Amour étoilé, amour voilé

Jacques Dufresne


L’amour : «l’infini à la portée des caniches.» Interprétation possible de ce mot de Céline : si caniches que soient les amants, s’ils le sont authentiquement, leur amour enferme une aspiration à l’infini, il participe à une deuxième dimension. L’élémentaire est proche de son opposé le transcendant. Entre les deux, il existe un lien polaire. Relire l’Amant de Lady Chatterley : «Mellors évoque Constance et le désir qu'il a de la protéger de son cœur pendant un peu de temps [...] avant que le monde de la convoitise mécanisée n'eût le dessus sur eux, sur elle aussi bien que sur lui. Il songe avec une tendresse infinie à la femme. Pauvre être perdu, elle valait beaucoup mieux qu'elle ne le savait; et combien elle valait trop pour la clique vulgaire à laquelle elle était mêlée! Pauvre petite, elle aussi avait un peu la délicatesse vulnérable des jacinthes sauvages; elle n'était pas tout entière caoutchouc et platine...»

Le cas désespérant n’est pas celui des caniches instinctifs, c’est celui des caniches dressés, libérés, hygiéniques, festifs, volontaires, performants. Leur moi, qui occupe tout l’espace, est aussi éloigné de l’élémentaire que du transcendant. Leur amour est unidimensionnel. Vous aurez beau vous évertuer à mettre l’infini à la portée du moi, vous n’y parviendrez jamais. Le moi étant pour lui-même l’infini, il en repousse les autres manifestations. «Le pitoyable contentement de soi!» dira Nietzsche. Après avoir fait du moi un instrument de libération, c’est du moi lui-même, tâche plus difficile, qu'il faut se libérer. Ce à quoi nous invite aussi Lawrence dans l'Amant de Lady Chatterley : «Tous les grands mots, semblait-il, avaient perdu leur sens pour les gens de sa génération: amour, joie, bonheur, maison, père, mère, mari, tous ces grands mots puissants étaient à moitié morts aujourd'hui, et mouraient chaque jour davantage [...] bonheur était un terme hypocrite qu'on employait pour tromper les autres. Et quant à l'amour, le dernier des grands mots, ce n'était que le nom d'une sorte de cocktail donné à une petite excitation qui vous amusait un instant et vous laissait plus usé qu'avant. Usé! C'était comme si l'étoffe dont on était fait était une étoffe bon marché qui s'élimait et finissait par n'être plus rien».

L’amour étoilé permet cette seconde libération. Le mot étoilé englobe ici toutes les conceptions, platonicienne, chrétienne, romantique, oritentale qui enferment le pressentiment d’une étincelle divine au cœur de chaque être humain, étincelle qui éveille d’autant plus l’amour qu'elle rayonne à travers la chair. Certes, le simple attrait hormonal peut donner l’illusion d’être le rayonnement de l’étincelle divine. C’est le «paradis par erreur» de l’amour. Ce n’est pas une raison pour renoncer au vrai paradis, ce vrai paradis auquel aspire la Jane Eyre de Charlotte Bronte :«Croyez-vous donc, dit Jane Eyre à Rochester, que pour être une jeune fille ordinaire, pauvre, petite, obscure, je sois dénuée de cœur ou d'âme? Vous êtes dans l'erreur! J'ai autant d'âme que vous et infiniment plus de cœur! [...] Je ne m'adresse pas à vous selon les coutumes et les conventions habituelles ou même en tant qu'être mortel: c'est mon esprit qui parle au vôtre; comme si nous étions tous deux de l'autre côté du tombeau et nous trouvions agenouillés devant Dieu, égaux comme nous le sommes.»

J’appelle voilé l’amour en tant que source de sens au cœur d’un monde dont le sens est voilé, un monde exposé d’un côté aux imprévisibles catastrophes cosmiques et de l’autre au caractère arbitraire et à la démesure de la violence humaine. Miracle! Voici que deux êtres, pressentant sans oser le penser, qu'ils participent à une réalité autre que cet univers et cette humanité, s’engagent dans un élan inconditionnel à former une oasis d’amour au milieu de l’universel rapport de force. Ici la violence et l’inconstance sont proscrites et la joie qui les remplace rejaillit sur l’univers qui en est privé. Les vers suivants d’Aragon que chantait merveilleusement le troubadour Jacques Douai témoignent de cette joie :

Il n'aurait fallu
Qu'un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne

Qui donc a rendu
Leurs couleurs perdues
Aux jours aux semaines
Sa réalité
À l'immense été
Des choses humaines


Le sacré est la dimension commune, mais souvent trop implicite, à l’amour étoilé et à l’amour voilé. Cette dimension est plus explicite dans certains contextes, dans la Grèce d’Antigone, dans le Moyen Âge de Dante par exemple… et dans l’Inde de Tagore ou dans l’univers poétique de Jorge Luis Borges :

Ô blanche rose d’un jardin disparu
De toutes les générations de roses
Qui au fond du temps se sont perdues
Je voudrais qu'une seule soit sauvée de l'oubli,
Mais sans marque ni signe parmi tout ce qui fut.
Le destin m'accorde ce don de nommer
Pour la première fois
Cette fleur silencieuse, la dernière
Rose que Milton, sans la voir, approcha
De son visage. Ô toi, jaune ou vermeille,
Ô blanche rose d'un jardin disparu,
Reviens magiquement de ton passé
Immémorial pour briller dans ce vers,
Que tu sois d'or, de sang ou d'ivoire
Ou ténébreuse comme en ses mains, rose invisible.

 

À lire également du même auteur

Serge Mongeau
Le mot anglais activist conviendrait à Serge Mongeau. Sa pensée, parce qu’elle est simple sans doute, se transforme toujours en action, une action durable et cohérente. Les maîtres de sa jeunesse, René Dubos et Ivan Illich notamment l’ont mi

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la première cause des maux qu’il diagnostique et auxquels on ne pourra remédier que lorsque les contemporains dominants, indissociablement démocrates, libéraux et consommateurs-

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'est ce qui a permis à Newton d'établir les lois simples et élegantes de l'attraction. Dans les sciences de la complexité d'aujourd'hui, on tient compte du néglig

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, littéralement un recyclage, auquel bien des jeunes voudront croire : la convivialité, une opération dont on sort gagnant sur plusieurs fronts : les rapports avec les humains, les out

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle à être calculée ou saisie au passage, contrôlée ou l’objet d’un lâcher-prise, ce thème qui palpite au coeur de la postmodernité ?

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques liés à la construction de nouvelles résidences pour aînés, nous vous invitons à découvrir un des architectes les plus originaux des dernières décennies, l'archi

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aussi celle de cette étincelle divine appelée âme.




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?