Psychologie contemporaine - Notes et portraits : Henri-Frédéric Amiel

Paul Bourget
Henri-Frédéric Amiel fut, de son vivant, professeur à l'Université de Genève. Il y enseigna, sans grand éclat, l'esthétique d'abord, puis la philosophie. Il publia, sans grand succès, quelques volumes de vers lyriques. Il mourut dans l'avril de 1881, âgé de soixante ans et persuadé que son nom sombrerait, avec sa vie, d'un irréparable naufrage, dans cet immense marais de l'oubli qui épaissit son eau immobile sur des millions et des millions d'âmes humaines disparues. Le hasard, cet ironique hasard qui se complaît à parer de lauriers les pierres insensibles des morts, et à meurtrir de blessures les cœurs tendres des vivants, en a décidé autrement. Amiel avait gardé de sa jeunesse le goût, voire la manie du journal intime. Jusqu'à son dernier mois, jusqu'à ses toutes dernières heures, il avait noté minutieusement les moindres passages de sa pensée, les caprices de son humeur, toutes les nuances, ou claires ou sombres de son ciel moral. Cela faisait une longue et diffuse monographie de l'existence d'une âme, mais une monographie d'un caractère d'authenticité incomparable; et comme cette âme était très haute et très noble, l'intérêt du drame qui s'est joué en elle parut assez général aux amis du mort pour qu'ils fussent tentés de donner au public quelques fragments au moins de ce journal. C'est ainsi que parurent coup sur coup deux volumes accompagnés d'une remarquable préface de M. Scherer 1. Il n'y a pas plus d'un an que cette publication est achevée, et voici qu'Amiel se trouve célèbre. Il a eu l'honneur de provoquer de nombreuses études, quelques-unes signées du nom des plus fins moralistes de notre époque 2. Une élite de lecteurs s'est rencontrée pour refaire avec lui en pensée le chemin mélancolique de son âge mûr et de sa vieillesse. Oui, le professeur obscur de Genève, le poète inconnu de Jour à jour et des Étrangères, est célèbre; et il le restera comme il l'est devenu, d'abord à cause de la sincérité inexorable de sa confession, et aussi parce qu'il est un exemplaire accompli d'une certaine variété d'âmes modernes. Cet homme à la fois supérieur et mutilé, capable des plus hardies spéculations et inhabile à l'effort quotidien, exalté tout ensemble et incertain, frénétique et pusillanime, cet Hamlet protestant, malade d'hésitations comme l'autre et de scrupules tragiques, représente un des innombrables cas du duel de l'intelligence et de la volonté. Il incarne, avec une intensité surprenante, cette maladie du siècle qui sembla guérie vers 1850 et qui réapparaît aujourd'hui sous des formes nouvelles, parmi des accidents plus compliqués. Pour celui qui va étudiant à travers la littérature actuelle les traits épars de la grande âme contemporaine, ce journal d'Amiel constitue une sorte d'expérience psychologique toute notée et de la valeur la plus précieuse. Les influences, en effet, qui pesèrent sur cet isolé sont parmi celles qui pèsent encore sur beaucoup de Français de notre temps. Comme M. Taine et comme M. Renan, il fut imbu des idées germaniques et il tenta de les accommoder aux exigences de son éducation toute latine. Comme Stendhal, comme Flaubert, comme tant d'autres moins illustres, il subit les conséquences de l'abus de l'esprit d'analyse. Comme M. Leconte de Lisle et comme Baudelaire, il tenta de s'enfuir dans le rêve, ayant trop souffert de la vie. Seulement, des conditions spéciales de milieu et de tempérament firent que ces tendances diverses n'eurent dans Amiel aucun contrepoids, en sorte qu'il laissa s'exagérer chez lui jusqu'à la maladie, et l'esprit germanique, et l'analyse, et le goût du songe. On peut donc étudier par son journal, comme au moyen d'un verre grossissant, quelles conséquences extrêmes portent en elles ces forces qui fonctionnent de toutes parts autour de nous à l'heure présente. C'est l'étude que je voudrais essayer ici, plutôt que de refaire un portrait dessiné déjà par des maîtres en ses lignes définitives.

I
L'INFLUENCE GERMANIQUE


L'esprit germanique, — il faut croire que cette formule est mieux que commode, qu'elle est nécessaire, car elle tend à passer dans le langage commun de la critique, au même titre que cette autre: l'esprit latin. C'est que l'une et l'autre résument d'innombrables, de presque indéfinissables nuances qui se ramassent et se résolvent en deux types différents de pensée. J'imagine qu'un lecteur philosophe, habitué à raisonner ses impressions, relise coup sur coup une tragédie de Racine et un drame de Shakespeare, — un roman de notre vieille tradition française: la Princesse de Clèves, Manon Lescaut ou Adolphe, et le Wilhelm Meister de Gœthe, — le Discours de la méthode de Descartes et un fragment du Sartor resartus de Carlyle. Les volumes une fois fermés, que ce lecteur compare ses sensations successives les unes aux autres. N'apercevra-t-il pas qu'entre la simplicité idéale de Phèdre et la végétation touffue du Roi Lear, entre le récit uni des aventures de Desgrieux et le détail des expériences variées de Wilhelm, entre le procédé prudent de Descartes et les confuses intuitions de Carlyle, il y a une différence constante? Par suite, cette différence n'est point passagère, elle dérive d'une cause initiale et constitutive. Il semble que cette cause soit une différence dans la façon même de former les idées. D'un côté, appliquée à la composition dramatique, au conte, à la spéculation métaphysique, c'est la même méthode ordonnatrice et volontiers déductive qui emploie de préférence l'analyse, la simplification et la succession; de l'autre, c'est la même vue des choses, complexe et synthétique, désordonnée et divinatrice, qui embrasse à la fois plusieurs objets. Racine, l'abbé Prévost et Descartes semblent considérer la vie comme une réalité définie, fixe et nette en ses lignes, tandis qu'au regard de Shakespeare, de Gœthe et de Carlyle, cette même vie paraît un je ne sais quoi de mouvant et d'indéterminé, peut-être un songe, toujours en train de se faire et de se défaire. La première de ces deux méthodes s'est surtout développée chez les peuples de tradition gréco-latine qui lui ont dû leur art de logique et de belle clarté. La seconde a porté ses meilleurs fruits chez les Allemands et les Anglais, qui lui doivent leur art de suggestion et de profondeur. Faut-il attribuer à des influences héréditaires de climat la diversité de ces deux types d'esprits, et reconnaître là un des innombrables exemples de l'antagonisme du Midi et du Nord? Faut-il remonter à des causes politiques et considérer que l'esprit latin, legs suprême de la vaste organisation romaine, voit par suite les choses comme organisées, tandis que l'incohérence mouvante et chaotique d'un monde barbare a façonné à sa ressemblance l'esprit des Germains? Toujours est-il qu'à l'heure actuelle l'un et l'autre esprit existent, que chacun s'est manifesté par des œuvres puissantes, et que tous les deux, par cela seul qu'ils vivent, se trouvent soumis à cette loi inévitable de la vie, — la concurrence.

La nature, en effet, dont on a pu dire avec tant de justesse qu'elle est une infatigable recommenceuse, n'emploie pas dans le monde spirituel d'autres procédés que ceux dont elle est coutumière dans le monde physique. Toutes ses créations offrent ce double caractère d'être des organismes et d'être en lutte. Quand on examine de ce point de vue la suite des littératures, n'apparaît-elle point comme l'histoire du struggle for life de ces espèces intellectuelles qui sont les genres littéraires? Oui, ces espèces vivent réellement les unes des autres, et au dépérissement d'une ou de plusieurs d'entre elles correspondent le développement et la prospérité d'une ou de plusieurs de leurs rivales. C'est ainsi que le poème épique et la tragédie, la comédie de mœurs en vers et le drame historique peuvent être aujourd'hui considérés comme des espèces à demi vaincues, tandis que le roman, par exemple, et le poème lyrique sont des espèces triomphantes. C'était précisément le contraire au cours du XVIe siècle anglais et du XVIIe siècle français. Cette loi de la concurrence vitale est tout aussi vraie pour ces créations plus vastes encore que l'on appelle les esprits des diverses races. Il est visible qu'au XVIIe siècle et au XVIIIe l'esprit latin l'emportait dans la lutte pour la vie sur l'esprit germanique. La preuve en est que toutes les nations du Nord n'ont fait, pendant cette période, que repenser les idées émises par nos écrivains. Il est visible que dans notre XIXe siècle l'esprit germanique possède au contraire une énergie supérieure, c'est-à-dire un plus grand pouvoir de production d'œuvres, car la plupart de nos grands écrivains n'ont presque fait, depuis cinquante ans, que repenser des idées émises de l'autre côté du Rhin ou de la Manche. Est-ce que la vision de la beauté poétique particulière à Baudelaire ne lui vient pas en droite ligne de la poésie anglaise? Est-ce que les théories de critique religieuse propres à M. Renan ne dérivent pas de l'exégèse allemande? N'est-ce pas de l'hégélianisme qu'est issu le système de M. Taine, d'où découle par voie de conséquence toute la doctrine de M. Émile Zola et de ses disciples? Un analyste d'une rare valeur, M. Georges Renard, a étudié ici même les signes principaux de l'invasion de notre intelligence nationale par cet esprit germanique, — invasion reconnue et marquée déjà par M. Taine lui-même, dans son essai sur Carlyle.

Un problème se pose aussitôt: jusqu'à quel point cette invasion est-elle bienfaisante? En d'autres termes, dans quelle mesure l'esprit latin peut-il admettre des idées d'origine germanique sans en souffrir dans sa constitution intime? Parmi ces idées, ne s'en trouve-t-il pas quelques-unes qu'il est incapable de repenser? Car c'est de cela qu'il s'agit: d'un travail d'absorption, de métamorphose, et non pas seulement d'une copie servile et d'une imitation littérale. Quand on dit que la critique religieuse de M. Renan procède de la critique allemande, on entend signifier que l'auteur de la Vie de Jésus s'est assimilé la méthode des exégètes d'outre-Rhin, et qu'il en a su tirer des résultats conformes néanmoins au génie de sa propre race; et, de fait, il suffit de comparer ses livres à ceux du docteur Strauss pour apercevoir la différence entre le germanisme pur et son interprétation latine. Pareillement, l’hégélianisme, en traversant l'imagination lucide de M. Taine, s'est éclairé d'un jour très nouveau, de même que la vague suggestion, principe insaisissable de la poésie du Nord, s'est unie dans les sonnets de Baudelaire à ce dessin solide et précis qui est le don unique de nos poètes, depuis Villon et Malherbe jusqu'à Théophile Gautier et M. Leconte de Lisle. De tels exemples suffisent à démontrer la fécondité de cette fusion des deux types de pensée. Ce sont là quelques cas heureux et réussis du cosmopolitisme contemporain. On en pourrait citer d'autres qui démontreraient par contraste le danger possible de tentatives analogues. Remarquons bien que cette inoculation, ou, si l'on aime mieux, ce greffage d'idées germaniques s'est accompli dans le cas d'un Taine, d'un Renan ou d'un Baudelaire parmi des circonstances exceptionnellement favorables. Ces trois écrivains avaient subi d'autre part une si forte discipline classique et latine, et ils continuaient de vivre dans un milieu lui-même si latin, qu'ils ont été plus forts que les idées venues du Nord. Ils ont pu les dominer et les transformer. Tout au contraire, Amiel est là pour nous montrer le tableau d'un homme moins fort que les idées qui lui sont arrivées du dehors, d'un penseur envahi lui aussi par l'esprit germanique et qui, n'étant ni un philosophe ni un écrivain de premier ordre, n'a pu arriver à cette métamorphose heureuse d'un type d'esprit en un autre.

Pour mieux comprendre combien cette métamorphose était particulièrement difficile au professeur de Genève, il faut lire les premières pages de son journal et constater à quel degré de profondeur l'influence germanique avait agi sur lui. Amiel avait passé à Heidelberg, puis à Berlin, cinq des années qui vont de la vingtième à la trentième. C'était un peu avant 1848, à une époque où l'Allemagne, encore libre et non pas unifiée sous le despotisme militaire de la Prusse, donnait au monde le magnifique spectacle de la plus multiple activité intellectuelle, et renouvelait la face de toutes les sciences. Amiel, durant son séjour d'étudiant parmi les maîtres de la pensée moderne, éprouva les délices d'une initiation sacrée. Il racontait qu'en ces temps-là; se lever avant le jour, allumer sa lampe de travail, s'asseoir à son pupitre, lire, méditer, écrire, lui paraissaient des actions augustes, presque religieuses, comme les gestes d'un prêtre à l'autel. «Il n'est pas de joies si profondes, s'écriait-il après son retour, que je ne les aie traversées...» Il était ivre de la poésie allemande, de la métaphysique allemande, de la musique allemande, de la langue allemande, et il sortait de cette ivresse pour s'installer à Genève et y utiliser les connaissances acquises dans cet apprentissage extatique. — Utiliser?... quel vilain mot déjà et quel triste réveil pour un homme qui vient de se griser d'idéal et d'absolu. Mais surtout comment supporter ce réveil à Genève, dans cette ville qui, n'étant ni l'Allemagne ni la France, ne pouvait ni satisfaire complètement les tendances germaniques de l'étudiant d'Heidelberg, ni le corriger de l'excès de ces tendances par l'acuité d'une critique vraiment française. M. Renan, qui a gardé de son éducation ecclésiastique une rare entente des lois de la santé morale, a écrit sur Amiel qu'il lui avait manqué d'être venu à Paris. Ce n'est pas que Paris soit le centre du monde spirituel, comme se l'imaginent naïvement beaucoup de Français, mais c'est la capitale de l'esprit latin, sous sa forme la plus récente, — esprit plus analytique et plus négatif que poétique et créateur, esprit d'ironie, souvent meurtrier pour les personnes chez lesquelles la vie intérieure n'est pas très intense, mais aussi très bienfaisant pour ceux qui souffrent, comme Amiel, d'un trop-plein de cette vie intérieure, d'une trop assidue complaisance dans leurs points de vue personnels. Vivre à Paris, et dans une société choisie, c'est subir l'épreuve de beaucoup d'opinions malignes, volontiers hostiles, c'est traverser une critique continue et fine, se sentir jugé par beaucoup d'intelligences adverses. Il y a un inconvénient à cette sorte d'existence: le manque de solitude morale, et c'est ce qui explique la pauvreté psychologique de tant d'œuvres littéraires françaises. Rien n'est plus rare à Paris qu'une pensée vraiment indépendante, c'est-à-dire qui ne soit ni soumise à l'opinion ni révoltée contre elle. Car se révolter, c'est subir encore une influence, à rebours, il est vrai: mais la profonde, la grande originalité ne se laisse dominer ni dans un sens ni dans l'autre. Amiel, lui, n'avait rien à redouter des périls de ce corrodant et destructif Paris. Il avait à en attendre une bienfaisante correction de ses tendances. Faute de ce contrepoids, il versa tout entier du côté où il penchait, s'isolant à Genève parmi ses propres songes, si bien que la sorte d'intoxication dont l'Allemagne l'avait frappé se développa en lui de jour en jour, et que sa pensée d'abord, puis sa sensibilité, puis son talent d'écrivain en furent peu à peu rongés, torturés et finalement paralysés.

Lorsque Amiel revint dans sa patrie en 1849, il avait déjà au plus haut degré le goût et le souci des vastes théories d'ensemble. «Juger notre époque, disait-il, au point de vue de l'histoire universelle, l'histoire au point de vue des périodes géologiques, la géologie au point de vue de l'astronomie, c'est un affranchissement pour la pensée...» Voilà, dessinée en quelques lignes très significatives, la méthode compréhensive d'où sont issus tant de systèmes, depuis celui de Schelling jusqu'à celui de M. de Hartmann, en passant par Hegel et Schopenhauer. Ce goût de penser par larges ensembles se manifeste par l'aptitude à concevoir des idées générales, c'est-à-dire qui représentent, non plus tel ou tel objet, mais des groupes entiers et des séries. Ceux qu'une telle aspiration possède, s'ils s'y abandonnent exclusivement, préfèrent de plus en plus, parmi ces idées générales, les plus générales, celles qui s'appliquent non plus à des effets mais à des causes, non plus à des accidents mais à des substances; — et l'esprit métaphysique apparaît. «Il faut ne s'attacher qu'à l'éternel et à l'absolu.» C'est la huitième ligne de la première page du journal d'Amiel, et presque aussitôt il ajoute: «Il n'y a de repos pour l'esprit que dans l'absolu, pour le sentiment que dans l'infini, pour l'âme que dans le divin. Rien de fini n'est vrai, n'est intéressant, n'est digne de me fixer. Tout ce qui est particulier est exclusif. Tout ce qui est exclusif me répugne. Il n'y a de non exclusif que le Tout...» Ces formules expriment bien la profonde disposition germanique rapportée de ses années d'étude par le jeune Génevois; elles marquent aussi l'écueil contre lequel il devait être précipité. Il est possible que rien de fini ne soit intéressant; mais il est certain que nous ne sommes entourés que d'objets finis, ou plutôt que nous ne pouvons penser lucidement et positivement à un objet qu'en le circonscrivant dans des limites précises. Il est possible que le repos de l'esprit soit dans l'absolu, mais il est certain que nous ne rencontrons par notre analyse que des phénomènes relatifs. L'homme qui veut rompre toute relation intellectuelle avec le fini et le relatif, risque donc de n'avoir plus d'objet positif de sa pensée. Il sort de la réalité pour entrer dans l'abstraction; les idées trop générales deviennent des moules où il ne coule plus aucun métal, de vaines formes sans matière: «Le monde n'est qu'une allégorie, l'idée est plus réelle que le fait.» Cet aveu d'Amiel éclaire d'un jour singulier l'évolution qui s'accomplit en lui et transforma en un vice d'intelligence une méthode par elle-même excellente. A partir du moment où il aboutit à ce singulier renversement d'esprit, sa pensée commença de fonctionner à vide. Il fut atteint d'une impuissance étrange, qu'il a décrite avec une rare précision et qui consistait à ne pouvoir plus rien étreindre de solide. «Mon esprit, disait-il, est le cadre vide d'un millier d'images effacées. Stylé par ses innombrables exercices, il est tout culture, mais il n'a presque rien retenu dans ses mailles. Il est sans matière, il n'est plus que forme. Il n'a plus le savoir, il est devenu méthode. Il s'est éthérisé, algébrisé.» M. Scherer avoue dans sa notice qu'Amiel était devenu pour ses amis une énigme. Comment le rare outillage spirituel dont cet homme était muni ne s'employait-il pas à une production continue et vivante? Le secret réside dans cette incapacité de plus en plus grande à saisir un objet réel. C'est ainsi que ce profond rêveur était un professeur médiocre, un poète de troisième ordre, un essayiste hésitant. Le fait échappait sans cesse à cette pensée trop ouverte. Il n'y en a pas un dans ces deux volumes; pas une anecdote, pas un portrait, pas un raisonnement concluant ne se détachent, qui donnent une impression de quelque chose de précis et d'individuel. C'est une atmosphère d'algèbre, en effet, noyée et confuse, où un esprit erre parmi des ombres, ombre lui-même, et ne vivant plus que pour raconter son impuissance à vivre.

Telle est notre pensée, tel est aussi notre amour. Un étroit lien rattache notre vision des personnes et des objets à notre sensation de ces objets et de ces personnes. Si les gens du peuple montrent d'ordinaire dans la passion une énergie qui ne se rencontre guère dans les classes cultivées, c'est qu'ils se représentent avec plus de force tout ce qui les entoure immédiatement. Ils sentent les choses plus réelles et, par suite, ils les aiment ou les haïssent davantage. Ils se sentent eux-mêmes plus réels, et c'est là encore un principe d'intensité dans l'attachement ou la répulsion. La Rochefoucauld et ses élèves ont reconnu que l'amour-propre se trouve à la racine de toutes nos affections, et ils s'en sont indignés sans s'apercevoir qu'ils commentaient avec plus ou moins de finesse cette trop indiscutable vérité: que pour sentir il est nécessaire d'exister, et que l'existence comporte une impression du «moi». Les âmes dans lesquelles cette impression de la vitalité personnelle est diminuée, sembleraient devoir être les plus dépourvus d'égoïsme. Ce sont, en fait, les plus incapables d'aimer. Ce fut, semble-t-il, le cas de ce pauvre Amiel, en qui l'abus des idées générales et de la pensée métaphysique avait aboli le pouvoir de saisir toute réalité, fût-ce la sienne propre: «Rentrer dans ma peau, disait-il, m'a toujours paru curieux, chose arbitraire et de convention. Je me suis apparu comme boîte à phénomènes, comme lieu de vision et de perception, comme personne impersonnelle, comme sujet sans individualité déterminée, comme déterminabilité et formabilité pures, et par conséquent ne me résignant qu'avec effort à jouer le rôle tout arbitraire d'un particulier inscrit dans l'état civil d'une certaine ville et d'un certain pays...» Il aurait pu ajouter: «d'un particulier aimant une certaine femme, attaché à une certaine cause, absorbé par certains sentiments.» Je ne sais si les parties de son journal demeurées inédites contenaient des confidences de tendresse. Il est permis d'en douter lorsque l'on voit, par les fragments publiés, combien tous les autres êtres procuraient une sensation de fantômes à ce philosophe pour qui son être propre était un fantôme illusoire. Il dit quelque part qu'il a rencontré en visite deux jeunes filles et qu'il s'est caressé les yeux à leurs frais visages. Il a peut-être caressé de même son cœur à de fraîches rêveries d'amour; mais, à coup sûr, il n'a jamais connu la passion complète, celle qui nous rend la personne aimée présente à l'imagination jusqu'à la douleur, jusqu'à la folie. Et, par un détour bien étrange, l'impersonnalité d'Amiel le conduisait insensiblement au plus inconscient et au plus absolu égoïsme; sous le prétexte qu'il se considérait, suivant son expression, comme une boîte à phénomènes, il finit par ne plus s'inquiéter que de ses propres états d'âme, et, somme toute, à ne voir que lui dans le monde, lui, avec ses hésitations et ses langueurs, lui, avec ses efforts incomplets et ses insuffisances, mais lui uniquement et lui toujours. Son long journal, et nous n'en avons qu'un extrait choisi, est comme l'interminable monologue d'un Narcisse psychologique, infatigablement penché sur sa propre conscience pour y discerner sa changeante image. Sous cette influence particulière, le sentiment avorte en nostalgies vagues et en effusions indéterminés. Comme nous le voyions s'agiter tout à l'heure parmi des ombres d'idées, nous l'apercevons s'attardant maintenant parmi des ombres d'émotions, et lui-même s'écriait avec désespoir: «Le résumé: Nada!- Rien! Et, pour dernière misère, ce n'est pas une vie usée en faveur de quelque être adoré, ni sacrifiée à une future espérance...»

S'il existe un étroit rapport entre la pensée et le sentiment, entre la pensée et le style d'un auteur il existe mieux qu'un rapport, — une identité. En étudiant la phrase d'Amiel, on aperçoit plus encore à quel degré le germanisme l'avait possédé. On constate aussi combien certaines idées de formation allemande sont irréductibles au verbe français. A maintes reprises Amiel se plaint d'une difficulté d'écrire. Il attribuait à toutes sortes de raisons compliquées l'extrême effort qui lui était nécessaire pour traduire ses conceptions avec des mots: «Ton défaut principal, se disait-il à lui-même, est le tâtonnement. Tu recours à la pluralité des locutions, qui sont autant de recherches et d'approximations successives...» Il voulait voir dans ces défaillances de sa forme, tantôt une timidité, d'autres fois un excessif amour de la perfection. Il disait: «l'expression unique est une intrépidité qui implique la confiance en soi et la clairvoyance.» Il allait jusqu'à ériger en vertu de délicatesse cette impuissance cruelle: «Le talent d'écrire, prétendait-il, comporte une espèce d'effronterie confiante qui me manque.» Il se trompait, car son journal atteste qu'il avait au moins, et à un degré rare, la plus audacieuse d'entre les audaces littéraires, celle du néologisme et de l'invention grammaticale. En réalité, il se heurtait à un problème vraisemblablement insoluble, celui de traduire avec les mots d'une race les idées créées par l'extrême génie d'une autre race. Les lecteurs ont pu remarquer dans quelques citations l'étrangeté d'expressions qui lui était habituelle et nécessaire. On en multiplierait les exemples. En voici deux assez caractéristiques: «Je suis, disait-il, une nature de protée, essentiellement métamorphosable, polarisable et virtuelle, qui aime la forme et n'en prend aucune définitive, esprit subtil et fugace, qu'aucune base ne peut absorber ni fixer tout entier, et qui, de toute combinaison temporaire, ressort volatil, libre et désolément indépendant...» Un humaniste, admirateur de Tite-Live et de Pascal, doit tressaillir d'effroi à la lecture d'une période hérissée de termes pareils; mais quelle sera son impression devant ce morceau: «..: l'âme est alors dans sa totalité et en a la conscience. Elle goûte sa propre substance. Elle n'est plus teintée, colorée, vibrée, affectée, elle est en équilibre... La paix psychologique, l'accord parfait et virtuel n'est que le zéro, puissance de tous les nombres; elle n'est pas la paix morale, victorieuse de tous les maux, éprouvée, réelle, positive et pouvant braver de nouveaux orages...» Il suffirait de rencontrer quelques formules de ce genre, — et elles abondent dans le journal d'Amiel, — pour conclure que l'écrivain capable de les découvrir n'appartient pas à la tradition française. Amiel d'ailleurs se rendait un compte si exact de son propre tempérament, qu'il répugnait d'instinct et de réflexion à certaines vertus dont nos prosateurs nationaux sont les plus fiers. La clarté de notre langue lui déplaisait et aussi sa logique: «Tout s'y fige, s'y solidifie, s'y cristallise, s'écriait-il; la langue française ne peut rien exprimer de naissant, de germant, elle ne peint que les effets, les résultats, le caput mortuum, mais non la cause, le mouvement, la force, le devenir de quelque phénomène que ce soit.» Peut-être sa critique était-elle exacte, mais quand on pense de la sorte, le pire malheur est de se vouloir un grand écrivain français. On ne saurait jamais le devenir; et, de fait, si Amiel prend place dans notre littérature, c'est à titre d'auteur de décadence, en dehors de toute hérédité classique, pour s'être créé une sorte de prose composite et à demi barbare, destinée à noter des nuances d'âme d'une extraordinaire complication, — nuances de maladie; mais cette maladie est une des formes du vaste cosmopolitisme contemporain; ce dont Amiel a souffert fait la joie et la santé actuelles, et le péril probable de beaucoup d'autres qui le comprennent à travers eux et goûtent en lui la transposition douloureuse de leurs propres tendances.

II
L'ESPRIT D'ANALYSE


Quand un homme est le produit d'éléments assez contradictoires pour que le courant de son activité soit tout mêlé de teintes diverses, comme les eaux d'un fleuve à son confluent avec une autre rivière, il est à désirer pour son bonheur qu'il ne se doute pas de sa propre complication, mais qu'au contraire il admette sa façon d'être, si multiple soit elle, composite, comme une sorte spéciale de nature. Il arrivera ainsi à la seule spontanéité dont il soit capable. Une telle illusion sur soi-même fut refusée au pauvre Amiel. Il possédait à un degré rare ce pouvoir fatal de se voir toujours d'une vue exacte, qui constitue l'esprit d'analyse. C'était là un don si caractérisé que, de bonne heure, il fut tenté d'en faire la base de sa vie. Dès l'année 1849, c'est-à-dire en pleine jeunesse, il écrivait: «Tu ne dois pas vivre, parce que tu n'en es maintenant guère capable. — Tiens-toi en ordre, laisse les vivants vivres, et résume tes idées. Fais le testament de ta pensée et de ton cœur, c'est ce que tu peux faire de plus utile...» S'appliquer à se connaître, sans autre but que de se connaître, voilà le programme qu'Amiel s'imposait à lui-même avant sa trentième année, dans cette période d'ordinaire enivrée où l'homme d'action souhaite de se tailler sa place dans le vaste monde à coups d'énergie et par la force de sa personnalité. Il fallait que cette hyperacuité du sens intime fût vraiment extrême et constante chez lui, car il demeura fidèle à ce funeste programme. Jusqu'à ses dernières heures, comme je le disais en commençant cette étude, il remplit la mission qu'il s'était imposée, notant détail par détail les progrès de sa maladie et les ravages qu'elle faisait, non pas dans ses traits, non pas dans l'extérieur de sa vie, mais dans son âme, dans sa manière de voir et de juger, de jouir et de souffrir. Pour Amiel, penser et se regarder penser, sentir et se regarder sentir, ne furent jamais qu'une seule et même chose. C'est là le signe évident que l'esprit d'analyse est chez un homme une faculté innée et non acquise; et cette faculté se multiplie autour de nous ainsi que l'attestent bien des différences entre la littérature d'aujourd'hui et celle d'autrefois.

Les anciens, en effet, ne le connaissaient pas, ce dangereux esprit d'analyse; ils ne l'attribuent jamais comme trait de caractère aux personnages qu'ils mettent en scène. Leurs héros réfléchissent parfois aux circonstances qui les oppriment, et parfois aussi, chez Euripide par exemple ou chez Virgile, formulent d'un mot quelque vue philosophique sur la destinée. On se rappelle le discours du vieux Mézence à son cheval: «Rhœbe, diù, res si qua diù mortalibus ulla est, — Viximus... Nous avons vécu longtemps, s'il est un longtemps pour des mortels,» cri d'une mélancolie sublime et qui rappelle le mot célèbre: «Tout ce qui doit finir est court...» Puis l'action reprend. L'homme ne s'arrête pas davantage pour s'examiner et se complaire dans la contemplation minutieuse et étonnée de ce qui se passe en lui. Il est probable que l'esprit d'analyse s'est développé beaucoup depuis l'antiquité par l'habitude de la confession, en sorte que nous serions redevables à la discipline catholique de ce pouvoir qui nous a permis de renouveler l'art du roman et de la poésie intime. Et d'ailleurs ceux qui se complaisent à déchiffrer l'étrange palimpseste qui est la littérature moderne n'y découvrent-ils pas à chaque moment la trace de ce que la religion a écrit dans l'âme de notre race? Même quand cette religion a cessé de régner sur notre intelligence, elle domine encore et gouverne notre sensibilité. La conception de l'amour exprimée par Alfred de Vigny dans la Maison du berger, par Baudelaire dans quelques pièces, comme celle qui débute:
    J'implore ta pitié, toi l'unique que j'aime...
par M. Leconte de Lisle dans Épiphanie, n'a-t-elle pas pour origine le culte du doux esprit de la femme, incorporé sous la figure de la Madone? La mélancolie révoltée devant l'impassibilité de la nature, ce thème commun de tant de déclamations poétiques, est-elle autre chose qu'un ressouvenir du Pater noster qui es in cœlis? Seulement le poète moderne soupire: «Notre Père qui étiez aux cieux...», et ces cieux lui paraissent plus implacablement vides parce qu'il y cherche le regard du Père céleste, et qu'il ne l'y trouve pas. Mais de tous les besoins mystiques dont la survivance trahit la longue hérédité pieuse, celui de l'examen de conscience est le plus impérieux. Nous sentons se remuer en nous les âmes des femmes qui furent les aïeules des mères de nos aïeules, des morts qui s'agenouillaient en murmurant: «c'est ma très grande faute» dans l'ombre de l'église, ombre fraîche comme le bain de repentir où elles allaient plonger leur cœur lassé. C'est pour satisfaire cet appétit de confession que beaucoup de modernes ont contracté cette habitude du journal intime qui devait paraître à un païen la preuve d'une fatuité singulièrement insolente. Ne suppose-t-elle pas que notre vie intérieure a de l'intérêt par elle-même, en dehors de nos actions réelles? Ces modernes, qui se rattachent à la foi chrétienne par la sensibilité, sont d'avis en effet que cette vie intérieure a un prix infini. Le psychologue, pour qui paganisme et christianisme sont deux formes également légitimes d'interpréter l'inconnaissable cause du monde, aperçoit dans ce retour de la pensée sur la pensée, propre à notre civilisation, le principe de nouveaux états de l'âme. Il ne faudrait pas croire que l'on puisse aviver ainsi impunément sa conscience de soi-même. Il arrive qu'à nous regarder de très près vivre et sentir, nous rendons permanentes chez nous des nuances de cœur et d'esprit qui eussent été transitoires si nous les eussions négligées. Ce phénomène se produit surtout lorsque nous constatons nos propres complexités, car se reconnaître compliqué, c'est une complication ajoutée aux autres. Amiel en est le plus instructif exemple. Il vit avec une netteté parfaite de quels fils divers était tissée sa personne, et son principal souci fut de mieux faire ressortir encore cette diversité. C'est ainsi qu'il parvint à mettre à nu non seulement le contraste initial que j'ai essayé de caractériser, mais plusieurs autres contradictions de détail, lesquelles lui sont d'ailleurs communes avec trop de nos contemporains pour que son journal ne nous soit pas à tous une façon de miroir personnel.

J'ai montré qu'Amiel sentait se heurter en lui un penseur allemand et un écrivain français, — dualité déjà suffisante à troubler son entier développement. Il se trouvait de plus que, pris à part, ni le penseur n'était d'accord avec lui-même, ni l'écrivain. — Protestant de naissance et d'éducation, établi dans la vieille cité calviniste et mêlé aux disputes intérieures de cette cité, Amiel n'arriva jamais à considérer les questions de dogme d'un point de vue extérieur et désintéressé. Les obscurités morales le préoccupèrent toujours et en particulier le problème du péché. «La question capitale, disait-il, est celle-là. La question de l'immanence du dualisme est secondaire. La Trinité, la vie à venir, le paradis et l'enfer peuvent cesser d'être des dogmes, des réalités spirituelles, la forme et la lettre peuvent s'évanouir; la question humaine demeure: Qu'est-ce qui sauve?» Il reprochait à M. Renan son indifférence transcendantale à cet endroit, et il écrivait ces phrases qu'aucun fanatique ne désavouerait: «Il n'est nullement nécessaire que l'univers soit, mais il est nécessaire que justice se fasse.» Et encore: «Les cieux et la terre peuvent s'anéantir, mais le bien doit être, et l'injustice ne doit pas être. Tel est le credo du genre humain. La nature sera vaincue par l'Esprit. L'Éternel aura raison du temps...» D'autre part, cet affamé de justice et de moralité avait subi la discipline de la philosophie moderne, qui se ramène, en fin de compte, à l'universel déterminisme. Considérée d'après les hypothèses les plus probables de la science de l'esprit, l'âme humaine tout entière est un produit, et, comme telle, nécessitée dans ses moindres mouvements par des causes profondes que le plus souvent elle-même ignore. Une telle théorie, en dépit des plus ingénieux efforts, est exclusive de la notion du bien et de celle du mal, de même que les théories nouvelles sur l'histoire des croyances religieuses sont exclusives de toute révélation; de même que les théories évolutionnistes sur la nature sont exclusives de toute foi au surnaturel. Ce sont ces diverses théories, enveloppées dans l'hégélianisme, qu'Amiel avait rapportées d'Allemagne, et cinquante passages de son journal attestent chez lui l'existence de cette conception scientifique et déterministe de l'âme et de la nature. Comment concilier de telles tendances avec cet appétit de moralité religieuse qu'il avait gardé si intense et si complet? C'est là un conflit qui n'est pas rare dans notre époque de métamorphose profonde, et que beaucoup résolvent, ou bien par la destruction de l'une des deux tendances ou bien par une volontaire ignorance de leur propre contradiction. Il en est qui se proclament déterministes en théorie, et qui dans la pratique continuent à parler de vice ou de vertu, à supposer le mérite ou le démérite, à reconnaître une valeur absolue aux sanctions sociales. D'autres s'attachent du plus ardent embrassement à la foi ébranlée et ne veulent pas discuter les objections que dirigent contre leurs plus chères croyances les négateurs de l'école nouvelle. C'est la preuve que ni les uns ni les autres ne sont possédés du besoin de voir clair en eux, première marque de l'esprit d'analyse. Amiel lui, se sentait incapable de résoudre le conflit dont il souffrait, et incapable de ne pas en suivre toutes les péripéties. Il ressemblait, sur ce point, à un physiologiste qui étudie en détail une maladie dont il doit mourir. Il n'hésitait pas à écrire: «La science de la nature laisse-t-elle debout les révélations locales qui s'appellent mosaïsme, christianisme, islamisme? Ces religions fondées sur un cosmos enfantin et sur une histoire chimérique de l'humanité peuvent-elles affronter l'astronomie et la géologie contemporaine? L'échappatoire actuelle qui consiste à faire la part de la science et de la foi, de la science qui dit non à toutes les anciennes croyances et de la foi qui, pour les choses ultra mondaines et invérifiables, se charge de les affirmer, cette échappatoire ne peut pas tenir toujours... La science est implacable. Supprimera-t-elle toutes les religions? Celles qui conçoivent faussement la nature, sans doute...» Et presque au même moment il ajoutait: «Mon Credo a fondu, mais je crois, au bien, à l'ordre moral et au salut...» C'était dire à peu près: J'ai cessé de croire et pourtant je continue de croire; c'était affirmer la présence en lui de deux états inconciliables l'un avec l'autre; mais Amiel était trop véridique et trop lucide pour reculer devant une constatation semblable; — et il demeurait ainsi, un pied dans l'église, un pied dans la science, impuissant à servir et à trahir l'une ou l'autre, voyant nettement son ambiguïté, l'exagérant presque à force de s'en rendre compte, homme double et sincère tout ensemble, moderne s'il en fut par cette duplicité si cruellement, si complaisamment consciente.

L'écrivain non plus n'était pas un et simple en lui. Même s'il n'avait pas eu à lutter contre des difficultés de style, la direction de son effort se fût trouvée indécise. Car cet homme, à la véritable nature de protée, ne devait jamais cesser d'être à la fois un poète et un critique. Ce n'est pas que la contradiction soit aussi grande que le préjugé courant l'imagine, à la condition cependant que les doctrines du critique concordent parfaitement avec la nature du poète. Ce n'était pas le cas pour Amiel. Oui, poète, il l'était, et puissamment et profondément, bien que ses vers publiés paraissent médiocres; cela se reconnaît à certaines phrases de son journal, d'une intense suggestion de beauté. Quelle formule digne de Shelley que celle-ci sur un sentier: «Ce petit sentier, royaume du vert!...» Quelle merveilleuse page que celle où il se montre, couché sur la grève sablonneuse du nord, pendant la nuit, contemplant les astres et en proie à ces «rêveries grandioses, immortelles, cosmogoniques, dans lesquelles on porte le monde dans sa poitrine, dans lesquelles on touche aux étoiles, on possède l'infini!» Quelle admirable entente de la mysticité de la nature que celle qui lui a permis de dire: «Tout paysage est un état de l'âme.» Qu'a fait Wordsworth que de commenter cette parole sublime? Et sans aucun doute, Amiel va devenir un Shelley ou un Wordsworth du bord de son lac, de ses montagnes et de ses glaciers. Mais non. Lorsque le poète se met à sa table pour noter son panthéisme ingénu, les commotions intimes de ses extases, toute la fantasmagorie de sa vision du monde, l'esthéticien apparaît avec sa doctrine, et il faut bien reconnaître que cette doctrine avait été conçue sous l'influence du jugement d'autrui. Si solitaire par certaines portions de son être, Amiel se trouvait, par d'autres, engagé dans un cercle d'amis très instruits et très intelligents auxquels, dans sa noble équité intellectuelle, il donnait souvent raison contre ses propres aspirations. Lorsqu'il commençait de composer, il apercevait d'avance leur jugement. C'est bien, semble-t-il, la plus déplorable condition pour écrire. Stendhal disait que, de confrère à confrère, les éloges sont des certificats de ressemblance. Sans aller jusque-là, il est permis de dire que les plus subtils et les plus désintéressés de nos amis peuvent se tromper du tout au tout sur le rôle que joue chacune de nos compositions dans le développement de notre esprit. Le talent, pareil en cela aux créatures de chair et d'os, traverse de profitables maladies desquelles il doit sortir mieux armé, plus capable d'atteindre à une forme supérieure. Il s'abandonne à des erreurs qui lui seront utiles, il tente des expériences dont l'insuccès fera son éducation. Mais ces maladies, ces erreurs, ces expériences, qui donc est assez avant dans le secret de notre existence spirituelle pour en comprendre la nécessité? Qui donc peut nous les conseiller ou nous les déconseiller en pleine connaissance de cause? Aussi, le meilleur parti à prendre pour un artiste est-il de tenir comme non avenues toutes les critiques faites sur son œuvre, de s'abandonner entièrement à cette sorte d'instinct de conservation qui est en lui et le pousse tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Cet instinct-là lui révèle des besoins profonds de sa pensée en travail, inconnus de lui-même et à plus forte raison des autres. Son esthétique sera d'autant plus féconde qu'il l'aura réduite à la mesure de son pouvoir créateur. Il y a dans toute énergie productrice quelque chose de mystérieux et de sacré qu'il importe de considérer comme au-dessus de la discussion et du jugement. Amiel ne paraît pas avoir procédé ainsi; il se demandait, une fois un livre fini: «Qu'en pensera celui-ci et celui-là?...» Par suite, il se le demandait en composant son livre. Il y a certes une place inguérissable de l'amour-propre à laquelle peuvent nous frapper tous ceux qui le veulent; il leur suffit de nous appliquer la misérable méthode de la critique négative, qui consiste à chercher ce qui nous manque au lieu de voir ce que nous avons. Du moins que notre intelligence ne subisse pas le contrecoup de cette mesquine douleur! Amiel, avec sa trop lucide analyse, fut la victime d'une trop complète vision des jugements portés sur son œuvre écrite. Il ne composait point pour se faire plaisir, comme il écrivait ses confidences, mais pour obéir à des règles d'art issues d'autrui, et c'est la cause de l'étonnante différence qui se constate entre ses travaux volontaires et le travail spontané de son incomparable journal.

Pourrait-on cependant imaginer que son développement eût été autre? Hélas! nos facultés exercent sur nous une tyrannie qui ne permet même pas à ceux qui étudient notre existence de concevoir des hypothèses réparatrices. Ce dont il aurait fallu guérir Amiel pour le sauver de tous ses malheurs, était précisément le don de supériorité qui le rend si passionnément intéressant. Cet esprit d'analyse qui l'a conduit à exaspérer les contradictions de sa destinée l'aurait conduit à exaspérer les contradictions de toute destinée. C'est qu'il y a, en définitive, un antagonisme foncier entre cet esprit d'analyse et la vie, puisque toute vie repose sur une base d'inconscience et que précisément l'esprit d'analyse tend à détruire de plus en plus cette inconscience chez nous. Il arrive parfois que la poussée de la sève intérieure est plus forte, et alors l'esprit d'analyse est impuissant à l'attaquer. Souvent même il l'avive. Stendhal en a fourni un surprenant exemple, qui s'explique mieux si l'on songe au genre d'habitudes que sa jeunesse lui avait imposées. Il ne faut jamais oublier, quand on parle de lui, qu'il avait fait la guerre et suivi des armées quinze années durant. Vraisemblablement la nécessité d'agir beaucoup, de se résoudre, de manier les hommes, de pratiquer ses observations, fit équilibre à sa manie de l'analyse et empêcha que la Némésis ne triomphât tout de suite, cette cruelle déesse qui veut que nous mourions de ce dont nous avons vécu et que nos supériorités avortent sans cesse en défauts. Mais chez Amiel, personnage sédentaire et qu'aucun sursaut brutal ne tira violemment hors de lui-même, l'équilibre n'exista jamais. Ce contemplateur acharné de lui-même se trouve ainsi démontrer d'une façon effrayante le caractère meurtrier que peut revêtir le sens intime. Ce journal, que nous lisons avec un si vif intérêt, fut l'instrument quotidien du meurtre. Il ne se soulageait pas en y décrivant sa misère; il s'y blessait et s'y envenimait, comme aux pointes d'une ceinture de pénitence. Il s'y retournait dans son sang répandu. «L'analyse, s'écriait-il lui-même, tue la spontanéité. Le grain moulu en farine ne saurait plus ni germer ni lever…» métaphore frappante et qui, d'une image, explique mieux que tous les commentaires la pulvérisation de volonté dont il fut la victime.

III
DANS LE RÊVE


Il semble qu'il y ait dans la vie spirituelle comme une loi de balancement des organes et que l'impuissance de certaines de nos facultés produise un développement intense de certaines autres. L'Amiel faible et vaincu que nous venons de voir écrasé par le réel et incapable de se concentrer en une volonté affirmative et créatrice, cet Amiel hésitant, vacillant, morbide, eut son royaume autre part, et cette victime de la Vie fut un des princes de cet étrange empire où les triomphateurs d'ici-bas ne pénètrent guère: — le Rêve. Il fut pareil sur ce point encore au prince danois dans lequel Shakespeare, avec la divination magique de son génie, a incarné par avance toutes les âmes de cette race. Il n'a pas su agir, lui non plus, cet Hamlet maladif que le fantôme de son père est venu pourtant prendre par la main sur la terrasse d'Elseneur. La funèbre apparition n'a pu déterminer la volonté de ce jeune homme; et comme ils souriraient de pitié, devant lui, le Maure Othello et le roi Lear, eux chez qui toute pensée se résout en acte et qui n'hésitent pas à condamner l'un sa femme, l'autre sa fille chérie, sur un simple soupçon qu'une parole a éveillé! Leur machine nerveuse ignore les complications infinies, et le brusque passage de l'idée au fait s'accomplit trop vite pour qu’ils n’aient jamais temporisé. Ils voient une image et ils marchent droit sur elle. Chez Hamlet, au contraire, c'est le fait qui devient une occasion d'idée. Mais aussi avec quelle facilité ce temporisateur éternel découvre derrière le décor changeant de la vie les causes profondes, l'inconnaissable principe, l'obscur abîme de mystère et de silence qui se dissimule dans tout être et dans toute chose! Je l'imagine, tandis qu'Ophélia se jette dans la rivière qui va la noyer, assis sur la berge de la rive, à cent pas plus haut, les yeux fermés, écoutant la rumeur de l'eau qui passe et comprenant la parole d'ineffable mélancolie ainsi soupirée à travers les joncs penchants. Tourguéneff, dans un très curieux morceau de critique, a écrit qu'Hamlet doit certainement tenir son journal intime. C'est qu'aussi bien il a dans sa malheureuse tête de quoi noircir autant de pages que son frère moderne Amiel. L'inassouvi don Juan, l'inquiet docteur Faust sont les types de l'infatigable activité qui pousse l'homme énergique à changer sans cesse, même à travers les enivrements de l'amour et les extases du savoir. Hamlet demeure le type de l'irrésistible invasion du Rêve, qui, même à l'heure des épées tendues, du poison versé, du furieux combat, immobilise tout à coup le visionnaire dans une hallucination captivante et dont rien ne l'éveillera jamais tout à fait.

Mais quel Rêve? Il ne s'agit pas ici de ce romanesque et charmant pouvoir de refaire sa vie par l'imagination qui déborde en nous durant l'adolescence et nous console presque du mal d'exister. Pas une seule fois Hamlet ne se surprend à concevoir une suite d'événements autre que celle dont il est victime, un monde enchanté à la place de ce «dur monde»,-où il aimerait Ophélie sans défiance, où il embrasserait sa mère sans horreur. Sa destinée est devant lui, comme une tête de Méduse. L'épouvante le pétrifie à ce spectacle. Mais d'imaginer des boucles de cheveux là où il entend siffler des vipères, il ne l'essaie même pas. De même Amiel ne se complaît pas au recommencement idéal d'une fortune qu'il sait à jamais manquée. Il connaît la misère dont il meurt et ses causes profondes, «son indifférence pour sa personne, pour son utilité, son intérêt, son opinion du moment... son impuissance à conserver le préjugé d'une forme, d'une nationalité et d'une individualité quelconques...» Mais il ajoute aussitôt: «Qu'importe tout cela?» Et encore: «Se gendarmer contre le sort, se débattre pour échapper à l'issue inévitable, c'est presque puéril». Et encore: «Tu auras vécu, et la vie consiste à répéter le type humain et la ritournelle humaine comme l'ont fait et le feront aux siècles des siècles des légions de tes semblables...» Non, le Rêve qui hante Amiel n'est, pas plus que celui qui hantait Hamlet, une vision réparatrice. C'est le dangereux et singulier pouvoir qui se trouve à la racine de toutes les métaphysiques, de tous les mysticismes, de toutes les religions, et qui consiste dans une sorte d'identification instinctive de notre esprit avec l'esprit de la nature. Voici comment on peut se représenter le dessin de ce phénomène psychologique et s'en expliquer la naissance. — Un objet quelconque étant donné, il est certain que sa réalité suppose le concours d'une quantité indéfinie d'événements. Une fleur qui pousse sur une haie suppose tout l'univers, et de même un animal qui paît dans un champ, et de même encore l'homme qui regarde cette fleur, cet animal, cette prairie. Ce sont des effets que supportent des causes innombrables. Le savant qui raisonne délimite sa recherche aux plus prochaines d'entre ces causes, et il emploie pour les découvrir les procédés des méthodes de précision. Il est, au contraire, des intelligences qui se plaisent à se représenter les plus lointaines d'entre ces causes et à s'abandonner, devant l'objet qu'elles contemplent, à d'interminables associations d'idées. Ces intelligences-là ne raisonnent pas, elles rêvent. — Cette première étape conduit bientôt à une disposition d'esprit plus compliquée. Cette innombrable suite d'idées qu'un objet quelconque éveille en nous ressemble, par analogie, à l'innombrable suite de formes que la nature a dû produire pour amener cet objet au jour. Nous pouvons donc nous représenter que la pensée cachée à l'intérieur du monde et dont tous les êtres sont des moments, procède comme notre propre pensée. Il nous suffit, pour nous assimiler à elle, de nous laisser aller à cette efflorescence continue d'images que suscite une contemplation vague prolongée. Le temps s'abolit pour nous et l'espace; la chaîne indéfinie des causes se déroule dans un éclair, et nous nous trouvons affranchis des limites de notre propre personne par la vue soudaine de l'universelle connexité. — Nous entrons alors dans un troisième état consécutif, au précédent, et qui consiste à sentir que, prises en leur substance, les formes qui peuplent le monde n'ont pas plus de solidité durable que les images qui peuplent notre cerveau. Ne sont-elles pas, comme ces images, sans cesse en train de s'effacer pour être remplacées par de nouvelles? Que restera-t-il après un peu de temps des unes et des autres, sinon le même résidu d'ombre et de nuit? A ce moment, le Rêve a fini son travail d'intoxication spirituelle; tout s'évanouit et se confond dans l'intelligence, que noie une vapeur et qui s'abîme dans un néant tout ensemble torturant et délicieux.

Amiel a connu ces trois étapes et les trois états qui leur correspondent. Il en a donné des descriptions qui demeureront un document essentiel pour quiconque se préoccupera du problème si mal étudié de la sensibilité intellectuelle. Ces pages éclairent d'une lueur incomparable les limbes psychiques où s'élabore le germe des vastes chimères d'un Hegel ou d'un Spinoza. Le malheureux Amiel était de la grande race de ceux que tourmente la sensation palpable de leur identité avec l'univers. Voulez-vous comprendre sous quel angle lui apparaissait le plus petit, le plus vulgaire détail, lisez le passage où il décrit une fête de nuit sur l'esplanade d'une ville de bains de mer en Hollande. Vous devinez la scène: un orchestre de casino ronfle bruyamment, les promeneurs fument, les promeneuses bavardent, une béatitude animale flotte dans l'air, où monte la rumeur monotone de l'océan. «Mille pensées, dit Amiel, erraient dans mon cerveau. Je songeais à ce qu'il fallait d'histoire pour rendre possible ce que je voyais: la Judée, l'Égypte, la Grèce, la Germanie et tous les siècles, de Moïse à Napoléon, et toutes les zones, de Batavia à la Guyane, avaient collaboré à cette réunion. L'industrie, la science, l'art, la géographie, le commerce, la religion de tout le genre humain se retrouvent dans chaque combinaison humaine, et ce qui est là sous nos yeux sur un point est inexplicable sans tout ce qui fut. L'entrelacement des dix mille fils que tisse la nécessité pour produire zen seul phénomène est une intuition stupéfiante.» Reconnaissez-vous la profonde justesse de l'épigramme de Stendhal qui disait que, sur un Allemand en train de rêver, une feuille qui tombe et la chute d'un empire produisent la même impression? — Et voyez comme aussitôt la seconde étape est atteinte, celle où l'homme ne distingue plus le jeu de sa pensée du jeu de la nature: «Si l'histoire de l'esprit et de la conscience est la mœlle même et l'essence de l'être, alors, être acculé à la psychologie, même à la psychologie personnelle, ce n'est pas être sorti de la question, c'est être dans le sujet, au centre du drame universel. Tout peut nous être enlevé. Si la pensée nous reste, nous tenons encore par un fil magique à l'axe du monde.» — Suivez maintenant le passage de cette étape à la troisième. Tout se vaporise dans Amiel et autour de lui: «La nature, dit-il, n'est qu'une Maïa... Chaque civilisation est comme un rêve de mille ans, où le ciel et la terre, la nature et l'histoire apparaissent dans une lumière fantastique et représentent un drame que projette l'âme enivrée, j'allais dire hallucinée.» Et il trouve des formules pour décrire les inertes délices de cette vision égales en éloquence à celles que l'Anglais Quincey rencontrait pour peindre l'étrangeté de ses songes d'opium: «La fantasmagorie de l'âme me berce comme un yôghi de l'Inde, et tout devient pour moi fumée, illusion, vapeur, même ma propre vie. Je tiens si peu à tous les phénomènes, qu'ils finissent par passer sur moi comme des lueurs et s'en vont sans laisser d'empreinte. La pensée remplace l'opium. Elle peut enivrer tout éveillé et diaphanéiser les montagnes et tout ce qui existe...»

Celui qui s'accoutume à considérer ainsi et l'univers et lui-même dans un pareil brouillard de songe, ne saurait s'empêcher d'aboutir à une mélancolie inguérissable; à ses yeux, toutes les choses apparaissent comme vides et vaines, tout s'écoule, tout s'efface, rien n'existe d'une existence réelle. A quoi bon continuer indéfiniment à jouer un rôle inutile dans cette comédie dépourvue de sens qui est la vie? Pourquoi prolonger cette vanité douloureuse? En dépit des préoccupations morales qui font contrepoids à ce dégoût, le journal d'Amiel laisse deviner un penchant de plus en plus prononcé pour le bouddhisme, et, il faut bien écrire le mot, pour le pessimisme. Je dis un penchant, car Amiel n'est pas un pessimiste déclaré, systématique et dogmatique. Mais peut-être n'y a-t-il de pessimisme véritablement sincère que celui qui se résume dans une disposition d'âme et non dans une doctrine. Le problème de la valeur du monde et de la vie est avant tout un problème sentimental qu'il faut résoudre par une solution sentimentale. C'est au nom du «moi» que nous pouvons conclure à la bienfaisance ou à la malfaisance de la nature, car ce n'est pas une existence abstraite dont nous discutons la bonté ou la cruauté. C'est notre existence qui est enjeu, et celle de nos semblables. Précisément parce que le pessimisme relève du cœur bien plutôt que de la raison, il ne saurait guère avoir le caractère absolu des solutions rationnelles. Comme toutes nos émotions, il est variable et susceptible d'une infinité de nuances et de degrés. Il y a, si l'on veut, pour emprunter une expression aux mathématiques, un pessimisme idéal, limite suprême des pessimismes particuliers, dont tous se rapprochent et que pas un n'atteint. Ainsi s'expliquent bien des inégalités d'énergie dans l'affirmation que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, et bien des différences dans la manière d'interpréter cette affirmation. Un pessimiste peut n'être pas un révolté. Dans une prison qui enferme des condamnés à mort, il y a place pour vingt manifestations de caractères. Entre ces vaincus qui attendent l'échafaud, les uns se lamentent et les autres jouent; il en est qui rêvent et qui se souviennent, d'autres qui boivent et qui oublient. Dans le cachot moral où le pessimisme verrouille ses victimes, un libre champ est donné de même aux divers tempéraments. Amiel, lui, fut un pessimiste tendre, comme Schopenhauer fut un pessimiste féroce. Le penseur de Genève aboutit de bonne heure à un renoncement triste et doux, qui fait songer à une languissante agonie dans une chambre remplie de fleurs. Il se disait bien qu'il allait se perdre «dans les sables, comme le Rhin». Les mots de satiété, de lassitude, d'accablement, d'abdication se retrouvaient chaque matin sous sa plume quand il cherchait à rendre son état intérieur. Mais cela n'allait pas sans une volupté vague, celle qu'on imagine à des mânes paisibles, celle des fantômes que Virgile nous montre enveloppés du silence et du crépuscule élyséens. Amiel n'a-t-il pas dit: «Je suis fluide comme un fantôme que l'on voit, mais qu'on ne peut saisir. Je ressemble à un homme, comme les mânes d'Achille, comme l'ombre de Créuse ressemblaient à des vivants; sans avoir été mort, je suis un revenant. Les autres me paraissent des songes, et je suis un songe aux autres.»

Encore sur ce point, et par cet amour de la volupté du songe cet étrange solitaire, exemple saisissant de ce que peuvent produire plusieurs influences éparses dans notre atmosphère, nous présente le type extrême d'une des maladies de l'âme contemporaine. Dans notre âge de science et d'industrie, l'appétit de l'au-delà subsiste toujours. Il se fait seulement plus rare et plus morbide par sa difficulté à se satisfaire. Le signe le plus extraordinaire de l'intensité actuelle de ce goût du rêve est la prédominance que la musique a prise chez nous depuis ces dernières années, parce qu'elle est le plus vague de tous les arts, le plus capable de conduire l'imagination dans l'incertain et l'indéterminé de la fantaisie. Et voici qu'une génération se lève dont les chefs de file sont plus voisins du mysticisme qu'on ne l'a été en France depuis le commencement du siècle. Le livre que M. J.-K. Huysmans publiait l'année dernière, sous le titre significatif d'A rebours, ne saurait être considéré comme un simple paradoxe par ceux qui lisent de près les journaux littéraires des jeunes gens, seuls documents qui nous renseignent un peu sur les secrètes tendances de ceux qui commencent. Ce personnage bizarre, ce Des Esseintes du romancier, qui veut vivre en effet à rebours de la nature, dans l'artifice et dans le rêve, est bien le frère de ceux qui écrivent, dans les journaux dont je parle, des vers à demi catholiques, de la prose toute en nuances indéfinissables, de ceux qui se proclament, comme Baudelaire, des décadents et qui semblent n'appartenir à aucun milieu réel. Visiblement, ils n'ont plus le souci de rendre dans leur art la vérité de la Vie; c'est vers le rêve qu'ils sont tournés, et la sensation même devient pour eux un instrument de chimère. Ne croyez pas que ce soit uniquement l'excentricité de quelques héros de cénacles. Il y a là un des indices, entre mille, du malaise profond dont le cœur de l'homme moderne est tourmenté. D'où dérive ce malaise et pourquoi ce déséquilibre psychologique dans une société plus comblée que ne le fut aucune autre? Y a-t-il une grande loi méconnue par notre civilisation? Ou bien toute civilisation est-elle quelque chose de trouble par essence et qui ne saurait durer sans souffrir? Qui répondra aux redoutables questions que nous pose ainsi brusquement et à toute rencontre notre âge de doute?... A coup sûr, le cas du touchant Amiel, si voisin de nous par son cosmopolitisme, son excès d'analyse et son besoin de songe, a ceci de consolant qu'il prouve que, même dans les plus cruelles maladies morales, l'âme peut conserver sa noblesse et agoniser, comme une belle et pure jeune femme, sans une laideur, sans une souillure.

Notes
1. Henri-Frédéric Amiel: Fragments d'un Journal intime. 2 vol. Genève, H. Georg, éditeur.
2. MM. Caro et Renan.
3. Voir la Nouvelle Revue du 15 avril 1885.



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