Le langage servile de Corneille

Simone Weil
Mais bien que Richelieu crût être chrétien, et sans doute sincèrement, sa conclusion était tout autre. Elle était que l'homme responsable du salut de l'État, et ses subordonnés, doivent employer à cette fin tous les moyens efficaces, sans aucune exception, et en y sacrifiant au besoin leurs propres personnes, leur souverain, le peuple, les pays étrangers, et toute espèce d'obligation.

C'est, avec beaucoup plus de grandeur, la doctrine de Maurras : « Politique d'abord. » Mais Maurras, très logiquement, est athée. Ce cardinal, en posant comme un absolu une chose dont toute la réalité réside ici-bas, commettait le crime d'idolâtrie. D'ailleurs le métal, la pierre et le bois ne sont pas vraiment dangereux. L'objet du véritable crime d'idolâtrie est toujours quelque chose d'analogue à l'État. C'est ce crime que le diable a proposé au Christ en lui offrant les royaumes de ce monde. Le Christ a refusé. Richelieu a accepté. Il a eu sa récompense. Mais il a toujours cru n'agir que par dévouement, et, en un sens c'était vrai.

Son dévouement à l'État a déraciné la France. Sa politique était de tuer systématiquement toute vie spontanée dans le pays, pour empêcher que quoi que ce soit pût s’opposer à l'État. Si son action en ce sens semble avoir eu des limites, c'est qu'il commençait et qu'il était assez habile pour procéder graduellement. Il suffit de lire les dédicaces de Corneille pour sentir à quel degré de servilité ignoble il avait su abaisser les esprits. Depuis, pour préserver de la honte nos gloires nationales, on a imaginé de dire que c'était simplement le langage de politesse de l'époque. Mais c'est un mensonge. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à lire les écrits de Théophile de Viau. Seulement Théophile est mort prématurément des conséquences d'un emprisonnement arbitraire au lieu que Corneille a vécu très vieux.

La littérature n'a d'intérêt que comme signe, mais elle est un signe qui ne trompe pas. Le langage servile de Corneille montre que Richelieu voulait asservir les esprits eux-mêmes. Non pas à sa personne, car dans son abnégation de soi-même il était probablement sincère, mais à l'État représenté par lui. Sa conception de l'État était déjà totalitaire. Il l'a appliquée autant qu'il pouvait en soumettant le pays, dans toute la mesure où le permettaient les moyens de son temps, à un régime policier. Il a ainsi détruit une grande partie de la vie morale du pays. Si la France s'est soumise à cet étouffement, c'est que les nobles l'avaient tellement désolée de guerres civiles absurdes et atrocement cruelles qu'elle a accepté d'acheter la paix civile à ce prix.

(…)

Notre patriotisme vient tout droit des Romains. C'est pourquoi les petits Français sont encouragés à en chercher l'inspiration dans Corneille. C'est une vertu païenne, si les deux mots sont compatibles. Le mot de païen, quand il est appliqué à Rome, a vraiment à titre légitime la signification chargée d'horreur que lui donnaient les premiers polémistes chrétiens. C'était vraiment un peuple athée et idolâtre ; non pas idolâtre de statues faites en pierre ou en bronze, mais idolâtre de lui-même. C'est cette idolâtrie de soi qu'il nous a léguée sous le nom de patriotisme.

Aussi la dualité dans la morale est-elle un scandale bien plus éclatant si, au lieu de la morale laïque, on songe à la vertu chrétienne dont la morale laïque est d'ailleurs simplement une édition pour grand public, une solution diluée. La vertu chrétienne a pour centre, pour essence, pour saveur spécifique l'humilité, le mouvement librement consenti vers le bas. C'est par là que les saints ressemblent au Christ. « Étant dans la condition de Dieu, il n'a pas regardé l'égalité avec Dieu comme butin... Il s'est vidé... Bien qu'il soit le Fils, ce qu'il a souffert lui a enseigné l'obéissance. »

Mais quand un Français pense à la France, l'orgueil est pour lui un devoir, selon la conception actuelle; l'humilité serait une trahison. Cette trahison est celle peut-être qu'on reproche le plus amèrement au gouvernement de Vichy. On a raison, car son humilité est de mauvais aloi, elle est celle de l'esclave qui flatte et ment pour éviter les coups. Mais dans ce domaine une humilité qui serait de bon aloi est parmi nous chose inconnue. Nous n'en concevons même pas la possibilité. Pour parvenir seulement à en concevoir la possibilité, il nous faudrait déjà un effort d'invention.

Dans une âme chrétienne, la présence de la vertu païenne du patriotisme est un dissolvant. Elle est passée de Rome entre nos mains sans avoir été baptisée. Chose étrange, les barbares, ou ceux qu'on nommait ainsi, ont été baptisés presque sans difficulté lors des invasions ; mais l'héritage de la Rome antique ne l'a jamais été, sans doute parce qu'il ne pouvait pas l'être, et cela bien que l'Empire romain ait fait du christianisme une religion d'État.

Il serait difficile d'ailleurs d'imaginer une plus cruelle injure. Quant aux barbares, il n'est pas étonnant que les Goths soient entrés facilement dans le christianisme, si, comme le croyaient les contemporains, ils étaient du sang de ces Gêtes, les plus justes des Thraces, qu'Hérodote nommait les immortaliseurs à cause de l'intensité de leur foi dans la vie éternelle. L'héritage des barbares s'est mélangé à l'esprit chrétien pour former ce produit unique, inimitable, parfaitement homogène qu'on a nommé la chevalerie. Mais entre l'esprit de Rome et celui du Christ il n'y a jamais eu fusion. Si la fusion avait été possible, l'Apocalypse aurait menti en représentant Rome comme la femme assise sur la bête, la femme pleine des noms du blasphème.

La Renaissance a été une résurrection d'abord de l'esprit grec, puis de l'esprit romain. C'est dans cette seconde étape seulement qu'elle a agi comme un dissolvant du christianisme. C'est au cours de cette seconde étape qu'est née la forme moderne de la nationalité, la forme moderne du patriotisme. Corneille a eu raison de dédier son Horace à Richelieu, et de le faire en termes dont la bassesse est un pendant à l'orgueil presque délirant qui inspire la tragédie. Cette bassesse et cet orgueil sont inséparables ; on le voit bien aujourd'hui en Allemagne. Corneille lui-même est un excellent exemple de l'espèce d'asphyxie qui saisit la vertu chrétienne au contact de l'esprit romain. Son Polyeucte nous paraîtrait comique si nous n'étions pas aveuglés par l'habitude. Polyeucte, sous sa plume, est un homme qui tout d'un coup a compris qu'il y a un territoire beaucoup plus glorieux à conquérir que les royaumes terrestres, et une technique particulière pour y parvenir ; aussitôt il se met en devoir de partir pour cette conquête, sans aucun égard pour quoi que ce soit d'autre, et dans le même état d'esprit que lorsque auparavant il faisait la guerre au service de l'empereur. Alexandre pleurait, dit-on, de n'avoir à conquérir que le globe terrestre. Corneille croyait apparemment que le Christ était descendu sur terre pour combler cette lacune.

Si le patriotisme agit invisiblement comme un dissolvant pour la vertu soit chrétienne, soit laïque, en temps de paix, le contraire se produit en temps de guerre ; et c'est tout à fait naturel. Quand il y a dualité morale, c'est toujours la vertu exigée par les circonstances qui en subit le préjudice. La pente à la facilité donne naturellement l'avantage à l'espèce de vertu qu'en fait il n'y a pas lieu d'exercer ; à la moralité de guerre en temps de paix, à la moralité de paix en temps de guerre.

En temps de paix, la justice et la vérité, à cause de la cloison étanche qui les sépare du patriotisme, sont dégradées au rang des vertus purement privées, telles que par exemple la politesse ; mais quand la patrie demande le sacrifice suprême, cette même séparation prive le patriotisme de la légitimité totale qui peut seule provoquer l'effort total.

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