. Le devoir naturel du vaisya est la culture de la terre, le soin du bétail et le trafic. Le devoir naturel du soudra est la servitude 32. Ainsi, selon cette doctrine, ce ne sont pas seulement les richesses, la puissance, la considération qui sont inégalement partagées entre les hommes, mais les vertus. La vertu est un privilège. Les plus hautes appartiennent aux brahmanes; les plus brillantes aux guerriers; quant aux dernières classes, elles n'ont point à proprement parler des vertus, mais des fonctions: cultiver la terre, soigner le bétail et trafiquer, voilà les fonctions de la troisième classe. On leur attribue cependant des devoirs plus relevés, et qu'ils partagent avec la seconde classe, ce sont les devoirs religieux: exercer la charité, sacrifier, lire les livres saints, voilà qui leur est ordonné; car c'est encore un hommage d'infériorité envers les prêtres seuls dépositaires des sacrifices et des livres sacrés. Quant à la classe des soudras, réduite au dernier degré de l'humiliation, elle n'a pas d'autre office que de servir les classes précédentes.
Quelle est l'origine du système des castes? On a cru pouvoir rattacher cette institution au dogme panthéistique qui est le fond de la religion indienne 33. Il nous est difficile de partager cette opinion. Quelle relation y a-t-il entre le principe de l'unité de substance et la division de la société en classes fermées et absolument séparées? Limité d'origine n'entraîne pas logiquement de telles conséquences. Au contraire, il semblerait plutôt qu'il y a contradiction entre l'unité de vie qui anime toute la nature et le principe d'une inégalité radicale et irrémédiable entre les hommes. On recommandait au sage l'amitié pour tous les êtres de la nature, et on séparait les hommes en classes asservies les unes aux autres, dont la dernière portait à elle seule le poids de toutes ces servitudes accumulées. Selon toute apparence, l'institution des castes ne dérive pas d'un dogme philosophique; mais elle doit avoir eu une origine historique. Elle représente des conquêtes successives et superposées: telle est du moins l'hypothèse qui a été présentée par quelques critiques, et qui nous paraît la plus vraisemblable.
La doctrine des castes nous conduit à la politique de l'Inde. Cette politique est toute sacerdotale. C'est la théocratie la plus absolue dont on ait jamais eu l'idée. L'Occident peut à peine comprendre, quoiqu'il ait connu aussi une sorte de théocratie, l'excès d'orgueil et de despotisme que l'Inde a supporté et adoré dans la classe des brahmanes. Le livre de Manou recommande, il est vrai, au brahmane de fuir tout honneur mondain, et de désirer le mépris à l'égal de l'ambroisie 34. Nais cette feinte humilité disparaît bientôt pour faire place au plus insolent orgueil que le genre humain ait jamais connu. La naissance du brahmane est un événement divin: c'est l'incarnation de la justice 35: il est le souverain seigneur de tous les êtres; tout ce qui est dans le monde est sa propriété; il a droit à tout ce qui existe. C'est par la générosité du brahmane que les autres hommes jouissent des biens de ce monde 36. Enfin le brahmane, instruit ou non instruit, est une puissante divinité 37.
Mais la classe brahmanique livrée à la science et à la piété ne saurait défendre elle-même d'aussi grands privilèges: aussi, comme il arrive toujours, la théocratie emprunte pour se défendre l'épée des guerriers: l'ordre social repose sur l'union de la classe sacerdotale et de la classe militaire qui ne peuvent prospérer ni s'élever l'une sans l'autre. Mais le brahmane, tout en acceptant la protection du kchatrya ou du guerrier, se garde bien de l'admettre à l'égalité. Veut-on savoir quel est le rapport de ces deux classes? «Un brahmane âgé de dix ans et un kchatrya parvenu à l’âge de cent ans doivent être considérés comme le père et le fils; et des deux c'est le brahmane qui est le père et qui doit être respecté comme tel 38.»
Cependant quoique les brahmanes soient les véritables seigneurs de toutes les classes, la forme de l'État n'est pas théocratique, elle est monarchique. Le langage indien est aussi emphatique en parlant du roi, qu'en parlant des prêtres, C'est là, c'est en Orient qu'a pris naissance évidemment cette doctrine qui, plus on moins mitigée, voit dans les rois les représentants, les interprètes, les émanations de la divinité et dit aux rois: vous êtes des dieux. Dans l'Inde, où rien n'est humain, ce serait trop peu dire que de représenter le roi comme l'oint du Seigneur, comme le ministre de Dieu pour exercer ses vengeances; il faut que le roi soit un Dieu lui-même: «Ce monde, privé de rois, étant de tous côtés bouleversé par la crainte, pour la conservation de tous les êtres, le Seigneur créa un roi, en prenant des particules éternelles de la substance d'Indra, d'Anila, de Yama, de Soûrya, d'Agni, de Varouna, de Tchandra, et de Couvera; et c'est parce qu'un roi a été formé de particules tirées de l'essence de ces principaux dieux, qu'il surpasse en éclat tous les autres mortels. De même que le soleil, il brûle les yeux et les cœurs, et personne sur la terre ne peut le regarder en face. Il est le feu, le vent, le soleil, le génie qui préside à la lune, le roi de la justice, le dieu des richesses, le dieu des eaux, et le souverain firmament par sa puissance. On ne doit pas mépriser un monarque, même dans l'enfant, en disant: c'est un simple mortel car c'est une grande divinité sous une forme humaine 39.»
Il est difficile d'imaginer une apothéose plus éclatante de la royauté. Mais si on y regarde de plus près, on verra que le pouvoir des rois est loin d'être aussi étendu que le promettrait une origine si magnifique. D'abord le premier devoir du roi c'est la vénération envers les brahmanes: il leur doit témoigner son respect à son lever 40, leur communiquer toutes ses affaires 41, leur procurer toutes sortes de jouissances et de richesses 42. S'il trouve un trésor, la moitié est pour les brahmanes. Si le brahmane trouve un trésor, il le garde tout entier 43. Jamais la propriété du brahmane ne doit revenir au roi 44; mais à défaut d'héritier, pour les autres classes, ce sont les brahmanes qui doivent hériter. Les lois de Manou sont évidemment faites pour procurer aux brahmanes toutes les richesses: c'est ainsi qu'ils doivent boire le mépris à l'égal de l'ambroisie. Les biens des brahmanes sont sacrés; le roi n'y doit jamais toucher; dans la plus grande détresse, il ne doit point recevoir de tribut d'un brahmane 45. Ces défenses sont accompagnées des plus terribles menaces. Quel est le prince qui prospérerait en opprimant ceux qui dans leur courroux pourraient former d'autres mondes et d'autres régions du monde, et changer les dieux en mortels 46?»
Telle est la royauté indienne; environnée d'un prestige religieux pour abattre l'esprit du peuple, elle n'est que l'instrument de la classe sacerdotale, qui s'attribue seule le vrai pouvoir, sinon les tracas et l'odieux du gouvernement. Nous savons le rôle qui appartient aux guerriers dans cette organisation sociale; ils sont le bras du sacerdoce, et à eux appartient la défense de la société 47. Quant aux deux classes inférieures, elles sont destituées de toute liberté et de toute influence. Le roi doit les forcer à remplir leurs devoirs; car s'ils s'écartaient un instant de leurs devoirs, ils seraient capables de bouleverser le monde. Ainsi, il ne doit jamais prendre fantaisie à un Vaisya de dire: Je ne veux plus avoir soin des bestiaux 48. Quant au soudra, il doit au brahmane une obéissance aveugle. Celui-ci peut s'approprier le bien de son esclave sans que le roi le punisse; car un esclave n'a rien qui lui soit propre; il ne possède rien dont son maître ne puisse s'emparer 49. Un esclave même affranchi est encore dans l'état de servitude; car cet état lui étant naturel, qui pourrait l'en exempter 50?
On comprend que dans un système politique fondé sur le despotisme et la servitude à tous les degrés il n'y ait pas d'autre moyen d'action que le châtiment. Le châtiment est le principe tutélaire d'une telle société; aussi il est loué et exalté comme un dieu. Que l'on nous permette de citer cette espèce d'hymne d'une sauvage grandeur, en l'honneur du châtiment: «Pour aider le roi dans ses fonctions, le Seigneur produisit dès le principe le génie du châtiment, protecteur de tous les êtres, exécuteur de la justice, son propre fils et dont l'essence est toute divine. C'est la crainte du châtiment qui permet à toutes les créatures mobiles et immobiles de jouir de ce qui leur est propre, et qui les empêche de s'écarter de leurs devoirs. Le châtiment est un roi plein d'énergie: c'est un administrateur habile, un sage dispensateur de la loi; il est reconnu comme le garant de l'accomplissement du devoir des quatre ordres. Le châtiment gouverne le genre humain, le châtiment le protège: le châtiment veille pendant que tout dort; le châtiment est la justice, disent les sages. Infligé avec circonspection et à propos, il procure aux hommes le bonheur; mais appliqué inconsidérément, il le détruit de fond en comble. Si le roi ne châtiait pas sans relâche ceux qui méritent d'être châtiés, les plus forts rôtiraient les plus faibles, comme des poissons sur une broche. La corneille viendrait becqueter l'offrande du pain, le chien lécherait le beurre clarifié; il n'existerait plus de droit de propriété, l'homme du rang le plus bas prendrait la place de l'homme de la classe la plus élevée. Toutes les classes se corrompraient, toutes les barrières seraient renversées, l'univers ne serait que confusion, si le châtiment ne faisait plus son devoir. Partout où le châtiment à la couleur noire, à l'œil rouge, vient détruire les fautes, les hommes n'éprouvent aucune épouvante, si celui qui dirige le châtiment est doué d'un jugement sain 51».
Ainsi, cette doctrine, qui s'est présentée d'abord à nous comme une doctrine d'amour, et qui se recommande en effet par les accents les plus touchants, aboutissait en définitive au plus affreux despotisme. Une théocratie insolente, une royauté terrible, une servitude inouïe des classes inférieures: et au-dessus de la société, le châtiment planant, comme une divinité sanglante: voilà le brahmanisme, religion étrange qui mêle la superstition la plus compliquée à la métaphysique la plus subtile, les menaces les plus terribles aux maximes les plus compatissantes et une dureté farouche à une exquise sensibilité.