In Memoriam: Ray C. Anderson, 8 août 2011

Andrée Mathieu

Un témoignage personnel



En 1996, j'ai eu le bonheur de connaître un être qui devait orienter le reste de ma vie. Ray C. Anderson était un personnage plus grand que la nature dont il s'était fait le preux défenseur. J'aimerais vous le présenter sous un angle moins connu. À cette époque, mon mari, Réal Bellavance, venait d'être engagé comme vice-président aux ventes pour Interface Canada, un manufacturier de carreaux de tapis commercial. Je commençais alors à m'intéresser au développement durable et j'étais fort sceptique lorsque Réal m'annonça que son employeur était le leader mondial du D.D. dans le secteur manufacturier. Il m'invita donc à l'accompagner en Floride où le président-fondateur de la compagnie devait exposer la nouvelle mission d'Interface Inc.

Je me revois encore d'abord assise les bras croisés à l'arrière de la salle en bonne sceptique demandant à être convaincue... Ray s'est approché du micro: il portait des oreilles de Mickey Mouse car il revenait d'une visite à Disney avec ses petits-enfants! Avec modestie (une modestie devenue légendaire), il nous a expliqué que ce qu'il souhaitait leur laisser ce n'était pas tant des parts dans une multinationale prospère qu'une planète où il ferait bon vivre pour eux et leurs descendants. Puis, il a passé la parole à ses conseillers et amis Paul Hawken, Hunter L. et Amory Lovins...Quelques minutes plus tard, j'étais assise dans les premières rangées, buvant les paroles de ceux qui sont à l'heure actuelle reconnus comme les illustres pionniers du D.D. C'est grâce à Ray que j'ai pu par la suite les côtoyer.

Ray C. Anderson était une "singularité", au sens où l'entendent les physiciens, c'est-à-dire une ouverture vers un nouveau monde. Avant lui, personne n'établissait de relation entre la productivité industrielle et ses effets sur l'environnement. Avec lui de nouveaux procédés plus soucieux de la santé de la biosphère et de ses habitants ont été mis au point. Pourtant rien ne semblait le destiner à devenir un démocrate ouvert sur le monde et un champion de l'industrie «responsable». Issu de la Georgie "profonde", ancrée dans la Bible Belt, Ray C. Anderson a fait des études en génie avant d'aboutir dans le domaine de la fabrication de couvre-planchers. Mais Ray était un visionnaire. Déjà, à l'époque où les ordinateurs envahissaient les édifices à bureaux, il avait misé sur une production originale de tapis en carreaux qui permettaient un accès beaucoup plus facile aux câbles qui sillonnaient les sous-planchers. Mais c'est en 1994 qu'il a opéré sa véritable «conversion» comme il se plaisait à appeler ce nouveau tournant dans sa carrière. C'est en lisant L'écologie de marché, dont l'auteur Paul Hawken allait devenir l'un de ses meilleurs amis, que Ray a décidé de faire de sa compagnie Interface Inc. le guide du monde industriel sur la voie du développement durable. Ce chemin n'existant pas encore, «il s'est construit en marchant» selon la formule du poète Antonio Machado y Ruiz. Mais Ray a su se faire accompagner! Son "Eco Dream Team" comprenait plusieurs des pionniers qui continuent aujourd'hui à défricher les sentiers du D.D.

Il y en aurait long à écrire sur le rôle de Ray C. Anderson sur la scène du D.D., mais c'est à ses qualités de coeur que j'aimerais maintenant m'arrêter.

L'attention réelle que vous portait Ray C. Anderson lorsque vous l'abordiez faisait de vous la personne la plus importante du monde. Il aimait sincèrement les gens et cet amour lui était bien rendu. Après plusieurs mois d'absence, il pouvait vous reconnaître au milieu d'une foule de quelques centaines de personnes et venir vous accueillir avec son large sourire et une chaleur humaine qu'on sentait sincère. Quelle présence il avait! Quand mon mari est décédé du cancer en janvier 2002, il m'a écrit une première lettre à la main qui devait me procurer un grand réconfort. Il me disait combien la présence de Réal, grâce à son charisme, transformait spontanément l'atmosphère de chaque salle de réunion où il pénétrait. Dans le cas de Ray, c'est l'atmosphère de la planète entière qui aura été purifiée par sa présence. Au moment où il se savait lui-même atteint d'un cancer et subissait des traitements de chimiothérapie, il a eu la gentillesse de répondre, toujours à la main, à ma lettre d'encouragement. Son leadership et sa créativité en ont fait un modèle dans le monde des affaires, mais ce sont ses qualités de coeur qui resteront à jamais gravées dans la mémoire de ceux qui l'ont connu.

Je suis présentement au sommet des Chic-Chocs en Gaspésie. Une montagne plus élevée se dresse devant moi et se découvre au moment où j'écris ces dernières lignes. Elle me rappelle le "Mount Sustainability" que Ray nous invitait à gravir à sa suite. Il nous a quittés en chemin, avant d'atteindre le sommet. Je n'y parviendrai sans doute pas non plus, mais j'espère que les étudiants à qui je m'efforce de transmettre son message, mais surtout son courage, son enthousiasme, sa détermination et ses qualités humaines l'atteindront bientôt. Et je connais plusieurs personnes qui suivent ses traces et s'attaquent également au "Mount Sustainability" sur tous ses flancs. Tôt ou tard, quelqu'un atteindra le sommet et j'espère qu'à ce moment on se souviendra de celui qui a entrepris l'ascension.

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