Reynolds Sir Joshua

1723-1792
Ernest Cheneau sur Reynolds
«Joshua Reynolds, fils du maître d'école d'une petite ville, reçoit de ses lectures la révélation de ses goûts artistiques.
[...]
Lorsque Gainsborough retourna à Londres, bien plus tard, il n'était pas encore connu; il arrivait de la province, qu'il n'avait point quittée, riche d'études faites sur nature; et déjà Reynolds avait visité l'Espagne, les côtes de la Méditerranée, l'Italie. Par un effort de volonté, il avait admiré, analysé, décomposé les procédés de Raphaël et ceux de Titien; il avait achevé, dans les galeries de Rome et de Venise, l'éducation commencée sur les bancs de l'école, dans le Traité de peinture de Richardson.
[...]
Devant la plus élégante lady, devant le bébé le plus anglais, c'est-à-dire doué de la plus éblouissante fraîcheur, Reynolds n'oublie pas toujours les maîtres pour ne voir que son modèle: par exemple, dans l'Écolier, qui rappelle Murillo, dans le portrait de mistress Harley en bacchante, où l'artiste s'est trop souvenu de Léonard de Vinci et de Titien. De semblables réminiscences sont plus visibles encore dans le portrait allégorique de mistress Siddons et dans le tableau de Cymon et Iphigénie (sujet qui nous est tout à fait inconnu), souvenir affaibli de Titien.

Mais il serait injuste de s'arrêter trop longuement à ces tâches légères, que nous avons signalées seulement afin de faire toucher du doigt, pour ainsi dire, les parties factices d'un talent construit de toutes pièces. Reynolds n'en est pas moins un peintre qui mérite les plus grands éloges, précisément parce qu'il a le plus souvent réussi à dissimuler, à fondre dans une unité qui lui appartient-les nombreux emprunts de sa palette.

Ses portraits sont des tableaux, et il nous importe peu de connaître le personnage qu'ils représentent ils nous suffisent par eux-mêmes et comme œuvres d'art.

Reynolds a le secret de toutes les distinctions, de toutes les grâces de la femme et de l'enfant. Il rend, avec une aisance merveilleuse, les caprices les plus fugitifs de la mode, et sait leur donner le caractère éternel, celui de l'art. La chaste volupté des mères, la candeur et aussi la secrète ardeur des vierges, les étonnements, les naïves gaucheries, les révoltes, les câlineries de l'enfant et ses chairs fermes et roses, il a rendu tout cela sans maniérisme; il en a cueilli le charme, exprimé le parfum.

Et de même pour l'homme: habituellement il le choisit jeune, élancé, toujours de grande race, et ne mentant point à son renom de perfection aristocratique et de hautaine élégance. Tous ses personnages, il les met dans leur milieu de vie active, nullement immobilisés, poursuivant le geste interrompu par l'arrivée du peintre. Là est le secret de l'intérêt durable de tant d'œuvres qui ne sont que des portraits. Mais quels portraits! et auquel s'arrêter de préférence! Lequel plutôt que tel autre nous retiendra davantage? Est-ce le noble et jeune marquis de Hastings, si naturellement à l'aise dans son uniforme rouge, l'épée au côté, le doigt aux lèvres, dans l'attitude d'une méditation vague, d'une sorte d'indécision qui va cesser et le rendre à l'action; est-ce cette fillette effarée ou cette autre (l'Axe d'innocence), se laissant vivre, sans mouvement, au sein de la nature protectrice, ou cette dernière, la petite princesse Sophia-Mathilda se roulant avec un griffon sur les épais gazons d'un parc? N'est-ce pas plutôt la belle duchesse de Devonshire luttant du bout du doigt contre les attaques de sa fille à moitié nue, et levant sur sa mère une main qui va ravager l'harmonie de sa coiffure; ou l'actrice Kitty Fischer, en Cléopâtre aux yeux langoureux, au nez relevé, aux lèvres amoureuses, déposant d'un geste plein d'adorable coquetterie une perle dans une coupe ciselée trop lourde pour sa main?

Quelle vie et quel entrain dans cette autre composition représentant lady C. Spencer en costume d'amazone: jupe et basquine rouges, gilet blanc brodé rouge et or; la tête vive, mutine, éveillée, résolue, le visage animé par la course, les yeux grandement ouverts et pleins de feu, les cheveux frisés court, ébouriffés comme ceux d'un jeune garçon, tenant de sa main gantée et caressant le chanfrein de son cheval; celui-ci, plus rapide avec ce poids, glissait tout à l'heure sous les arbres de la forêt, où ils font une halte légère. On ne sait, en réalité, entre tous ces portraits, dire quel est le chef-d'œuvre.

Cependant si, nous le savons; c'est celui de Nelly O'Brien, que nous n'avons pas encore nommé. J'ai cherché, j 'ai vu ailleurs même qu'à l'Exposition, au South Kensington Museum, dans la Galerie britannique, d'autres compositions de Reynolds, de beaux portraits, le Banni (figure dramatique), une Sainte Famille (sans élévation): je n'ai trouvé, dans l'œuvre de l'artiste, rien de comparable à cette étonnante figure. C'est par là que Reynolds se place incontestablement au rang des maîtres, et n'eût-il achevé que cette peinture, son nom serait nécessairement de ceux qu'on ne doit plus oublier.

Au point de vue de l'exécution, il n'y a dans cette toile aucune faiblesse, et, loin de là, c'est avec une science consommée que l'artiste a marié, nuancé et fait valoir alternativement les blancs, les teintes neutres et les tons roux dont se compose uniquement son tableau. En passant, je ferai remarquer que Reynolds évite le grand nombre de couleurs dans ses peintures: trois ou quatre tons et souvent moins, indéfiniment rompus et variés, lui suffisent; il a une affection particulière pour le rouge; mais, dans le portrait de Nelly O'Brien, il a même sacrifié cette couleur de prédilection.

Quelle est cette Nelly O'Brien ? Je ne sais; une actrice, dit-on: une impitoyable, une buveuse d'or et de santé. Mais ici c'est une question secondaire. Nelly est comme la Mona Lisa de Léonard de Vinci peut-être a-t-elle existé; de fait, elle n'existe que par la création de l'artiste, qui en a fait un type éternel. Je la rapproche à dessein de la Joconde cette figure de Reynolds, non pour comparer les deux œuvres, qui; dans la pratique, n'ont rien de commun, mais parce que la création du peintre anglais est aussi énigmatique et troublante que celle du plus grand des maîtres italiens.

Nelly O'Brien n'a de la Monna Lisa que ce sourire de sphinx, indéchiffrable, doucement moqueur, d'une séduction irrésistible, que tous les copistes, tous les graveurs ont été impuissants à traduire. Mais ce n'est plus la même sérénité hautaine, indifférente, discrète, et ce n'est plus le même type. Étrange renversement! l'Italienne, la femme du midi, au sang chaud, ne s'élève si haut, semble-t-il, et ne domine si sûrement le désir dans l'œuvre de Léonard, que par une sorte de secrète impuissance de la chair. Cette admirable beauté est nécessairement infaillible, ou si elle se soumet, ce n'est que dans la plénitude de sa volonté, de sa raison, qui ne l'abandonnera pas, même la durée d'un soupir. Et pourtant elle est femme; son regard est celui de la femme qui sait trop. L'autre, la fille du nord, aux chairs nacrées et transparentes, sous la neige éblouissante de sa poitrine, sent retentir les impétueux battements de son cœur; ses yeux plongent avec une ardeur subtile jusqu'à l'âme de celui dont le regard croise le sien: c'est le Désir! Mais le front est pur; tout encore dans cette enfant est ignorant c'est un marbre sans tache, c'est Galatée au moment où Pygmalion va donner le dernier coup de ciseau.

Combien cette figure chastement vêtue est plus sensuelle que les filles aux jupes retroussées qui peuplent les tableaux d'Hogarth. Ce chef-d'œuvre de Reynolds, qui est son plus beau titre de gloire, ne pouvait naître que sous le pinceau d'un artiste qui avait tant vu et tant étudié, au nord et au midi, dans chacune des contrées où le génie de l'art a posé son pied divin. Tout, dans cette admirable peinture, appartient à Reynolds, ou plutôt il a fait siens, ce jour-là, les éléments qu'il avait empruntés dans ses voyages à Léonard de Vinci, à Corrège, à Vélasquez et à Rembrandt.

Mais, à juger impartialement cette figure adorable, il faut dire qu'à l'égal de la Joconde, Nelly O'Brien est une œuvre malsaine, enfantée par un esprit corrompu, pourri d'art; c'est le fruit d'une civilisation ultra- raffinée, éclos dans une température de serre-chaude; une création que Gainsborough, ce fils de la terre, nourri aux vivifiantes senteurs des forêts, n'eût jamais rêvée et n'a jamais comprise. Et pourtant cette seule toile, par l'intensité de passion qu'elle laisse échapper, par son éloquence prodigieuse, balance tout l'œuvre du fort peintre venu des vallées de Suffolk.»

ERNEST CHENEAU, L'art et les artistes modernes en France et en Angleterre, Paris, 1864, pages 53 et suiv.

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