Au commencement était le Verbe
Voyons maintenant, en pratique, comment se déroule cette « constante conversation silencieuse entre le corps et le « monde-de-la-vie », cette « danse de la coordination réglée par une chorégraphie de la coexistence »[27] entre le corps et l’environnement, et entre le corps et celui des autres êtres vivants qui partagent son expérience.
Langage et complexité
Éclatantes, grinçantes, raclées, résonnantes, claquantes ou grasseyantes, ces vibrations des molécules d’air ont été sans cesse peaufinées à mesure qu’elles sont passées d’une bouche à une autre, d’une région à une autre, et transmises de génération en génération. » Fioreza Gracci[1]
La pensée complexe est la pensée contextuelle par excellence, car aucun phénomène ne peut être interprété avec justesse si on fait fi des relations qu’il entretient avec son environnement. Mais qu’en est-il du langage ? Pour répondre à cette question, j’ai dû faire un long détour par la phénoménologie et les sciences cognitives pour essayer de voir comment on peut appliquer ce qu’Edgar Morin appelle l’« épistémologie complexe » à la compréhension de la nature du langage. Bien évidemment, chaque auteur et chaque concept peuvent remplir à eux seuls une bibliothèque entière. Je n’ai retenu que ce qui me permettra, je l’espère, d’éclairer le phénomène du langage de façon cohérente.
PREMIÈRE PARTIE
La phénoménologie[2]
La phénoménologie est une doctrine philosophique fondée au début du xxe siècle par le philosophe et mathématicien allemand Edmund Husserl. Comme son nom l’indique, cette science se concentre sur l'étude des phénomènes et de l’expérience vécue.
Quelques siècles auparavant, « (p)our que les scientifiques puissent décrire mathématiquement la nature, Galilée leur conseilla de se limiter à l’étude des propriétés essentielles des corps matériels – les formes, les nombres et le mouvement – qui pouvaient être mesurées et quantifiées. Les autres propriétés comme la couleur, le son, le goût ou l’odeur n’étaient que des projections mentales subjectives qui devaient être exclues du champ de la science. La stratégie de Galilée consistant à diriger l’attention des scientifiques vers les propriétés quantifiables de la matière s’est avérée extrêmement heureuse à travers toute la science moderne mais a également constitué un fardeau bien lourd. »[3]
Edmund Husserl et le Lebenswelt ou « monde-de-la-vie »
Les sciences modernes, et les technologies qui les accompagnent, sont aveugles aux aspects qualitatifs du monde dont, pourtant, leur existence dépend. Edmund Husserl craignait que cette perte des aspects qualitatifs de l’expérience vécue conduise à une crise de la civilisation européenne, sinon à la destruction totale du monde vivant. Précisons qu’Edmund Husserl était un Juif autrichien vivant en Allemagne entre les deux guerres.
Aujourd’hui, on appelle qualia les propriétés de la perception et, plus généralement, de l’expérience sensible. Elles comprennent les expériences perceptives, les sensations corporelles (douleur, faim, fatigue, chaleur…) et les affects (sentiments, émotions, passions…). Mais l’existence même des qualia est remise en question par certains intellectuels comme le philosophe et directeur du centre d'études cognitives de l'université de Tufts (Massachusetts), Daniel Dennett. Pour ce dernier, les sensations intimes de perception n'existent pas, notre rapport conscient au monde ne contient rien de plus que ce qui est susceptible d'être décrit et expliqué par un discours scientifique neutre. Il s’agit là d’une stratégie courante en science qui consiste à écarter tout ce qui n’est pas accessible à l’expérimentation.
La phénoménologie ne cherche pas à expliquer le monde, mais à décrire du mieux possible comment ce monde se manifeste à la conscience. « Toute conscience est conscience de quelque chose », disait Husserl. Pour exister, elle doit être consciente d’autre chose que d’elle-même. L’explication phénoménologique est un retour sur « l’intuition d’être au monde ».
La conscience cherche à « rencontrer la chose même », disait Husserl. L’importance du corps sensible (Leib) dans ce processus a conduit le philosophe à reconnaître l’existence d’une dimension corporelle fondamentale qui va de pair avec le paysage vivant dans lequel nous sommes « incarnés ». Alors que Galilée lui avait substitué une nature idéalisée, basée sur les mathématiques, Husserl revenait au Lebenswelt, le « monde-de-la-vie », « un domaine profondément charnel, un monde d’odeurs, de goûts et de rythmes réchauffés par le soleil et frémissant de semences. Il s’agit, bien évidemment, de la biosphère, la matrice de la vie terrestre dans laquelle nous sommes incorporés »[4]. La terre-mère est donc, pour Husserl, le contexte où les hommes existent et agissent en commun.
La « réalité objective » dont parle la science moderne se veut un substrat concret qui sous-tend toute expérience, mais elle est, selon Husserl, une construction théorique vidée des sujets et des qualités subjectives. Pour le philosophe, le « monde réel » n’est pas un simple objet, ni une collection de données, mais un tissu de sensations et de perceptions, une expérience « intersubjective » partagée par une multitude de sujets sensibles qui en font l’expérience sous plusieurs angles différents.
Chaque conscience reconnaît l’existence d’autres consciences dans « un sentiment originaire de coexistence », selon la définition que Husserl donne de l’intersubjectivité. Autrement dit, les autres font comme moi l’expérience du monde à partir d’un point de vue qui leur est propre. La conscience de soi et du monde n’est donc pas une expérience solitaire. Le sujet se constitue et constitue son monde dans et par sa relation aux autres. Leurs gestes et leurs expressions, observés à l’extérieur, trouvent écho et résonnance à l’intérieur de notre propre corps.
Le « monde-de-la-vie » peut donc être vécu très différemment par des cultures différentes. Mais, sous ces différences culturelles explicites, il y a le monde implicite de la vie identifié par Husserl, une réalité unique et profonde, une dimension de l’expérience trop souvent ignorée par la science, mais qui supporte néanmoins toutes les visions du monde. Comme écrit le philosophe et écologiste américain David Abram, « il y a des structures de base partagées, des éléments sensibles communs aux différentes cultures et même, nous pouvons le soupçonner, aux différentes espèces »[5].
Maurice Merleau-Ponty et le corps sensible ou la « chair »
Alors que l’approche cartésienne de la science prônait le dualisme de l’esprit et du corps, le philosophe français Maurice Merleau-Ponty centra sa phénoménologie, résolument non dualiste, autour de la question du corps sensible, qu’il préférait appeler la « chair », et de l’intersubjectivité. La pensée de Merleau-Ponty est une philosophie des liens vitaux que le corps tisse avec les choses et avec autrui, dans « la chair du monde ». L’importance accordée aux liens ne laisse aucune place à la séparation. Il existe une sorte de circularité, une coévolution, entre le corps sensible et le « monde-de-la-vie ».
La « chair » est la mystérieuse matrice qui sous-tend autant ce qui perçoit que ce qui est perçu. C’est seulement comme un corps que je suis visible et sensible aux autres. Le corps est donc l’instrument de mon insertion dans le champ commun et intersubjectif de l’expérience. Le corps sensible n’est pas une machine programmée, mais une forme active continuellement en train d’improviser sa relation au monde, qui se perçoit à travers nous. « Nous en venons à sentir que nous faisons partie de la forêt, que nous en sommes consanguins et que notre expérience de la forêt, c’est la forêt qui fait l’expérience d’elle-même. Une telle réciprocité perceptuelle, quand elle est consciemment reconnue, peut influencer profondément notre comportement. Si l’entourage est perçu comme sensible, attentif et vigilant, alors je dois m’assurer que mes actions soient respectueuses, même en l’absence d’observateurs, de peur d’offenser la terre elle-même. »[6]
Alors que le discours scientifique conventionnel s’intéresse au monde en faisant abstraction de l’expérience sensible, le spiritualisme du Nouvel Âge privilégie l’esprit en faisant abstraction de la matière sensible. Deux visions du monde opposées : le déterminisme scientifique et le déterminisme spirituel. Pourtant, l’être qui perçoit et l’être perçu sont de même nature. « En relation avec les autres, chacun de nous est à la fois sujet et objet. Ma main n’est capable de toucher les choses que parce qu’elle peut elle-même être touchée ; les yeux, avec lesquels je vois les choses, sont eux-mêmes visibles. Un esprit complètement immatériel ne pourrait ni voir les choses, ni les toucher. Dans la forêt, nous pouvons parfois sentir que les arbres nous regardent... » [7]
La perception, selon Merleau-Ponty, est cette réciprocité, cette constante conversation silencieuse entre le corps et les êtres qui l’entourent. Le terme « perception » désigne l’activité concertée de tous les sens qui fonctionnent ensemble. Si on voulait reconnaître la contribution de chacun des sens, il faudrait l’extraire de cette « couche fondamentale de l’expérience sensible ». La synesthésie est un phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés. La fusion des sens dans notre expérience première, pré-conceptuelle, est naturellement synesthétique selon Merleau-Ponty. Ainsi, le cri strident et guttural du corbeau anime le paysage de la désinvolture et de l’humeur propre à cette forme luisante et noire. Les perceptions auditives et visuelles s’intègrent dans l’oiseau exactement comme la vision de chacun des deux yeux se fondent pour former une image nette du corbeau. En 2004, l'Association américaine de synesthésie a dénombré 152 formes de synesthésies différentes[8]. Le poète Arthur Rimbaud caressait le projet d’intégrer tous les sens par sa poésie. Dans L’Alchimie du verbe, il écrit :
« J’inventais la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert - Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fût d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixai des vertiges. »[9]
Merleau-Ponty a consacré sa carrière à démontrer que la perception se déroule comme un échange réciproque entre le corps vivant et le monde animé qui l’entoure. Ils co évoluent. Malheureusement, le monde moderne ne favorise pas toujours ce dialogue.
David Abram est un philosophe, écologiste culturel et artiste américain qui s’est fait connaître par ses travaux reliant la tradition philosophique de la phénoménologie avec les questions de l’environnement et de l’écologie. Il a notamment occupé la chaire Arne Naess pour la Justice mondiale et l’environnement à l’université d’Oslo en Norvège et il enseigne régulièrement au collège Schumacher[10] dans le South Devon en Angleterre. Dans son remarquable livre The Spell of the Sensuous[11], il raconte qu’à l’automne 1985, un violent ouragan s’est abattu sur les côtes de Long Island où il vivait alors. Une longue panne d’électricité a forcé les gens à marcher pour se rendre à destination, ce qui a été l’occasion d’un bénéfique retour à leurs sens. « Nous avons commencé à nous rencontrer « en personne » dans les rues. En l’absence d’automobiles avec leurs moteurs bruyants, le chant des oiseaux et des criquets est devenu clairement perceptible. Des nuées d’oiseaux migraient vers le sud pour l’hiver, et plusieurs d’entre nous avons simplement écouté, avec une nouvelle curiosité, les vagues de son du vent dans les arbres et dans les champs. Et la nuit était piquée d’étoiles ! Plusieurs enfants ont pu voir la Voie Lactée pour la première fois et ils étaient émerveillés. Pendant quelques jours, notre ville est devenue une communauté consciente de sa place dans le cosmos. Même nos nez se sont réveillés aux fraîches odeurs de l’océan, soudain plus vigoureuses et plus salées. » Les nombreux artéfacts humains ayant alors perdu une partie de leur lustre, les éléments organiques ont retrouvé une nouvelle vitalité.
Dans la nature, les patterns sont composés de figures répétitives mais jamais exactement les mêmes. Les artéfacts fabriqués en série par la société industrielle, des cartons de lait jusqu’aux ordinateurs en passant par les machines à laver, entraînent nos sens dans une danse qui se répète constamment sans aucune variation. Une fois que nos corps ont maîtrisé ces objets, ils n’apprennent plus rien à nos sens, ils sont incapables de nous surprendre. Alors nous devons acquérir sans cesse de nouveaux objets, de nouvelles technologies, de nouveaux modèles, si nous voulons continuer à être stimulés.
En architecture, les lignes droites et les anges droits de nos immeubles flétrissent nos sens, même si ces derniers peuvent supporter les abstractions intellectuelles. La nature terrestre des matériaux – le bois, l’argile les métaux et les pierres – qui entrent dans la construction, s’efface devant ces formes abstraites et calculées. Pauvres en variété et en nuances, ces abstractions doivent compenser en monopolisant le champ visuel.
De ce qui précède, nous pouvons retenir qu’il y a deux grandes conceptions du monde : celle de la science moderne avec ses quantités et son objectivité, et celle de l’expérience sensible avec ses qualités, sa subjectivité et sa réciprocité entre le corps et la nature. Or, notre conception du monde affecte la façon dont nous comprenons la pensée et la connaissance, d’où les deux principaux courants dans les sciences cognitives auxquels s’ajoute celui du biologiste et philosophe chilien Francisco Javier Varela qui a tenté d’établir un pont entre les deux.
Avant de poursuivre sur la cognition, rappelons que les systèmes vivants sont composés de réseaux emboîtés dans des réseaux toujours plus complexes, un peu à l’image des poupées russes (biomolécules, cellules, organes, organismes, écosystèmes, biosphère). Les interactions locales entre les composants d’un système à un certain niveau de complexité font apparaître des propriétés authentiquement nouvelles à un niveau de complexité supérieur ; ces dernières ne peuvent être déduites à partir des propriétés des composants du niveau dont elles ont émergé. De plus, il y a un impact rétroactif des propriétés émergentes sur les interactions locales. Chris Langton, informaticien pionnier de la vie artificielle à l’Institut Santa Fe, la mecque de la recherche sur les systèmes complexes, décrit le phénomène circulaire ainsi :
« Si vous êtes strictement mécaniste, vous ne considérez que (…) le fait que les interactions locales entraînent des propriétés globales, comme dans la vie ou dans un écosystème stable. Si vous êtes au contraire un vitaliste strict, tout ce que vous voyez, ce sont (…) les effets d’une propriété globale mystique non identifiée déterminant le comportement des entités constituant le système. Les mécanistes procèdent de bas en haut et les vitalistes de haut en bas. Le message intuitif de la science de la complexité est que ces deux façons de voir se complètent et mettent en évidence une boucle de rétroaction qui opère de façon précise et continue. La dynamique provient du système lui-même. »
Christopher Langton[12]
Francisco J. Varela et les sciences cognitives[13]
Dans les années quatre-vingt-dix, Francisco J. Varela, qui figure parmi les génies du vingtième siècle, a proposé une nouvelle discipline, la neuro phénoménologie. Varela pensait qu’une « science qui néglige (le) passé risque fort de répéter ses erreurs »[14] Il n’a donc pas hésité à s’inspirer de la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty pour enrichir le domaine des sciences cognitives auquel il a savamment participé.
Le cognitivisme ou computationnalisme
Si la décennie des années quarante a vu naître la cybernétique, le développement des sciences cognitives a démarré en 1956 avec l’argument cognitiviste. Selon cette hypothèse, la pensée est un processus de traitement de l'information, une méthode de résolution de problèmes. L’ordinateur s’impose comme modèle mécanique de la pensée. En d’autres termes, elle s’effectue par une computation physique de symboles selon un ensemble de règles, d’où la désignation de computationnalisme ou de traitement symbolique. Il ne faut pas s’étonner que l’intelligence artificielle soit « la projection littérale de l’hypothèse cognitiviste ».[15] Selon Varela, « presque toute la neurobiologie a été infiltrée par le corollaire cognitiviste du traitement de l’information. »[16]
L’une des principales failles de l’approche cognitiviste est que le traitement symbolique de l’information se base sur des règles appliquées séquentiellement. C’est une sérieuse limitation lorsque la tâche à accomplir demande un très grand nombre d’opérations, comme l’analyse des images, par exemple. C’est pourquoi il y a une recherche constante d’algorithmes de traitement parallèle ainsi qu’une course à l’ordinateur quantique.
Le connexionnisme
Il est ensuite apparu que « le cerveau fonctionne (plutôt) à partir d’interconnexions massives, sur un schéma distribué, de sorte que la configuration des liens entre ensembles de neurones puisse se modifier au fil de l’expérience. »[17] Ici, le sens n’est pas enfermé à l’intérieur de symboles abstraits : il est fonction de l’état global du système grâce à une armée de constituants simples et non intelligents qui, comme des neurones, expriment des propriétés globales intéressantes lorsqu’ils sont reliés. De récentes recherches ont clairement montré que ces propriétés émergentes sont fondamentales dans le fonctionnement du cerveau. « Les neurones doivent être étudiés en tant que membres de vastes ensembles qui apparaissent et disparaissent constamment au fil de leurs interactions coopératives, où chaque neurone a des réactions multiples et diverses selon le contexte. »[18] Le cerveau est donc un système hautement coopératif. Selon Varela, « le comportement du système entier ressemble à une bruyante conversation de cocktail plus qu’à une suite de commandements. »[19] Un seul neurone participe à plusieurs de ces configurations globales, mais il est peu significatif quand on le considère isolément.
L’énaction
Donc, selon les cognitivistes, il existe un monde extérieur à découvrir dont le système cognitif traite l’information et trouve des solutions en manipulant des symboles. D’autre part, pour les connexionnistes, le système cognitif fait émerger son propre monde et l’acte cognitif a véritablement lieu au niveau de la connexion des neurones. Mais selon Varela la connaissance n’est ni un miroir d'une réalité objective externe, ni une création arbitraire. Son approche, appelée « énaction », propose une voie moyenne. Dans cette perspective, « C’est le processus continu de la vie qui a modelé notre monde par ces aller et retour entre ce que nous appelons, depuis notre perspective perceptuelle, les contraintes extérieures et l’activité générée intérieurement. »[20] Au moyen de ce que Varela appelle un « couplage structurel », le monde environnant est façonné par l’organisme autant que l’organisme est façonné par lui. « L'organisme et l'environnement s'enveloppent et se dévoilent mutuellement dans la circularité fondamentale qu'est la vie même. »[21] Reconnaître cette circularité, la rétroaction dont parlait Chris Langton plus haut, est le point de départ qui permet de l’expliquer scientifiquement.
L’énaction se réclame de la phénoménologie, car c’est un processus de réflexion « incarnée ». L'idée principale de l'énaction est que les facultés cognitives se développent lorsqu’un corps sensible interagit en temps réel avec un environnement tout aussi réel ; elles sont inextricablement liées à l’histoire des diverses actions accomplies par ce corps dans le « monde-de-la-vie ». C’est l'historique des actions en contexte qui fait émerger un monde de significations, un monde "énacté", pour reprendre l'expression de Varela. Dans cette perspective, « Tout ce que nous percevons, pensons, imaginons est biographique. »
« Je viens d’un milieu paysan. On élevait des animaux, on montait à cheval, on plantait des arbres. La vision de l’esprit comme un ordinateur sophistiqué m’apparaissait trop désincarnée. Jeune scientifique, j’étais rationaliste et athée. Mais, au Chili, y compris parmi les rationalistes marxistes, il y avait une sorte de musique perpétuelle, une ambiance de spiritualité. J’ai le souvenir d’expériences de type mystique dès l’âge de cinq ans, très charnelles, devant la nature. Elles n’avaient rien de religieux. Pas de dogmatisme là-dedans. Je parlerais plutôt de moments rares, pleins d’un sentiment de fête, d’ouverture au monde, d’expansion de l’esprit, que les enfants vivent spontanément. » Francisco Varela[22]
Et le langage dans tout ça ?
Le monde dont nous faisons l’expérience est fortement influencé par notre façon de le comprendre et d’interagir avec lui. Ainsi, le phénomène du langage peut être compris différemment selon notre conception de la cognition.
Il ne s’agit pas ici de retracer l’histoire de la linguistique, ni même de respecter la chronologie, mais de situer quelques grandes théories selon les conceptions de la connaissance que nous venons de voir.
Noam Chomsky et la syntaxe générative
Durant la première moitié du XXe siècle, les linguistes ont expliqué le langage par essais, erreurs et récompenses successives (behaviorisme). Autrement dit, l'enfant apprenait sa langue par simple imitation en écoutant et reproduisant ce que l'adulte disait.
Or avant l'âge de 5 ans, les enfants sont capables, sans enseignement formel, de produire et d'interpréter avec cohérence des phrases qu'ils n'ont jamais rencontrées auparavant. C'est cette capacité extraordinaire qui amène, dans les années 1950, le célèbre linguiste américain Noam Chomsky[23] à formuler l'hypothèse que l'apprentissage du langage est facilité par une prédisposition de nos cerveaux à certaines structures de la langue. Mais pour que cette hypothèse tienne la route, il faut que toutes les langues du monde partagent certaines propriétés structurelles. Chomsky et d’autres linguistes montrent que, malgré des grammaires très différentes, les quelque 5 ou 6 000 langues de la planète partagent un ensemble de règles et de principes syntaxiques. Pour eux, cette " grammaire universelle " serait innée et inscrite quelque part dans la « circuiterie neuronale » du cerveau humain.
Dans les années 1990, Chomsky concentre ses travaux sur ce qu'il appelle le « programme minimaliste » qui met moins l'accent sur une grammaire universelle inscrite dans notre cerveau que sur un grand nombre de circuits cérébraux plastiques. Et avec cette plasticité viendrait un nombre infini de concepts. Chomsky continue donc de penser que le langage est « pré-organisé » d'une façon ou d'une autre dans la structure neuronale du cerveau humain et que l'environnement ne vient que sculpter les contours de ce réseau en une langue particulière. Selon Christiane Notari, auteure du livre Chomsky et l’ordinateur : Approche critique d’une théorie linguistique[24], « la linguistique cognitive chomskyenne se situe clairement dans la mouvance du paradigme cognitiviste ou computationnel des sciences cognitives. »
Ferdinand de Saussure et la linguistique structurale
Il est intéressant de faire un bref retour à la fin du XIXème siècle pour retrouver le linguiste suisse Ferdinand de Saussure qui a exercé une influence sur la pensée de Merleau-Ponty. Pour Saussure, la langue, considérée comme un système purement structurel, n'est pas une structure mécanique qui peut être directement divisée en composants séparables, mais davantage un système organique, vivant, dont chaque partie est reliée à toutes les autres. Ce que Merleau-Ponty a retenu de Saussure, c’est qu’il décrivait la structure de toute langue comme un tissu d’interdépendances, un réseau de signes dans lequel chaque terme est significatif seulement parce qu'il est en relation avec les autres termes du système. Comme disait Merleau-Ponty, ce que nous avons appris de Saussure, c'est que, pris séparément, les signes ne signifient rien. Si l’on change un élément de la langue, cela devrait avoir des conséquences sur le reste.
Cette position est proche du connexionnisme. Cependant, comme l’affirme Merleau-Ponty dans ses derniers écrits, ce ne sont pas d'abord les connexions neuronales qui possèdent le caractère relationnel d’un réseau, mais le monde sensible des perceptions. La structure organique interconnectée de chaque langue est donc un écho du tissu profondément interconnecté de la réalité elle-même.
George Lakoff et la sémantique cognitive
Proche à l'origine de Chomsky, le linguiste américain et professeur à Berkeley, George Lakoff, s'en est par la suite résolument écarté. Contrairement à Chomsky pour qui la syntaxe est indépendante du contexte, Lakoff montre que le contexte et la sémantique entrent en ligne de compte dans les règles qui gouvernent la syntaxe. La métaphore, autrefois vue comme une simple construction linguistique, devient avec Lakoff une construction conceptuelle essentielle et centrale dans le développement de la pensée. En 1980, la publication du livre Metaphors We Live By[25] en collaboration avec Mark Johnson, détaille cette théorie de la métaphore conceptuelle et inaugure le domaine de recherche aujourd’hui appelé la sémantique cognitive.
La grande intuition de la sémantique cognitive est que toute la cognition humaine, jusqu’aux raisonnements les plus abstraits, est « incarnée ». Autrement dit, pour George Lakoff, notre cerveau est si intimement lié au corps, à sa forme et à la façon dont il fonctionne que les métaphores qui en émanent sont nécessairement puisées dans ce corps et son rapport au monde. Or pour lui, c’est aussi à partir de ces métaphores que se forment les concepts qui nous permettent justement de penser ce monde. On s’approche de la pensée conceptuelle de la phénoménologie.
Francisco Varela et la « danse de coordination »
Chez Varela, toute la théorie de l’énaction est une critique de la mécanique, une apologie de la vie. Rappelons que l'idée principale de l'énaction est que les facultés cognitives se développent lorsqu’un corps sensible interagit en temps réel avec un environnement tout aussi réel.
Le domaine cognitif croît avec la complexité du système vivant. À un certain niveau de complexité, le système vivant peut non seulement se coupler avec son environnement mais avec les autres systèmes vivants qui partagent son expérience. Le langage humain apparaît comme la plus haute forme de « couplage » entre les membres d’une même espèce, sa fonction étant celle de la coordination du comportement. Il y a donc une continuité entre le naturel et le culturel.
Dans Invitation aux sciences cognitives, Francisco Varela nous livre sa conception du langage :
« Dans cette perspective l'acte de communiquer ne se traduit pas par le transfert d'information depuis l'expéditeur vers le destinataire, mais plutôt par le modelage mutuel d'un monde commun au moyen d'une action conjuguée : c'est notre réalisation sociale, par l'acte de langage, qui prête vie à notre monde. Il y a des actions linguistiques que nous effectuons constamment : des affirmations, des promesses, des requêtes, et des déclarations. En fait, un tel réseau continu de gestes conversationnels, comportant leurs conditions de satisfaction, constitue non pas un outil de communication, mais la véritable trame dans laquelle se dessine notre identité. »[26]
De tout ce qui précède retenons que la science moderne nous présente un monde « extérieur », objectif, que nous pouvons « décoder » par la connaissance et dont nous devons parler en termes de quantités et de mesures. La terre n’est qu’un théâtre dont nous sommes des spectateurs détachés.
Une autre conception, inspirée de la phénoménologie celle-là, nous propose un monde que nous participons à faire émerger par nos interactions avec les autres êtres sensibles qui nous entourent, un monde dont notre corps et nos sens nous donnent une connaissance intime, subjective et dont nous pouvons parler en termes de qualités. Ici, la terre-mère est le « contexte » où les hommes existent et agissent en commun.
Voyons maintenant, en pratique, comment se déroule cette « constante conversation silencieuse entre le corps et le « monde-de-la-vie », cette « danse de la coordination réglée par une chorégraphie de la coexistence »[27] entre le corps et l’environnement, et entre le corps et celui des autres êtres vivants qui partagent son expérience.
La coévolution entre le langage et l’environnement physique[28]
Un enfant n’entre pas d’abord dans le langage en étudiant consciemment les règles de la syntaxe et de la grammaire ou en mémorisant la définition des mots du dictionnaire. Il entre graduellement par mimétisme dans les mélodies spécifiques de l’environnement naturel. « Le premier dictionnaire fut fait de la réunion des sons de l’univers » écrivait le philosophe allemand Johann Gottfried Herder dans son Essai sur l’origine du langage. Nous n’apprenons donc pas notre langue maternelle mentalement mais par l’intermédiaire du corps. Chaque langue est une sorte de mélodie, une façon particulière de chanter le monde. Ainsi, chez certains peuples autochtones, le nom des arbres évoque le son que le vent fait quand il souffle dans le feuillage en automne. Le son émis à ce moment de l’année, quand les feuilles commencent à sécher, est le son spécifique de cette région particulière au moment où le vent chargé de sel souffle de l’océan Atlantique. C’est la manifestation de l’énergie dans un contexte particulier. Les vibrations sonores pour le nom des arbres sont liées au contexte changeant du vrai paysage.
Dans Tristes Tropiques, l’ethnographe français Claude Lévi-Strauss a expliqué comment le climat a pu façonner la nature des civilisations. Mais qu’en est-il des langues ?
« Le rotokas, une langue de Nouvelle-Guinée, n’a que 6 consonnes et 5 voyelles, tandis que le khoon, parlé dans le sud de l’Afrique, en compte respectivement 128 et 28. Comment expliquer une telle variabilité ? Une collaboration internationale vient de montrer que l’environnement est en partie responsable. »[29]
Ainsi, les consonnes sont d’autant plus abondantes qu’on s’éloigne des zones où la végétation est dense, tandis que les voyelles abondent près des forêts tropicales. Deux mécanismes sont plausibles, explique Christophe Coupé du laboratoire Dynamique du langage à l’université de Lyon 2. Soit la végétation dégrade les ondes acoustiques, en absorbant et dispersant surtout les fréquences les plus élevées, dont les consonnes sont plus riches ; soit la chaleur crée des tourbillons qui détruisent une partie des hautes fréquences. Résultat : il est avantageux pour une bonne communication en forêt, d’enrichir une langue en voyelles. De plus, pour prononcer des voyelles, il faut ouvrir davantage la bouche… ce qu’on fait moins lorsqu’il fait froid.
Au-delà de 1500 mètres, l’altitude favorise la présence de consonnes éjectives, des sons qui impliquent la fermeture de la glotte et la remontée du larynx. La pression atmosphérique plus faible en altitude, facilite la prononciation des éjectives, atténuant l’important effet de compression qu’elles demandent. Parce qu’elles ne nécessitent pas d’expulsion d’air depuis les poumons, utiliser des éjectives réduit l’exhalation du condensat d’haleine et contribue à lutter contre la déshydratation, ce qui est vital en altitude.
Une nouvelle discipline, l’écolinguistique, est apparue dans les années 1990. L’idée est simple, il s’agit de prendre en compte le contexte écologique et ses répercussions sur le langage. Une certaine forme de darwinisme est alors appliquée à la linguistique : la langue, comme n’importe quel autre trait physique ou comportemental des humains, s’adapte au contexte naturel dans lequel elle évolue. Selon Caleb Everett, professeur de linguistique anthropologique à l’université de Miami et l’un des principaux artisans de la linguistique écologique : « Suivant le même principe que celui de l’évolution darwinienne, si la présence d’une caractéristique linguistique confère un avantage, aussi modéré soit-il, dans un environnement donné, celle-ci se répandra au fil du temps et des échanges entre populations. »[30] Statistiquement, la corrélation entre la présence de forêts et un taux plus faible de consonnes est très forte. Seules les statistiques font apparaître les lois cachées du darwinisme linguistique. Bien que fort intéressante, cette théorie pour expliquer l’évolution du langage appartient à la science moderne avec ses facteurs mesurables.
Mais dans la conception phénoménologique du monde, le langage humain est un phénomène profondément charnel, enraciné dans la dimension sensuelle de l’expérience. Il ne peut pas être étudié ou compris en isolation du son, de la forme et du rythme des mots. Les facteurs d’évolution ne sont plus les mutations aléatoires et la sélection naturelle, mais le « couplage structurel » continu entre l’organisme et le paysage entier et les autres êtres sensibles qui l’entourent. Les langues contiennent l’histoire de leur paysage, elles sont le fruit de leur coévolution.
DEUXIÈME PARTIE
Langues indo-européennes et langues autochtones : deux visions du monde[31]
Ce n’est pas tant la grammaire, la syntaxe ou même la sémantique qui distinguent les langues occidentales de celles des peuples autochtones, c’est plutôt la différence dans les visions du monde qu’elles expriment. Dans les sociétés occidentales, le langage contribue largement à nier la réciprocité entre l’humain et la nature ; il reste muet sur notre participation sensorielle avec le « monde-de-la-vie ». En définissant une grande partie de l’environnement comme inerte, mécanique et déterminé, il reflète la perte de confiance en l’expérience des sens et valorise un monde d’idées abstraites.
Le philosophe, sociologue et anthropologue français Lucien Lévy-Bruhl, dont les travaux, au début du xxe siècle, ont principalement porté sur l'étude des traditions de la parole, c’est-à-dire des peuples sans écriture, utilisait le mot « participation » pour parler de la logique animiste des autochtones, pour qui les objets inanimés comme les pierres et les montagnes sont souvent perçus comme vivants, pour qui certains noms prononcés tout haut peuvent influencer à distance les choses ou les êtres qu’ils nomment, pour qui certaines plantes, certains animaux, certains lieux, certaines personnes et certains pouvoirs peuvent tous être sentis comme participant dans l’existence l’un de l’autre et s’influençant mutuellement.
Lost in Translation
Apprendre une langue autochtone, c’est donc adopter une nouvelle façon de penser, de comprendre le monde. Ce n’est pas du tout la même chose qu’un francophone qui apprend l’anglais ou l’espagnol. La traduction d’une langue dans une autre n’est pas facile quand les visions du monde sont profondément différentes. L’interprète doit d’abord décrire la scène et expliquer le contexte. Imaginez lorsqu’un avocat de langue européenne doit interroger un témoin autochtone… On raconte que certains Amérindiens aiment bien se moquer des situations où le juge fait une brève remarque et entend le traducteur se lancer dans une longue déclaration en langue autochtone. « Est-ce que j’ai vraiment dit ça ? Je n’ai prononcé qu’une ou deux phrases et vous avez parlé pendant vingt minutes ! » fait remarquer le juge. Le traducteur répond « Oui votre honneur… c’est plus ou moins ce que vous avez dit. Mais vous avez utilisé des mots reliés à des concepts qui n’existent pas dans la vision traditionnelle du témoin. Alors, j’ai dû décrire la scène et expliquer le contexte dans lequel vos brèves remarques peuvent être comprises. »
La langue, un processus vivant
La pratique du langage chez les peuples autochtones porte une signification très différente de celle du monde occidental. Nous avons généralement tendance à penser que les langues que nous parlons sont comme des postes de radio, les véhicules passifs de nos idées, alors que chez les autochtones, parler c’est entrer en alliance avec les vibrations de l’univers. La langue n’est pas qu’un médium, un véhicule pour la communication, elle est un processus vivant.
Dans ses Carnets, Lévy-Bruhl parle d’une identité de substance, d’une parenté étroite entre la personne et certains êtres. Ainsi, au moment d’écrire ce texte, je viens de passer quelques jours avec des amis maoris dans la forêt pluviale Whirinaki en Nouvelle Zélande. Comprenant que leur chair et leur sang proviennent de l’eau de leur rivière, de la nourriture qu’ils chassent, cueillent ou cultivent dans leurs montagnes et leur somptueuse forêt, mes amis parlent de ces éléments de leur environnement comme des membres de leur famille. Ils invoquent une parenté avec ces entités qui, pour un esprit dit « civilisé », sont parfaitement insensibles et inertes. Les Maoris appartiennent à un territoire qui recycle leurs composants depuis des générations. Tantôt les éléments inorganiques intègrent la structure d’un être vivant, tantôt ils retournent au monde inanimé dans un grand cycle de composition et décomposition. La frontière entre le monde inanimé et le monde vivant n’est pas si hermétique qu’on croit, et le langage des peuples autochtones en tient compte. Par exemple, les Maoris se nomment tangata whenua, c’est-à-dire « le peuple appartenant à la terre » et le nom de la tribu Tuhoe signifie « enfants de la brume » un élément toujours présent dans une forêt pluviale. Chaque langue autochtone est un lien avec le paysage particulier dans lequel le peuple vit.
Dans les traditions de la parole, les mots sont des présences réelles, ils ne parlent pas du monde, ils parlent au monde. Parler est une action positive qui peut produire un changement. Ainsi, les chasseurs autochtones ne se réfère pas directement à l’animal qu’ils convoitent en prononçant son nom. Ce n’est pas tant parce que l’animal pourrait les entendre et s’enfuir, mais parce que les vibrations énergétiques du nom pourraient alerter le gardien de cet animal particulier. Cette attention spéciale à la parole ne s’applique pas uniquement aux animaux, mais également aux arbres, aux rivières, aux vents et même aux éléments du paysage, comme les volcans, ou aux événements climatiques. Ainsi, quand les Maoris entrent dans une forêt, ils font une prière (karakia) à Tane, gardien de la forêt et créateur de la vie sur terre. Pour eux, la forêt revêt un caractère sacré, car tous les êtres qui y vivent sont les enfants de Tane et font donc partie de la même famille. Alors avant de couper un arbre, de cueillir des plantes ou de tuer un animal, les humains doivent les dépouiller de leur caractère sacré en invoquant Tane. Un tel respect devant les éléments naturels, l’impression que l’environnement nous parle et nous écoute, rejoint la thèse de Merleau-Ponty sur la réciprocité des perceptions ; écouter la forêt, c’est se sentir écouté par elle, comme la regarder, c’est se sentir observé par elle.
Diviser le monde en catégories
Les Européens et les Nord-Américains partagent la même vision du monde. Nos notions de la réalité, du temps, de l’espace et de la causalité sont plus ou moins identiques et nous avons tous tendance à regrouper les choses en catégories. Cette forme de classification n’est pas un trait inévitable de l’esprit humain, car les langues autochtones reposent sur des formes totalement différentes de logique et de raisonnement. Créer une catégorie, c’est tracer des frontières à l’intérieur de la pensée, c’est placer une circonférence conceptuelle autour de quelque chose. Les peuples autochtones n’ont pas besoin de ces classifications abstraites, parce que les objets qu’ils créent sont toujours uniques, irréguliers et fabriqués individuellement. Par exemple, ils ne parlent pas d’un couteau générique, mais du couteau de leur père ou de leur chef. La fabrication de l’outil respecte les contraintes naturelles des matériaux, son utilisateur et les usages qu’il en fera. Ainsi, le sens de la possession et de la propriété est plus fluide, car les objets n’existent pas tant pour eux-mêmes qu’en fonction de leurs relations avec la matière et avec les utilisateurs.
Il arrive souvent que les langues autochtones fassent une distinction entre différentes formes de ce que les langues occidentales voient comme une seule et même relation. Par exemple, la façon dont une langue exprime la différence entre certaines relations humaines reflète la façon dont la société a choisi de se structurer. Ainsi, chez certains peuples, la responsabilité de la maturation d’un jeune homme vers l’âge adulte appartient au frère du père. Le terme général « oncle » est clairement inadéquat dans ce cas, parce qu’il ne distingue pas ce rôle privilégié de celui, moins important, du frère de la mère.
Des objets aux processus
David Joseph Bohm est un physicien américain qui a réalisé d'importantes contributions en physique quantique, physique théorique, relativité, philosophie et neuropsychologie. Son directeur de thèse, Robert Oppenheimer, père de la bombe atomique, l’a invité à travailler avec lui sur le projet Manhattan au laboratoire national de Los Alamos, au Nouveau-Mexique. Après la Seconde Guerre mondiale, Bohm a enseigné à l'université de Princeton où il est devenu un proche d'Albert Einstein. En mai 1949, au début de la période du maccarthysme, Bohm fut arrêté pour avoir refusé de témoigner contre certains de ses collègues.
Mais ce n’est pas seulement ses convictions politiques qui ont valu à David Bohm d’être controversé. Il avait trouvé le point d’articulation d’une nouvelle compréhension de l’univers. Sa théorie de l’« ordre implicite (ou implié) » a choqué l’esprit mécaniste des chercheurs occidentaux, car elle permettait de s’extraire du paradigme actuel de la science. Bohm affirmait qu'il existe un niveau encore plus fondamental dans l'univers physique, qui serait une unité indivisible, un ordre implicite à partir desquels apparaît l'ordre explicite de l'univers tel que nous le connaissons. L'esprit et la matière sont alors comprises comme des projections dans notre ordre explicite à partir de la réalité sous-jacente de l'ordre implicite.
« Dans l'ordre implicite (ou implié), l'espace et le temps ne sont plus les facteurs dominants qui déterminent les relations de dépendance ou d'indépendance entre les éléments. Un type entièrement différent de connexions fondamentales est possible, dont nos notions ordinaires de temps et d'espace, ainsi que celles relatives à des particules existant séparément, deviennent des abstractions de formes dérivées d'un ordre plus profond. Ces notions ordinaires apparaissent dans ce qui est appelé l'ordre explicite (ou déplié), qui est une forme spéciale et distincte contenue dans la totalité générale de tous les ordres implicites / impliés. »
David Bohm[32]
Dans son livre Wholeness and the Implicate Order[33], Bohm exprime le besoin d’un nouveau mode d’utilisation du langage basé sur les processus et les activités, la transformation et le changement, plutôt que sur les interactions entre des objets stables. Bohm a donné le nom de « rhéomode » (mode fluant) à ce langage hypothétique. Il se fonde d’abord sur les verbes et les structures grammaticales dérivant des verbes. Selon le psychiatre tchèque Stanislav Groff, qui a signé la préface du livre de Bohm : « Le langage contribue à créer la fausse notion d’éléments statiques non changeants, dans un monde qui, par sa nature, est lui-même un processus dynamique; en même temps, il soutient l’illusion d’entités séparées dans un monde de plénitude indivise »[34].
Les noms existent dans le langage mais, comme le vortex qui se forme dans une rivière qui s’écoule rapidement, les noms sont des aspects temporaires du processus continu d’écoulement du flux, ce que le Prix Nobel Ilya Prigogine a nommé « structures dissipatives ». Bohm rejetait l’idée d’une réalité composée d’objets en interaction et favorisait les processus et activités dans un mouvement continuel d’impliement et de dépliement. De plus, cette réalité n’était pas confinée à la matière mais s’étendait aux pensées, aux sentiments et aux émotions se matérialisant dans le cerveau et le corps. Pour Bohm, il n’y avait pas de dichotomie entre l’intérieur et l’extérieur, le mental et le physique, le subjectif et l’objectif, parce ce sont tous des aspects d’un seul mouvement sous-jacent.
La vision du monde de plusieurs peuples autochtones d’Amérique du Nord est fondée sur des idées de processus, d’animation et de flux. Selon David Peat, biographe de David Bohm et auteur du livre Blackfoot Physics, alors que les langues indo-européennes nous ramènent toujours à un monde d’objets, certaines langues autochtones sont riches en verbes, et les verbes eux-mêmes sont riches structurellement, avec des verbes intransitifs qui peuvent avoir jusqu’à 350 terminaisons, alors que les verbes transitifs peuvent en compter plus de 1200. Par ailleurs, la catégorie « poisson » n’existe pas dans la langue algonquine et les Cris n’ont pas de mot dans leur langue qui correspond à « poisson », ils se réfèrent plutôt aux processus d’animation qui a lieu dans les rivières et les lacs.
En somme, ce qui a été pour David Bohm une percée majeure dans la pensée humaine, la théorie quantique, la relativité, l’ordre implié et le rhéomode, fait partie de la vie quotidienne et du langage des Blackfoot (Pieds-Noirs), des Micmacs, des Cris et des Ojibwés. Robert Oppenheimer disait la même chose des cultures orientales :
« Les découvertes de la physique atomique ne nous apprennent sur l’entendement humain rien de totalement étranger, nouveau ou inédit en soi. Ces idées ont une histoire même dans notre propre culture et, dans la pensée bouddhique et hindoue, elles tiennent une place plus considérable et plus centrale. Dans ces découvertes, nous trouverons une application, un renforcement et un raffinement de l’antique sagesse »
Robert Oppenheimer, La science et la compréhension du sens commun, p. 8-9
Pour le physicien Fritjof Capra[35], théoricien des systèmes, fondateur du Center for Ecoliteracy et co-auteur du livre The Systems View of Life[36], synthèse des connaissances de pointe en ce qui regarde la dynamique des systèmes vivants, le passage de la vision analytique à la vision complexe du monde exige une transition qui comprend les six changements de perception dont nous venons de parler :
- des parties vers le tout
- des objets aux relations
- de la connaissance objective à la connaissance perceptuelle
- de la quantité à la qualité
- de la structure aux processus
- des contenus aux patterns.
Capra ne prétend pas que nous devions choisir entre les deux visions du monde, mais qu’elles sont complémentaires. Après avoir mis l’accent sur les objets et la stabilité pendant plus de trois siècles, il est peut-être temps, surtout en cette époque où les réseaux sont omniprésents, de regarder du côté des relations et du mouvement. C’est ce que font les peuples autochtones et asiatiques depuis toujours, alors nous aurions certes avantage à essayer de comprendre leur vision du monde en étudiant leurs langues. Mais nous semblons nous diriger dans le sens opposé…
Ainsi, selon le philosophe Francis Wolff, « le projet transhumaniste établit un parallèle très contestable entre le fonctionnement de la pensée humaine et celle d’un ordinateur. La pensée n’est pas une entité distincte du corps, que l’on pourrait télécharger à volonté sur un autre support : « Pour que cela soit possible, il faudrait que mon identité se réduise à une somme, plus ou moins extensible, de représentations. Or mon identité ne tient-elle pas d’abord au fait que je vis et que je pense en première personne et dans un échange constant avec mon environnement et avec mes semblables ? Alors on peut toujours dire que cette dimension a, elle aussi, des conditions matérielles et qu’on pourra les intégrer dans la machine. Mais c’est laisser entendre que l’esprit est une boîte et que l’on peut y mettre ou en retirer les représentations à notre gré. Comme avec une clé USB dans un ordinateur. Or, la mémoire n’est pas une mémoire d’ordinateur. Elle se vit en première personne, elle est mobilisée hic et nunc, dans les relations que je tisse avec autrui. Elle n’est pas en moi. C’est une relation contextualisée avec le monde que je noue en fonction de ce que je vis au présent. Transportez ma mémoire dans un autre environnement, elle semble avoir le même contenu, mais n’étant plus la mienne, elle n’est plus la même. », explique-t-il dans les pages de Philosophie Magazine[37].
Perdre sa langue
Pour les peuples autochtones, la langue est la porte de leur monde. Un peuple ne peut pas plus vivre sans sa langue qu’un arbre peut croître sans racines. La plus grande punition dans une société autochtone est celle du bannissement, car dans cette situation, les gens ne sont pas seulement coupés de leurs relations et de leur terre, mais de la langue qu’ils ont toujours parlée. Shakespeare avait bien compris le véritable sens du bannissement. Dans La vie et la mort du roi Richard II, quand le duc de Norfolk est banni par le roi Richard II, son plus grand souci est la perte du langage :
« Maintenant il me faut oublier le langage que j’ai appris durant ces quarante années, mon anglais natal. Ma langue me sera désormais aussi inutile qu’une viole ou une harpe sans cordes, un instrument fait avec art mais enfermé dans son étui, ou qu’on en retire pour le placer dans les mains qui ne connaissent point l’art d’en faire sortir l’harmonie. Vous avez emprisonné ma langue dans ma bouche, sous les doubles guichets de mes dents et de mes lèvres, et la stupide, l’insensible, la stérile ignorance est le geôlier qui m’est donné pour me garder : je suis trop vieux pour caresser une nourrice, trop avancé en âge pour devenir écolier. Votre arrêt n’est donc autre chose que celui d’une mort silencieuse qui prive ma langue de la faculté de parler son idiome naturel ».
Norfolk, scène III, La vie et la mort du roi Richard II publié sur atramenta.net
Perdre une langue, c’est perdre une vision unique du monde forgée par la relation intime entre les locuteurs et leur environnement. Une langue qui disparaît, c’est comme un livre incendié dans la bibliothèque de l’évolution du langage.
Il est curieux que ceux qui se réclament du progressisme et de l’ouverture au monde accusent les nationalistes québécois de conservatisme et de repli sur soi. D’une part, ce sont eux qui s’accrochent à une vision du monde héritée du siècle des Lumières, alors que depuis déjà plus d’un siècle la théorie quantique et, depuis moins longtemps, celle de la complexité, nous ont fait passer d’un monde d’objets et d’événements à un monde de flux et de relations. D’autre part, pour paraphraser mon ami Charles Te Ahukaramu Royal[38], directeur adjoint du Musée national Te Papa en Nouvelle Zélande, « pour s’ouvrir au monde, encore faut-il savoir ce que nous avons de spécial à lui offrir en tant que tangata whenua », c’est-à-dire, pour nous, en tant que peuple appartenant au territoire du Québec. Notre langue a coévolué avec ce territoire, elle en a acquis les qualités : ses arômes, ses sons et ses couleurs, mais aussi la caresse de ses vents et les goûts de son terroir. Renoncer à la défendre, c’est régresser, c’est priver le monde du fruit d’une expérience sensorielle unique.
Anne-Marie Beaudoin-Bégin, auteure de La langue affranchie et de La langue rapaillée a raison de dire qu’une langue doit évoluer. Tout ce qui précède tend justement à démontrer qu’une langue co évolue avec le peuple et avec son environnement. Mais dans une entrevue qu’elle a accordé à Radio-Canada[39], l’«insolente linguiste »[40] a affirmé que « la langue évolue pour répondre aux besoins de notre époque ». Comme disait Merleau-Ponty, c’est la langue qui permet de parler de la langue. Or, Anne=-Marie Beaudoin-Bégin a utilisé les expressions « économie », « efficacité » et « rapidité » linguistiques, elle a dit que les jeunes se tournaient vers l’anglais notamment parce qu’il est plus facile de « coller les mots ensemble », de façon séquentielle, et d’inventer des mots comme « les mots d’Internet qui sont créés spontanément ». Il me semble donc que cette « évolution » se fait en direction de la machine plutôt que vers un enrichissement de « cette constante conversation silencieuse entre le corps et les êtres qui l’entourent ». Et comme la vie est infiniment plus riche que la plus sophistiquée des machines, il y a là, dans un monde de plus en plus complexe, un risque d’appauvrissement dans l’expression de la complexité.
[1] Langues. Elles ont été façonnées par l’environnement.
Science et Vie, février 2017, p. 69
[2] Cette section sur Husserl et Merleau-Ponty est inspirée du livre suivant :
Abram, David, The Spell of the Sensuous : Perception and Language in a More-Than-Human World
Knopf Doubleday Publishing Group. Édition du Kindle.
[3] Capra, Fritjof, Le temps du changement
Éditions du Rocher, 1990, p. 49
[4] Abram, David, The Spell of the Sensuous : Perception and Language in a More-Than-Human World
Knopf Doubleday Publishing Group. Édition du Kindle.
[5] idem
[6] Abram, David, The Spell of the Sensuous : Perception and Language in a More-Than-Human World
Knopf Doubleday Publishing Group. Édition du Kindle.
[7] idem
[8] Wikipédia
[9] http://www.sens-public.org/article810.html
[10] https://www.schumachercollege.org.uk
[11] Il semble que le livre The Spell of the Sensuous a été traduit en français sous le titre Comment la terre s’est tue : Pour une écologie des sens, Éditions La Découverte, 2013.
[12] Lewin, Roger, La Complexité : une théorie de la vie au bord du chaos
InterÉditions, Paris,1994, p. 205
[13] Si les sciences cognitives vous intéressent, je ne saurais trop vous recommander ce site, mis sur pied à l’Université Mc Gill, que vous n’arriverez plus à quitter…
http://lecerveau.mcgill.ca/flash/a/a_12/a_12_p/a_12_p_con/a_12_p_con.html#2
[14] Varela, Francisco J., Connaître
Éditions du Seuil, janvier 1989, p. 27
[15] Idem, p. 44
[16] Idem, p. 49
[17] Idem, p. 53
[18] Idem, p. 72
[19] Idem, p.
[20] Idem, p. 104
[21] Film Né pour créer du sens avec Francisco Varela
https://www.canal-u.tv/video/cerimes/ne_pour_creer_du_sens_avec_francisco_varela.12824
[22] Francisco Varela : « L’esprit n’est pas une machine »
[23] Une grande partie des informations sur Chomsky et Lakoff est tirée du site Le cerveau à tous les niveaux de l’Université McGill : http://lecerveau.mcgill.ca/flash/capsules/outil_rouge06.html
[24] Notari, Christiane, Chomsky et l’ordinateur : Approche critique d’une théorie linguistique
Presses universitaires du Midi, 2010
[25] Lakoff, George, Metaphors We Live By
The University of Chicago Press, 2003
[26] https://www.babelio.com/auteur/francisco-j-varela/171182
[27] Trabant, Jürgen, Du travail de l’esprit à la danse de la coordination
http://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1992_num_14_2_2363
[28] Une grande partie des informations de cette section sont tirées du magazine Science et Vie
Langues. Elles ont été façonnées par l’environnement, Février 2017, no 1193, pp. 66 – 69
[29] Pour la Science, Quand l’environnement façonne les langues
http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/actu-quand-l-environnement-faconne-les-langues-36263.php
[30] Science et Vie, op. cité
[31] Une grande partie des informations de cette section sont tirées du livre
Peat, David F., Blackfoot Physics
WeiserBooks, Boston, 2002
[32] Bohm, David, La Plénitude de l’univers
Éditions du Rocher, 1990, p. 27
[33] Wholeness and the Implicate Order, publié en français sous le titre La Plénitude de l’univers
Éditions du Rocher, 1990
[34] Opus cité, p. 16
[35] https://www.ecoliteracy.org/article/systems-thinking
[36] Capra, Fritjof et Luisi, Pier Luigi, The Systems View of Life : A Unifying Vision
Cambridge University Press, 2014
[37] https://medium.com/france/a-travers-le-miroir-comment-lintelligence-artificielle-interroge-notre-humanité-be26d4fa7256
[38] http://www.charles-royal.nz/about/
[39] http://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/medium-large/segments/entrevue/20689/anne-marie-beaudoin-begin-langue-affranchie