L'agriculture selon la nature

Andrée Mathieu
L'homme, nous a appris Bacon, commande à la nature en lui obéissant. Le biologiste américain Wes Jackson a décidé d'appliquer ce principe à l'agriculture. Les nombreuses désobéissances à la nature qui ont marqué l'histoire de l'agriculture industrielle ont des conséquences de plus en plus inquiétantes. Pour remédier à ces maux, dont l'érosion des sols est un bel exemple, Wes Jackson étudie avec rigueur et minutie la façon dont le sol, laissé à lui-même, produit des plantes et assure sa propre conservation. Il fait aussi des études comparées sur les divers types d'agriculture, en tenant compte de tous les coûts. C'est ce type de recherche qui nous permettra enfin de comparer des choses comparables en agriculture.

L’agriculture revue et corrigée par Dame Nature


Quand les individus, la terre et la communauté ne font qu’un,
les trois membres prospèrent;
quand ils ne sont pas associés
mais en compétition,
tous les trois sont exploités.
En regardant la Nature comme la source
et la mesure de ce partenariat,
The Land Institute cherche à développer une agriculture
destinée à nous empêcher de perdre notre sol
ou de l’empoisonner
tout en favorisant une communauté de vie
à la fois prospère et durable.

Énoncé de la mission du Land Institute

Si vous roulez près de Salina, dans l’état du Kansas, longeant des acres et des acres de plants en rangs de soldats prêts à envahir le marché, vous découvrirez avec étonnement, et sans doute soulagement, 270 acres de prairie abritant une maison de brique, le quartier général du Land Institute. Le contraste entre les deux paysages est saisissant : l’un est l’expression de la volonté des hommes, l’autre celle des desseins de la Nature.
À l’occasion d’une visite chez une tante habitant le South Dakota, le jeune Wes Jackson fut émerveillé devant la prairie qui s’offrait à ses yeux, s’étonnant que personne n’ait dû la planter ou l’entretenir. L’herbe y poussait année après année, sécheresse ou pas, malgré la neige et le soleil brûlant. On y trouvait même des serpents à sonnettes lovés au beau milieu des champs et des chiens des prairies postés en sentinelles à l’extérieur de leur terrier. Une idée allait incuber dans le cerveau de cet adolescent du Kansas, issu de quatre générations de fermiers.
Quelques années plus tard, muni de diplômes en biologie, en botanique et d’un doctorat en génétique, Wes Jackson mit sur pied le programme d’Études environnementales à l’Université d’État de la Californie, à Sacramento. Sa carrière était déjà fort bien amorcée lorsque, au grand étonnement de ses collègues, il décida de retourner au Kansas, accompagné de sa femme et de ses trois enfants. C’est là qu’en 1976, il fonde The Land Institute, un organisme de recherche à but non lucratif consacré au développement d’une agriculture aussi résiliente que les milieux naturels que nous avons détruits, une agriculture qui récompense davantage le fermier et sa terre que les fournisseurs d’intrants agricoles, une agriculture indépendante des combustibles fossiles et des produits chimiques industriels, une agriculture qui prévient l’irréparable érosion des sols, qui honore la mosaïque culturelle des hommes et des femmes qui forment les communautés locales, une agriculture qui mise davantage sur la sagesse de la Nature que sur l’intelligence des hommes.

Le tour du propriétaire
Wes Jackson croit que nous n’avons pas des problèmes en agriculture, mais un problème d’agriculture. Autrement dit, c’est toute notre vision du monde agricole qu’il faut repenser. Nous avons transformé nos fermes en véritables usines, si bien qu’aujourd’hui, 85 % de notre nourriture et de nos fibres proviennent de 15 % de mégafermes. Mais notre fétichisme à l’égard de la productivité est en train de stériliser notre poule aux œufs d’or.
Chaque fois que nous labourons la terre, nous simplifions le sol en lui faisant perdre une partie de ses colloïdes, diminuant entre autres sa capacité de retenir l’eau. Or le sol arable est une ressource pratiquement non renouvelable, si on considère qu’il faut des milliers d’années pour le reconstituer lorsqu’il est perdu par érosion, contamination chimique ou salinisation. Dans un numéro de la revue Science, le chercheur D. Pimentel1 et ses collègues affirment que dans les quarante dernières années, la planète a perdu près du tiers des sols arables à cause de l’érosion, et qu’on continue à les perdre à raison de plus de 10 millions d’hectares par année ! Aux États-Unis, 90 % des terres cultivables perdent leur sol à un rythme supérieur au taux de remplacement. En fait, la perte des sols arables est en moyenne 17 fois plus rapide que leur formation. Ainsi, en Iowa, jusqu’à six boisseaux de terre arable se retrouvent à la mer par ruissellement pour chaque boisseau de maïs produit. S’il n’avait été de la fertilité dérivée des combustibles fossiles et de la lutte contre les ennemis des cultures menée avec différents produits chimiques, les conséquences de l’érosion des sols seraient beaucoup plus apparentes. Mais quel a été le prix à payer pour éviter ces conséquences ? Le type d’agriculture qui prévaut actuellement est remarquablement non efficient en ce qui concerne l’utilisation de la matière et de l’énergie. Certains chercheurs2 ont estimé que l’agriculture américaine requiert 10 calories de combustibles fossiles pour produire chaque calorie de nourriture. Cela signifie que chacun de nous mange l’équivalent de 13 barils de pétrole par année ! Faut-il s’étonner qu’au moins 60 entreprises américaines de semences aient été vendues à des industries chimiques ou pétrolières entre 1972 et 1982 ? 3 Peut-être cela permet-il d’expliquer pourquoi en 1900, pour chaque dollar de matière et d’énergie dépensé dans une ferme, on récoltait $ de produits, alors qu’aujourd’hui il faut 2,70 $ d’intrants agricoles pour pouvoir récolter le même $ de produits…
En outre, depuis 1950, chez nos voisins américains l’utilisation des insecticides s’est accrue de 15 millions à plus de 125 millions de livres. Malgré tout, pour la même période, les pertes dues aux insectes ont presque doublé, passant de 7 % de la récolte totale à près de 13 %. Par ailleurs, d’autres données tirées de Pimentel révèlent qu’au mieux, seulement 1 % des pesticides atteignent leur cible. Ainsi, malgré la pulvérisation de 2,2 milliards de livres de pesticides annuellement, les pertes de récoltes se sont accrues de 20 % 3. Les terres naturellement les plus productives sont grouillantes de nombreuses créatures qui fabriquent, aèrent et fertilisent le sol, des vers de terre jusqu’aux micro-organismes. Les herbicides et les insecticides tuent une portion énorme de cette faune qui contribue à la santé de la terre.
Le gaz naturel sert de matière première à la fabrication des engrais azotés, qui constituent 0 % des fertilisants utilisés pour les cultures. Aux États-Unis, 20 millions de tonnes de fertilisants à base d’ammoniac anhydre sont utilisés chaque année, soit l’équivalent de 160 livres par personne! Les nitrates provenant des fertilisants et les résidus de pesticides ont fait de l’agriculture la championne toutes catégories en matière de pollution. Sans parler des contaminants bactériens provenant des lisiers (par ex. E Coli). L’utilisation d’engrais azotés en combinaison avec un labourage fréquent désintègre la matière organique et détruit l’architecture du sol. La santé des eaux souterraines est également compromise. Or il est presque impossible de les nettoyer une fois qu’elles ont été contaminées.
Enfin, une autre conséquence de nos pratiques industrielles en agriculture est la perte de biodiversité. Les fermiers abandonnent les plantes variées et localement bien adaptées au profit de souches à haut rendement mais à base génétique étroite. En Inde, par exemple, où il y a déjà eu trente mille variétés de riz, taillées sur mesure pour le type de sol, leur remplacement par une super variété a balayé d’un coup des siècles de connaissances botaniques et d’activités de reproduction.

The Land Institute
Les chercheurs à The Land Institute sont avant tout des fermiers et ils pensent qu’il n’y a rien de plus sacré que le contrat qui lie les humains à la terre qui les nourrit. L’écologiste du groupe, Jon Piper3, décrit les plantes en fonction de leur rôle dans la communauté – les fixatrices d’azote, celles dont les racines profondes creusent pour trouver de l’eau, celles dont les racines moins profondes tirent profit d’une pluie douce, celles qui poussent rapidement au printemps pour faire de l’ombre et empêcher la croissance des mauvaises herbes, celles qui résistent aux ennemis des cultures mais qui hébergent ces héros que sont les insectes bénéfiques. Il parle aussi des papillons et des abeilles, ces pollinisateurs à la langue bien pendue qui répandent les rumeurs d’une plante à l’autre. Sous cette populace indisciplinée repose 70 % du poids vivant de la prairie – un épais réseau de racines, radicelles et stolons qui captent l’eau et pompent les nutriants vers la surface. Un seul agropyre à tige bleue peut avoir 25 milles de plomberie filamenteuse, dont 8 milles meurent et renaissent chaque année. Ces résidus de racines, avec les feuilles mortes à la surface, font le régal d’une faune miniature – fourmis, collemboles, mille-pattes, cloportes, vers, bactéries et moisissures. Une seule cuillère à thé de sol peut contenir des milliers d’espèces qui creusent des tunnels, mangent, laissent des excréments et conditionnent le sol, morceau par morceau.

The Land Institute mène de front trois projets de recherche :

1. Le projet NSA (pour Natural Systems Agriculture), qui consiste à développer un concept d’agriculture à mi-chemin entre la rigidité contrôlée des champs de maïs et l’état sauvage d’une prairie.
2. The Sunshine Farm, une ferme expérimentale de 150 acres, qui a pour but d’explorer le potentiel des plantes cultivées et du bétail conventionnels, dans une activité agricole qui n’utilise aucun combustible fossile, aucun produit chimique et aucun système d’irrigation, afin d’évaluer le plus précisément possible le coût de la nourriture produite de façon écologique et de le comparer avec les coûts réels dans le présent modèle d’agriculture. À cet effet, une comptabilité rigoureuse de toutes les dépenses d’énergie, de matériel et de travail nécessaires pour chacune des opérations de la ferme est tenue quotidiennement.
3. Le projet de Chase County, qui veut vérifier dans quelle mesure les principes des écosystèmes naturels s’appliquent aux communautés humaines. Le programme Rural Community Studies se concentre sur des questions comme « Pourquoi les petites communautés rurales perdent-elles leurs jeunes au profit des villes ? », « Comment cette dépopulation est-elle reliée à l’utilisation de la terre ? » et « comment les écoles rurales peuvent-elles devenir les catalyseurs du changement ? »

La philosophie sous-jacente aux trois projets repose sur la façon dont les systèmes naturels ont évolué pendant des millions d’années. Les chercheurs s’inspirent de ces systèmes qui savent recycler la matière, utiliser l’énergie solaire et soutenir les communautés de vivants.


Le projet NSA

The Land Institute a développé le concept de Natural Systems Agriculture en 1977 et ce paradigme a fait l’objet d’une première publication l’année suivante. Ce nouveau paradigme en agriculture met de l’avant un système de production de grains et de nourriture basé sur une vision évolutionniste et écologique du monde, reconnaissant que les éléments nécessaires au maintien de la vie ont été sélectionnés et testés dans les écosystèmes naturels pendant des millions d’années.
En 190, Sir Albert Howard publiait An Agriculture Testament. Considérant la Nature comme « la fermière suprême », il écrivait : « La Terre-Mère ne cultive jamais en l’absence de bétail; elle cultive toujours un mélange de plantes; elle se donne du mal pour préserver le sol et pour prévenir l’érosion; elle composte les déchets animaux et végétaux; elle ne produit aucun déchet; elle équilibre les processus de croissance et de dégradation; elle fait suffisamment de réserves pour assurer la fertilité des sols; elle entrepose l’eau de pluie avec le plus grand soin; elle laisse les plantes et les animaux se protéger des maladies par leurs propres moyens ».
Le principe de NSA consiste à suffisamment bien imiter la structure du milieu naturel pour retrouver les fonctions de ses composants. Les chercheurs de l’Institut ont donc étudié les principales caractéristiques d’une prairie douée d’une formidable résilience, pour l’utiliser comme modèle. Cet écosystème se maintient en santé par ses propres moyens, fonctionne à l’énergie solaire, recycle les nutriants et tout ça sans causer de tort à la planète ou à ses habitants. Au-delà de leur diversité, les prairies du monde entier ont trois principales caractéristiques communes :

1. On sait que 99,9 % de leurs plantes sont vivaces. Elles recouvrent la terre toute l’année, protégeant le sol du vent et des fortes pluies. La pluie violente frappe cette voûte de plantes et coule gentiment le long de la tige ou se transforme en bruine. En comparaison, quand la pluie tombe sur des rangs de plantes cultivées, elle frappe le sol exposé, le condense, puis elle s’écoule en emportant la précieuse couche de sol arable avec elle. Il y a huit fois plus de ruissellement à partir d’un champ cultivé qu’à partir d’une prairie. En plus d’être de vraies éponges, les plantes vivaces se fertilisent et se sarclent elles-mêmes. Trente pour cent de leurs racines meurent et se dégradent chaque année, ajoutant de la matière organique au sol. Les deux tiers qui restent résistent à l’hiver, permettant aux plantes vivaces d’étendre leur parapluie de verdure au début du printemps, longtemps avant que les mauvaises herbes puissent conquérir leur territoire.
2. Elles sont extrêmement diversifiées. Des espèces différentes jouent des rôles différents. Certaines espèces assurent la fertilisation du sol en fixant l’azote atmosphérique. Certaines tolèrent l’ombre, d’autres recherchent le plein soleil. Certaines repoussent les insectes prédateurs. Certaines s’accommodent mieux d’un sol pauvre et rocheux alors que d’autres ont besoin d’un sol riche et profond. C’est la diversité qui procure au système sa résilience. Il y a toujours quelques espèces ou quelques variétés d’une même espèce qui vont bien s’en tirer dans un climat hautement variable. La composition des espèces reste toujours la même, mais différentes espèces excellent à différentes années. La diversité est aussi la meilleure façon, et la moins dispendieuse, de lutter contre les ennemis des plantes. En effet, quand il y a une diversité de plantes, les animaux nuisibles ont plus de difficulté à trouver leur cible. Même lorsqu’ils réussissent à toucher une partie du champ, les attaquants ne vont pas très loin. Les spores véhiculant les maladies se retrouvent sur les mauvais plants, et les jeunes insectes atteignent les mauvais bourgeons.
3. Elles contiennent toutes quatre types de plantes classiques : des graminées de saison chaude, des graminées de saison fraîche, des légumineuses et des composées. Toute polyculture devrait donc contenir ces quatre classes de plantes. Par ailleurs, si vous détruisez une prairie, vous ne pouvez pas replanter ces mêmes espèces et espérer les voir cohabiter comme avant. Il n’existe pas de prairie instantanée. Une prairie possède une histoire évolutive, une trajectoire sur plusieurs années. Certaines plantes vont exploser et d’autres vont se marginaliser, mais à mesure que certaines espèces vont développer le sol, ainsi que la flore et la faune avoisinantes, elles vont rendre possible l’avènement de l’ensemble final.

La polyculture tient plus de la foresterie que de l’agriculture, puisqu’il faut pouvoir récolter une espèce parmi plusieurs autres espèces. Mais le projet NSA présente d’autres défis de taille. Il faut rendre vivaces des plantes annuelles ou domestiquer des plantes indigènes vivaces et les choisir en fonction de plusieurs critères : une bonne valeur nutritive pour les consommateurs, un temps de maturation uniforme à l’intérieur de chaque espèce, des grains de bonne grosseur, une faible chute des grains avant la récolte, un égrenage facile, une grande résistance au froid de l’hiver, aux maladies et aux ennemis des plantes, une grande tolérance au climat local, et surtout une grande compatibilité avec les différentes plantes qui vont croître à leur côté.

Wes Jackson et son équipe ont donc articulé leurs recherches autour de quatre questions fondamentales :

1. La pérennisation et l’accroissement du rendement en grains sont-ils compatibles et ce, sans compromis défavorable pour la plante ?
2. Est-ce que le rendement d’une polyculture peut être comparable à celui d’une monoculture ou le surpasser ?
3. Est-ce que des plantes vivaces cultivées en polyculture peuvent adéquatement lutter contre leurs ennemis ?
. Est-ce qu’une polyculture vivace peut combler ses besoins en azote et assurer sa propre fertilité ?

Le fondateur de l’Institut est en mesure d’affirmer que grâce à un engagement soutenu de la part des chercheurs et à un modeste soutien financier, de nombreux prototypes de semences domestiques pérennisées seront disponibles dans un avenir prochain et seront prêts à se déployer dans les campagnes durant la première moitié du siècle qui vient de commencer.
En expliquant les principes sous-jacents, plutôt que de présenter seulement des applications pratiques, The Land Institute a démontré que l’approche des « systèmes naturels » (NAS) peut être transférable partout à travers le monde. Il suffit de se demander : « Quelle sorte de végétation y avait-il ici ? », « Qu’est-ce que la Nature va attendre de nous ? », « Qu’est-ce qu’elle peut faire pour nous ? ». Des recherches adéquates doivent être consacrées au développement d’espèces et de mélanges d’espèces appropriées à leur environnement spécifique. Heureusement, les conseils de Dame Nature sont gratuits !
Enfin, Wes Jackson a une importante recommandation à faire en ce qui concerne la composition de l’équipe de recherche. Ce groupe devrait comprendre des écologistes (spécialisés dans les paysages, les plantes, les sols, les insectes et les microbes), des historiens de l’écologie ou de l’environnement et des phytogénéticiens (domestication et reproduction des vivaces indigènes et pérennisation des principales céréales). Des biotechnologistes assisteraient les phytogénéticiens selon des critères écologiques. Un modélisateur et un gestionnaire de données compléteraient cette équipe de travailleurs scientifiques. Mais pour reprendre l’analogie de Jackson, c’est l’écologiste qui doit être au volant, car il est le conducteur le plus prudent. L’historien est assis à ses côtés. Immédiatement derrière, se trouvent deux phytogénéticiens accompagnés du modélisateur. Et assis complètement derrière la fourgonnette, le biotechnologiste. La vitesse augmente ou diminue selon les conditions de la route. L’écologiste conduit, mais ses co-pilotes lui donnent différents conseils sur la manière d’aborder les courbes, le prient d’accélérer en montant les côtes, lui suggèrent différentes façons d’amorcer la descente. Même le biotechnologiste peut se faire entendre, mais il doit rester loin du volant…

The Sunshine Farm

The Land Institute a conçu le projet Sunshine Farm en 1991, afin d’explorer les différentes façons de diminuer la dépendance de l’agriculture moderne à l’égard des combustibles fossiles, des fertilisants et des pesticides. Toutes les dépenses en énergie, matériel et travail humain sont enregistrées dans une base de données, pour vérifier jusqu’à quel point une ferme moderne peut fonctionner essentiellement à partir de l’énergie provenant du soleil, en produisant son propre combustible et en assurant sa fertilité. On veut aussi déterminer la quantité d’énergie industrielle que la société doit consentir pour construire les bâtiments de la ferme et fabriquer les équipements et les intrants agricoles. Ces données permettront d’évaluer plus justement le coût de notre nourriture, qui est actuellement faussé par des politiques nationales de bas prix pour la nourriture et les combustibles. The Sunshine Farm possède des technologies d’énergies renouvelables et des pratiques culturales innovatrices appliquées aux plantes et au bétail conventionnels. L’achat de nutriants est minimal et certains proviennent du projet de recherche NSA. Le projet Sunshine Farm a été prévu pour s’échelonner sur dix ans. Les chercheurs doivent donc publier leurs résultats cette année.
The Sunshine Farm comprend 50 acres de cultures de plaine alluviale et 100 acres de pâturages de montagne, constitués en majeure partie d’une prairie autochtone. On y trouve plusieurs tracteurs, un réseau complet d’équipements, des bâtiments de ferme et des compartiments à grains. Pendant l’étude de faisabilité qui a duré un an, les chercheurs ont choisi trois technologies d’énergies renouvelables : des chevaux de trait, des tracteurs alimentés au biodiésel et des générateurs photovoltaïques pour produire de l’électricité. Les animaux et les plantes ont aussi été choisis dans le cadre de cette étude.
The Sunshine Farm élève un troupeau de bovins du Texas à longues cornes, car cette race s’apparente davantage aux bisons qui habitaient les prairies sauvages. Il y a aussi 5 poules Rhode Island Red pour les œufs, et 75 poulets à griller de race Cornish Cross sont abattus chaque année. La superficie de chaque culture tient compte des besoins en nourriture pour les animaux, de la surface de pacage, des besoins en oléagineux pour le bio-carburant et de la demande approximative des cultures pour l’azote fixé par les légumineuses.
La collection des données est un travail titanesque; plus de 2 900 transactions effectuées pour les opérations de la ferme ont été comptabilisées entre 1993 et 1995 seulement. Les budgets incluent non seulement l’énergie directe des combustibles, mais aussi l’énergie indirecte ou intrinsèque des matériaux, c’est-à-dire l’énergie industrielle nécessaire pour extraire les matières premières, les transformer et fabriquer les intrants agricoles. Il existe aussi des facteurs qui permettent de convertir les heures de travail humain en énergie intrinsèque. L’avantage de ces bilans énergétiques est qu’ils montrent où on peut économiser de l’énergie sur la ferme.
Voici quelques exemples du genre d’analyses comparatives réalisées dans le cadre du projet Sunshine Farm. Ils concernent les sources d’énergie.

– Les chevaux de trait ne réclament pas plus de surfaces cultivées pour leur nourriture que les tracteurs pour le biodiésel. Par ailleurs, on peut utiliser le fumier de cheval comme engrais, mais non pas ce qui sort du tuyau d’échappement des tracteurs… L’utilisation du fumier comme source d’azote requiert moins d’énergie que celle qui est nécessaire à la fabrication des fertilisants commerciaux.
– Le biodiésel est fabriqué à partir d’huile végétale transformée chimiquement. Au Kansas, la seule plante oléagineuse organique qui offre une bonne performance est le soja. Le tournesol organique est trop vulnérable aux insectes et aux maladies. Par ailleurs, le canola a une teneur en gomme plus faible, ce qui nuit à l’efficacité de la conversion chimique et peut entraîner des dépôts dans les moteurs diesels. Pour établir le bilan énergétique du bio-carburant, les chercheurs doivent mesurer la quantité d’huile produite et l’énergie utilisable qu’elle contient, ainsi que la consommation d’électricité du moteur qui sert à presser les graines dont il est extrait. Pour produire une certaine quantité d’énergie utile, ces cultures énergétiques requièrent de 10 à 100 fois plus de territoire que les technologies solaires. D’ailleurs, la production nationale d’éthanol à partir du maïs, pour fabriquer du gazole, a soulevé un furieux débat éthique sur le fait de détourner une grande quantité de sol arable, nécessaire à la production de nourriture, pour produire des combustibles. Et s’il fallait que le secteur des transports ne soit alimenté que par ce type de bio-carburant, les plants de maïs couvriraient la moitié du territoire américain…
– Le rideau de piles solaires de 12 pi par 38 pi de Sunshine Farm peut produire 0,5 kilowatts; c’est suffisant pour combler les besoins en électricité de la ferme, en vendant les surplus l’été quitte à en acheter un peu l’hiver. Encore une fois, pour déterminer si le générateur solaire peut produire plus d’énergie durant sa vie utile qu’il n’en a requis au moment de sa fabrication, il est nécessaire de calculer l’énergie intrinsèque du générateur et de la comparer avec la production annuelle d’électricité mesurée sur la ferme.

La production de bio-carburant n’est rentable que si elle est effectuée par une coopérative fournissant quelques fermes. De même, on a vu que Sunshine Farm doit acheter de l’électricité en hiver puisque le générateur solaire ne suffit pas. Le passage aux technologies d’énergies renouvelables ne vise donc pas l’autosuffisance mais la réduction de l’utilisation des combustibles fossiles.
Le bilan énergétique d’une ferme est une autre donnée intéressante. Il est déterminé en comparant l’énergie calorique des produits vendus avec l’énergie intrinsèque des intrants achetés. Si on ne tient pas compte du générateur photovoltaïque, The Sunshine Farm met sur le marché 1,7 calories pour chaque calorie achetée (ratio de 1,7). Les données les plus récentes concernant l’agriculture américaine font état d’un ratio de 1,0; en 190, il était de 2,3. Les ratios énergétiques sont meilleurs dans les pays moins industrialisés. Par exemple, l’Égypte, le Pakistan et l’Australie ont des ratios respectifs de 1,8, 2,9 et 3,1. Leur meilleure performance est nettement associée au fait qu’on y achète moins d’intrants agricoles et qu’une large partie des produits est vendue, plutôt que de servir à nourrir les animaux ou à produire du bio-combustible. Le potentiel d’amélioration du ratio énergétique de l’agriculture américaine est très important, si on considère que plus de la moitié des cultures servent à nourrir les animaux. Or l’Américain moyen consomme le double de la portion quotidienne de protéines recommandée par le guide alimentaire de la FAO, les deux tiers de ces protéines provenant de la viande.
Outre les bilans énergétiques, The Sunshine Farm conduit une recherche, échelonnée sur plusieurs années, pour évaluer les pratiques agricoles durables de la ferme. Elle comprend quatre expériences conduites par des stagiaires et qui ont pour objet : la culture en bandes, la qualité du sol à long terme, les bovins en pâturage et les bovins sur la terre. Dans ces expériences on souhaite :

1. Pour la culture en bandes : déterminer si l’interface entre les différentes bandes produit un effet de polyculture, qui donne aux plants un meilleur rendement que s’ils étaient cultivés dans des monocultures séparées.
2. Pour la qualité du sol : contrôler 60 des 120 bandes de culture, en mesurant quatre propriétés physiques du sol – son poids spécifique apparent, le taux d’infiltration de l’eau, la capacité de rétention de l’eau, le mélange du sol – et deux propriétés biologiques – la densité de vers de terre, la respiration du sol.
3. Pour le troupeau en pâturage : déterminer si le broutage en alternance permet de préserver les espèces de plantes qu’on veut garder.
. Pour le troupeau sur la terre : mesurer les effets de la présence des bovins, qui broutent et qui laissent des excréments, sur plusieurs des propriétés du sol mentionnées ci-haut et sur le rendement des bandes de culture.

Fondée en 1991, The Sunshine Farm arrive au terme de ses dix années de recherche. Un livre sera bientôt publié contenant les données, les analyses et les conclusions de cette étude. Il contiendra aussi les questions soulevées pendant toutes ces années, questions essentielles pour les fermiers et les chercheurs qui veulent préparer la transition vers une agriculture basée sur des technologies d’énergies renouvelables, sur des pratiques agricoles durables et sur un sol en santé.

Le projet de Chase County

Wes Jackson et les chercheurs de The Land Institute croient qu’on est plus créatif quand on réfléchit à une question sur les lieux où elle s’est posée, plutôt que dans les universités et les hôtels d’aéroports. Pour mener à bien leur projet d’étude sur les communautés rurales (Rural Community Studies Program), ils ont donc restauré une ancienne école locale pour y tenir des réunions de travail et brasser des idées pour les communautés qui ont soif d’un développement durable.
Dans l’une de ses conférences, Wes Jackson citait un article de journal à propos d’une famille de Sibérie où le père continuait à se rendre tous les jours à l’usine, même si les employés n’avaient pas été payés depuis des mois. La famille était capable de survivre grâce au lait de sa vache, à ses poulets et à son jardin. L’économie de la Nature, en combinaison avec la culture locale, continuait à nourrir les gens du village et à « subventionner » l’économie industrielle. Malheureusement, les deux systèmes, capitaliste et communiste, se sont appliqués à sortir le monde des campagnes et à concentrer le pouvoir.
Dans la théorie des avalanches, si vous prenez un grain de sable, si vous en ajoutez un autre et continuez à en ajouter constamment, il se forme une colline. Le processus continue pendant un certain temps et la colline s’agrandit. Mais, à un certain moment, c’est sûr, il va se produire une avalanche, et de nombreux grains de sable vont être emportés dans le mouvement. C’est la métaphore qu’utilise Wes Jackson pour illustrer le fait que, comme on continue à organiser notre culture et notre agriculture sur le modèle des usines, il se produira sûrement une catastrophe. À quel moment et de quelles dimensions, personne ne peut le savoir.
Quand les Européens se sont installés en Amérique, les communautés autochtones ont été mises à l’écart et considérées comme « des personnes en surplus ». Sugg. superflues Maintenant que les villes s’étendent et que les complexes industriels dévorent les campagnes au nom de la modernisation et du progrès, ce sont les communautés rurales qui sont vues comme « des personnes de trop » Sugg. superflues.
Au lieu de compter sur des ajustements rapides dans les politiques de développement économique, et d’apporter des solutions urbaines pour revitaliser les petits villages, nous devons nous concentrer sur les forces culturelles et les ressources fondamentales que les communautés rurales ont à offrir. C’est en cherchant des solutions culturelles et écologiques à l’intérieur de nos communautés que nous pourrons connaître un développement durable, tel que Wes Jackson veut le démontrer. Il porte le flambeau de ce qu’il appelle « une Maîtrise en retour à la maison ». Il veut développer un curriculum basé sur le « lieu », qui oblige les gens à comprendre leur environnement, naturel et culturel. Il veut imposer la vision d’un système économique différent, un système basé sur la pensée systémique. Trop de gens sont « ignorants » en ce qui concerne la source des produits qu’ils consomment et le monde naturel qui les entoure. Ils ont perdu le sens du « lieu » et ne peuvent plus reconnaître autour d’eux les choses qui appartiennent à ce lieu.
Dans les cours de cette maîtrise en retour à la maison, il se propose d’enseigner à l’étudiant à mesurer son succès en fonction de son indépendance face à l’économie d’extraction et de son aptitude à reconnaître les relations qu’il entretient avec son environnement culturel et naturel. The Land Institute est à implanter ce nouveau programme dans trois districts scolaires, comprenant 183 enseignants et plus de 2000 élèves, de la garderie à la douzième année. Les jeunes se familiarisent avec le monde naturel qui les entoure. Dans les cours de sciences, ils apprennent à connaître les plantes indigènes des prairies, ils vont les photographier pour un projet artistique et ils relatent leurs expériences avec la Nature dans leurs cours d’anglais. Ils deviennent capables d’explorer et d’exprimer leur relation avec « leur lieu », et de s’y attacher. Ces mêmes élèves vont continuer de découvrir les divers produits qui peuvent être préparés à partir des plantes de la prairie. La pensée systémique va leur apprendre que les gestes qu’ils posent à l’endroit de l’écosystème peuvent affecter tout le monde. Éventuellement, ces jeunes seront capables de baser leurs choix non pas sur un concept économique, mais dans le contexte du système écologique.
Au fur et à mesure que les terres agricoles s’appauvrissent, les espaces sauvages sont convertis en nouvelles terres agricoles. Les politiques gouvernementales et les programmes de recherche ont créé une dichotomie entre l’agriculture et la conservation de la Nature. Pourtant, elles ne sont pas incompatibles. The Land Institute rêve de subordonner l’intelligence humaine à la sagesse de la Nature. Souhaitons qu’il y parvienne car, comme le dit Wes Jackson : « Le meilleur endroit pour commencer c’est en agriculture; si on ne parvient pas au développement durable en agriculture, on n’y parviendra jamais ailleurs. »

Notes

1. David Pimentel et al., « Environmental and Economic Costs of Soil Erosion and Conservation Benefits », Science, no 267, p.1117-1123.
2. G. Cox et M.S. Atkins, Agricultural Ecology : An Analysis of World Food Production, W. H. Freeman & Co., San Francisco, 1979.
3. Janine Benyus, Biomimicry, First Quill Edition, New York 1998, p. 19.
4. Marty Bender, Energy in Agriculture and Society : Insights from the Sunshine Farm, The Land Institute, 28 mars 2001.

Site Internet du Land Institute : www.landinstitute.org

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