Aspects de l'indifférence

Jacques Dufresne

 
L’indifférence. Sujet crucial et pourtant tabou, comme la vitalité, à laquelle il faut d’ailleurs l’associer : l’indifférence c’est l’inaptitude à participer au festin de la vie, lacune toujours déniée tant il est difficile de se l’avouer. Ce déni, quelques génies ont su le surmonter, dont Tchékhov dans Une banale histoire, celle d’un savant vieillissant qui semble avoir été condamné à frôler la vie sans pouvoir y participer.
Un télégramme lui apprend un jour que sa fille, Lisa, vient de se marier. «Je lis, dit-il, ce télégramme et je ne m’en effraie pas longtemps. Ce qui m’effraie, ce n’est pas la conduite de Gnekker et de Lisa, c’est l’indifférence avec laquelle j’apprends la nouvelle de leur mariage. On dit que les philosophes et les vrais sages sont indifférents; c’est faux. L’indifférence est la paralysie de l’âme, une mort anticipée.»
Telle est l’indifférence essentielle : une anesthésie de l’être même, état insoutenable, «le seul enfer que je connaisse.» (K. Mansfield). En surface, dans l’ordre du faire, l’indifférence est un vice qui peut aussi être une vertu : il faut savoir être indifférent à bien des choses pour pouvoir s’intéresser pleinement à quelques-unes.

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Et si nous étions indifférents à la vie elle-même, si nous lui préférions la machine qui est notre œuvre? Entre une fusée qui s'envole et une plante qui sort de terre, où va notre admiration? Danger d’une science sans participation, qui dissèque la vie pour la maîtriser.

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Terroriste cet adolescent sorti d’une banlieue cossue? Son mal, son enfer, l’indifférence n’attendait peut-être qu’une occasion pour se transformer en son contraire : un attachement absolu à une cause suicidaire.

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Accorder à chaque être et à chaque objet l’attachement qu’il mérite. Il en résulte une hiérarchie qui fait reculer l’indifférence. On ne dit plus «ça m’est égal» quand tout est composé verticalement.

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Liberté d’indifférence : le choix entre deux choses qui nous sont égales. Le plus bas de degré de la liberté selon Descartes et le plus répandu dans les sociétés de droits et de consommation.

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«Aimer ce que jamais on ne verra deux fois»(Vigny). Si j’ai cité ce vers si souvent dans ma vie c’est parce qu’il correspond au mal auquel j’ai craint le plus de succomber, ce mal qui a inspiré cette pensée à Simone Weil : «l’enfer, c’est de se croire au paradis par erreur.» L’erreur c’est l’indifférence, c’est ce confort et cette sécurité qui, créant l’illusion de l’immortalité, empêche de «vivre chaque instant comme si c’était le dernier» (Marc-Aurèle).

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Vie de château
En 1973 aux États-Unis, la surface moyenne des maisons était de 1525 pieds carrés, en 2013 de 2598. Entre 1948 et 2012, la taille de la famille est passée de 3.57 à 2.55. Les maisons sont de plus en plus grandes et les occupants de moins en moins nombreux. Se pourrait-il que cette vie de château soit pour le commun des mortels un facteur d’indifférence? D’où, peut-être, la mode des micromaisons et de leurs boiseries chaudes.

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Humbles bonheurs jamais acquis
Le souci de la bonne nourriture en bonne compagnie, selon les rites et les rythmes, est l’un des signes à quoi l’on reconnaît l’aptitude à la vie.
Chaque midi, un vieil homme, digne dans sa douce démence, se présentait à la table qui lui était réservée. La patronne, une auvergnate, maussade à l’occasion pour ses autres clients, l’accueillait avec une bienveillance qui le libérait de sa tristesse Il s’illuminait. Trente ans plus tard, l’étranger que j’étais dans ce lieu vit encore de cette lumière.

Condition d’une telle humanité : la stabilité du restaurant et de son personnel, son caractère unique, la qualité de sa table. Il s’appelait, si ma mémoire est bonne, le Café des arts et était situé dans le 6ème arrondissement de Paris, proche de la rue de Buci. Le repas y coûtait un peu plus cher que dans un fast food, mais la maison offrait en prime une chose sans prix, l’antidote à l’indifférence : une âme.
Une âme! N’est-ce pas là un mot obsolète? Mais s’il nous faut y renoncer, résignons-nous aussi à ce que l’indifférence n’ait plus d’ennemi naturel. «L’âme mourra parce qu’on en perdra l’habitude. Chacun de nos silences, de nos manquements, de notre connivence face au mal est une manière de nous déshabituer de l’âme.» (Catin Basil, Charles Le Blanc.)

Dans un restaurant d’un village voisin, j’observe un tatouage sur l’avant-bras de la serveuse : «À vous pour la vie!» Ce message est destiné à ses enfants de 5 et 6 ans. J’apprendrai plus tard que son conjoint rentre à minuit de son travail, qu’elle se réveille pour passer quelques heures avec lui, retourne à son sommeil et se lève pour de bon à 5h 30 du matin. Où trouve-t-elle l’énergie et l’inspiration pour servir ses clients avec une telle amabilité? Qui suis-je pour avoir droit à son sourire à chaque service? Mon indifférence s’est transformée en admiration et en reconnaissance. Un tel bonheur ne m’aurait jamais été donné dans l’une de ces cages à productivité culinaire où s’agitent des adolescentes qui ne seront plus là demain.

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Question. Les vedettes sont souvent des produits industriels, certaines ne sont même que des hologrammes. On subit leur musique plus qu’on y participe. Le peuple, disait Daniel Boorstin, crée sa musique, la masse subit la musique qu’on fabrique pour elle. Subir plutôt que de créer est souvent le début de l’indifférence. Souvenir ému de ce guitariste, et de cette accordéoniste qui jouent pour leur plaisir et celui de leurs amis, de leur communauté.

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La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres (Mallarmé).
Ne lire que les livres qui, par les types humains et les maximes qu’ils nous présentent, nourrissent notre intérêt pour les autres plutôt que d’être une invitation à vivre par procuration.

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Subtil dosage d’effacement et d’estime de soi qui permet de prendre plaisir à s’intéresser aux autres. Sans l’effacement il n’y a pas de place en nous pour l’autre, sans estime de soi on ne parvient pas à le convaincre de la vérité de l’intérêt qu’on lui porte.
C’est souvent par manque d’estime de soi que l’on n’ose pas se rappeler au souvenir de l’autre. Qui suis-je pour oser croire que je pourrais l’intéresser? Le plus souvent l’autre souffre d’attendre en vain ce signe de vie.

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«Je fuis des yeux distraits, Qui me voyant toujours,
ne me voyaient jamais» Bérénice, Racine.
Je fuis des yeux distraits qui me voyant toujours tel que j’apparais ne me voyaient jamais tel que je suis. Comment éviter le piège de la transparence absolue par lequel l’apparence absorbe tout l’être et le mure sur lui-même. Comment saisir en l’autre, à l’état d’ébauche, pour le féconder du regard, le besoin d’attention et de reconnaissance non assouvi? En pressentant l’infini dans l’inassouvi, le mystère insondable derrière l’apparence analysable?

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Téléréalité, la vie en spectacle : ultime recours contre l’indifférence, qu’on en soit l’objet ou le sujet.

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Ne me quitte pas
Point de peine au départ de l’être cher puisqu’on sait qu’il va revenir, point de joie à son retour parce qu’on en était assuré. Partir ce n’est pas mourir un peu, c’est oublier la mort une fois de plus et renoncer au miracle du retour. C’est ainsi que notre bonheur fait notre malheur : sous la forme d’une vie sans accidents de terrain, plate. L’angoisse devient une vertu dans ces conditions.

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Révolte transhumaniste contre la mort
Troquer une vie qui s’élève dans ses limites contre une durée qui s’étire indéfiniment.

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El sueño de la razon produce monstruos (Goya). El sueno del alma produce robots.

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