Corneille
Pierre Corneille naquit à Rouen le 6 juin 1606. Il était fils d'un maître particulier des eaux et forêts, d'une famille de magistrats. On le destinait au barreau. Il fut reçu avocat en effet (18 juin 1624), et plaida. Il plaida mal, étant fort timide et parlant avec difficulté. Son goût et certains incidents de sa vie de jeune homme le portèrent à la poésie. A vingt-trois ans, il fit jouer à Rouen sa première pièce, Mélite. Dès lors, son histoire n'est presque que celle de ses ouvrages. A ce titre, elle se divise en quatre périodes.
De 1629 à 1636, Corneille est un écrivain d'un grand talent, plein d'imagination et de ressources, mais très inégal, qui compose surtout des pièces d'intrigue compliquées et qui a une préférence pour le comique. A cette période appartiennent Mélite, comédie (1629); Clitandre, tragi-comédie (1632); la Veuve, comédie (1633); la Galerie du Palais, comédie (1633); la Suivante, comédie (1634); la Place Royale, comédie (1634); Médée, tragédie (1635); l'Illusion comique (1636). Ces pièces furent jouées à Paris, presque toutes avec un succès retentissant. Le jeune poète, vers 1634, fut appelé par Richelieu à faire partie de la société des « cinq auteurs » (L'Estoile, Boisrobert, Guillaume Colletet, Rotrou, Corneille), qui aidaient le cardinal à composer ses pièces de théâtre. Il en sortit vite, n'ayant pas, comme disait Richelieu, l'esprit de suite, c'est-à-dire d'obéissance.
– En 1636, Corneille donna le Cid, le premier chef-d’œuvre de la scène française; puis coup sur coup les tragédies merveilleuses qui forment en ces années de pure gloire, comme un groupe majestueux : Horace (1640), Cinna (1640), Polyeucte (1643), La mort de Pompée (1643), auxquelles il faut ajouter le Menteur, comédie très amusante (1643), et la Suite du Menteur, moins agréable (1644). (Toutes ces dates sont encore douteuses et ne doivent être admises qu'à une année près.)
– De 1645 à 1652 se succèdent un certain nombre d'oeuvres estimables encore, mais de valeur très inégale : Rodogune (1644), Théodore, qui échoua (1645), Héraclius, qui eut un succès contesté (1647), Andromède, opéra agréable (1650), Don Sanche d'Aragon, drame romanesque, qui a des passages très brillants (1650), Nicomède, vrai chef-d'oeuvre, très original, dans un goût tout nouveau (1651), Pertharite, tragédie curieuse, où Voltaire signale, à tort, tout le sujet de l'Andromaque de Racine, mais qui échoua (1652).
– À partir de l'échec de Pertharite, Corneille garda le silence pendant sept ans. Il était de l'Académie française depuis 1647. Il était marié depuis 1641. On avait donné les lettres de noblesse à son père après le succès du Cid (1636). Il vivait en famille, dans la plus étroite union avec son frère Thomas Corneille, auteur dramatique aussi, et très applaudi. Il traduisait l'Imitation de Jésus-Christ en vers français, souvent d'une éclatante beauté (1656). En 1659, il rentra au théâtre devant une génération nouvelle de spectateurs, avec Oedipe, qui fut accueilli favorablement; mais, dès lors, il ne compta plus guère que des échecs : la Toison d'or (1660), Sertorius, belle pièce, bien accueillie (1662), Sophonisbe (1663), Othon (1664), Agésilas (1666), Attila (1667), Tite et Bérénice (1670), Pulchérie (1672), Suréna (1674). Notons encore Psyché, tragédie-ballet, ou plutôt opéra fait en collaboration avec Molière et Quinault, où l'on trouve des morceaux délicieux, qui sont de Corneille (1671).
Après Suréna, dix ans de silence, d'oubli, d'obscurité, et non pas de misère, comme on a dit, mais certainement de pauvreté, et le jeudi 5 octobre 1684, Dangeau écrit dans son Journal : « On apprit à Chambord (où était la cour) la mort du bonhomme Corneille.» – Il s'était éteint le 1er octobre.
Corneille était d'une bonté et d'une douceur excellentes, timide et embarrassé dans le monde, d'une parole bégayante et basse. Il ressemblait, disent les contemporains, à un honnête marchand plus qu'à un poète qui a vécu dans la familiarité des grands. Sa grandeur était ailleurs qu'en sa personne. Elle était dans son coeur profondément simple, généreux et tendre, dans son esprit « qu'il avait sublime », dit La Bruyère, c'est-à-dire porté au grand d'un mouvement spontané, et s'y établissant à l'aise, tant il s'y trouvait dans son naturel. Il n'a connu ni l'esprit de dépendance, ni l'aigreur dans la pauvreté, ni le dénigrement dans le succès des autres, à peine quelque jalousie de son jeune et glorieux rival, Racine, jalousie plutôt savamment cultivée par son neveu Fontenelle et la coterie de celui-ci, que développée de soi-même dans son coeur simple et candide.
Il est mort pauvre, après avoir enrichi les comédiens, tranquille du reste et sans plainte, assidu et modeste à l'Académie et « laissant ses lauriers à la porte. »
Voici le portrait qu'en traçait Racine comme académicien : « Il aimait, il cultivait les exercices de l'Académie : il y apportait surtout cet esprit de douceur, d'égalité, de déférence même si nécessaire pour entretenir l'union dans les compagnies. L'a-t-on jamais vu se préférer à aucun de ses confrères ? L'a-t-on jamais vu vouloir tirer avantage des applaudissements qu'il recevait du public ? Au contraire, après avoir paru en maître et pour ainsi dire régné sur la scène, il venait, disciple docile, chercher à s'instruire dans nos assemblées, et laissait ses lauriers à la porte de l'Académie. »
Ce n'est pas qu'il doutât de son génie. Il en a toujours parlé avec une mâle fierté et une généreuse franchise, bien préférable aux feintes modesties qui ne trompent personne; toujours fidèle à son caractère qui était fait de simplicité et de générosité, de timidité et de courage, de bonhomie et de grandeur.
Tel était Pierre Corneille « surnommé le Grand, a dit Voltaire, pour le distinguer non de son frère, mais du reste des hommes».
Après la tragédie du XVIe siècle qui était toute en discours pathétiques et en lieux communs de morale, de 1600 à 1625 un théâtre tout nouveau s'était formé, c'est à savoir un théâtre où s'était accusé d'abord le goût de la galanterie romanesque. Le goût de l'action avait introduit dans le poème dramatique le mouvement scénique et l'accumulation des incidents. Et par conséquent l'intérêt de curiosité était satisfait. Mais il ne l'était que dans ses appétits grossiers et non dans son désir de logique. Ce qui manquait c'était l'intrigue proprement dite, c'est-à-dire la suite logique et visiblement logique des incidents sortant nécessairement ou vraisemblablement les uns des autres.
Une conséquence de l'introduction au théâtre de l'intérêt de curiosité avait été l'introduction aussi du a personnage «sympathique », ou plutôt la prééminence prise au théâtre par le personnage sympathique. Par rapport à l'intérêt de curiosité, l'unité matérielle c'est l'unité d'action; mais l'unité psychique, l'unité morale c'est le personnage sympathique, c'est l'intérêt se portant sur un seul personnage ou sur un couple de personnages qui le méritent. Le goût de la galanterie et des passions de l'amour peintes sur la scène nous était venu d'Italie et avait créé en France le règne des Pastorales et Bergeries, et Pastorales et Bergeries, avec leurs complaisants discours d'amour et dissertations amoureuses, s'étaient comme par infiltration glissées, et abondamment, dans la tragédie elle-même.
De 1625 à 1650 la galanterie devient préciosité; le goût de l'action devient goût de l'extraordinaire; le personnage sympathique devient le personnage extraordinaire (contenu déjà dans le personnage stoïque et invincible aux coups du sort, à la Sénèque, très répandu dans les tragédies du XVIe siècle).
Mais d'autre part un événement important se produit : les critiques, les théoriciens, les faiseurs de règles rappellent énergiquement les auteurs aux unités, à la simplicité et netteté de l'intrigue, à la moralité.
Or, à partir de 1630 environ, la galanterie devient préciosité. Se rappeler Théophile de Viau. La galanterie-préciosité se transforme en une sorte de métaphysique amoureuse très élevée et très subtile, analogue à celle des cours d'amour du moyen âge. La « gloire » pour l'homme consiste à avoir une « belle passion » inspiratrice de toutes les vertus. « La gloire » pour la femme consiste à inspirer l'amour sans le ressentir, à se garder de la servilité qui est la marque des amours vulgaires et à conserver une fermeté qui n'est pas « illustre » si elle n'est excessive.
Le goût de l'action devient surtout le goût de l'action extraordinaire. L'Académie à propos du Cid regrettait, ou que le comte ne ressuscitât pas à la fin, ou qu'il ne fût pas reconnu à la fin que le comte n'était point le père de Chimène. Raisséguyer dit spirituellement dans la préface de son Aminte : « La plus grande part de ceux qui portent le teston à l'hôtel de Bourgogne veulent que l'on contente leurs yeux par la diversité et le changement de la scène du théâtre et que le grand nombre des accidents et aventures extraordinaires leur ôte la connaissance du sujet. »
Le personnage sympathique devient surtout le personnage extraordinaire. L'Académie, examinant le Cid, trouve très juste que Rodrigue veuille mourir. Ce qu'elle n'aime pas, c'est qu'il veuille se faire tuer par Chimène. Elle veut qu'il meure en stoïcien, en héros. Elle voudrait aussi que Chimène fût toute au devoir. Elle la blâme de vouloir qu'on l'admire de ce qu'elle « poursuit en adorant ».
La tragédie française allait donc au pur romanesque héroïque. Mais les faiseurs de règles se dressent qui la ramènent, incomplètement, Dieu merci, mais un peu, aux unités et par là à la simplicité de l'intrigue, à une sévère et judicieuse moralité. Ils veulent une action simple, non pas une belle histoire en tout son développement incertain et abandonné, une action simple, c'est-à-dire « un commencement, un milieu et une fin », c'est-à-dire une exposition, un événement inopiné et vraisemblable qui la précipite, un événement inopiné et logique qui la dénoue. Ils veulent l'unité de temps et l'unité de lieu, comme corollaires et surtout comme garanties de l'unité d'action, en quoi, tout compte fait, encore qu'ils se trompent, ils ne se trompent qu'un peu, mais ce sur quoi nous ne nous étendrons pas ici. Enfin ils veulent une moralité forte et saine, fondée sur le bon sens et sur la conscience générale de l'humanité. Ils veulent que la « Comédie » se justifie en purifiant, en rendant les hommes meilleurs. Ils insistent infiniment sur la Catharsis d'Aristote, la prenant tous pour la théorie de la purification des passions par la tragédie, de l'amendement et rectification des passions par la tragédie ; et les contresens qu'ils font tous sur ce point sont la marque de leur vif désir que la tragédie ne satisfasse point les passions, mais les réprime et soit une école de stoïcisme plus ou moins formel. Scudéry, très éclairé par sa haine et sachant bien l'endroit sensible où il fallait toucher le public, s'attache surtout à démontrer l'immoralité du Cid, et l'Académie, après tout, ne lui donne formellement raison que sur ce point. Elle blâme la scène I de l'acte V (« Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix ») comme « rendant scandaleux le caractère de Chimène qui cède trop aisément à son amour ». Elle trouve « le dénouement malséant », Chimène « dénaturée », et, tout en approuvant nettement la « lutte de ces mouvements » (amour et devoir), elle estime scandaleux « que ce soit l'amour qui finisse par triompher, chose qui lui paraîtrait plus naturelle chez un homme que chez une femme ». - La Mesnardière (1640) traduit le chresta d'Aristote par « exemplaires ». Il faut que les moeurs de la tragédie soient « exemplaires. » Mais tous les personnages de la tragédie ne peuvent pas être exemplaires. - Non; mais il faut que la morale reçoive cependant satisfaction : 1° par le dénouement où « les mauvaises actions devront toujours être punies et les vertus récompensées non seulement en la personne qui est la plus considérable; mais encore dans les moindres », cela « pour la conversion des méchants qui tremblent jusqu'au fond de leur coeur en voyant punir à leurs yeux les crimes qu'ils ont commis; - 2° par la présence sur la scène d'un professeur de morale qui tienne les tables de la loi : il faut qu'un personnage « menace le coupable de la justice divine et exagère et déteste sa honteuse infirmité ». - Sur ce point l'abbé d'Aubignac va plus loin et à l'extrême, comme toujours; et la théorie de la tragédie-sermon, chère à Voltaire, se trouve chez lui pleinement : « C'est en vain qu'on veut porter à la vertu les peuples, les âmes vulgaires, les esprits du dernier ordre par un discours soutenu de raisons et d'autorité.... Ce que ces discours ne sont pas capables de faire, la tragédie et la comédie le font. »
L'abbé du Bos plus tard (en 1719) n'admettra les personnages vicieux que dans les rôles secondaires, pour faire contraste, ou comme instruments, ou pour diminuer la responsabilité des personnages principaux. C'est tout à fait l'idée, chez eux mal exprimée encore, des théoriciens de 1625-1650.
Donc, de 1625 à 1650, la tragédie est entraînée vers le romanesque héroïque et l'extraordinaire des actions et des personnages. - Elle est ramenée vers la simplicité, vers la précision et concision de l'intrigue, vers la moralité judicieuse et pratique par « les doctes ». Et il y a là un conflit à travers lequel les auteurs cherchent un milieu.
C'est dans ces circonstances et comme dans cette atmosphère littéraire que Corneille parut. Examinons successivement : en quoi il fut conforme à l'esprit du temps; - ce qu'il a apporté de nouveau; -ce qui l'a gêné et, en le gênant, moitié servi, moitié desservi.
Il s'est conformé très naturellement à l'esprit de son temps en ceci. Pour lui, il faut des sujets ; il faut un événement important pour faire le fond d'une tragédie; il faut une fable riche de matière. Corneille a commencé par être un La Calprenède. Mélite est un imbroglio inextricable. « Quatre amants, dit-il lui-même, brouillés par une seule intrigue. » Clitandre est un roman de cape et d'épée sur la scène, mélodrame en vers, très amusant du reste, avec assassins masqués, archers, combats singuliers, travestissements et encore orages, tempêtes, éclairs, tremblements de terre. L'Illusion comique est une fantaisie shakspearienne. La première fois qu'il s'adresse à l'antiquité, sujet énorme et monstrueux : Médée. Quand il est théoricien, il attache une grande importance à cela. C'est le premier mot de son premier discours sur le poème dramatique : « Les grands sujets qui remuent fortement les passions... » Aussi faut-il chercher les sujets uniquement dans l'histoire et dans la fable, parce que seules l'histoire et la fable les donnent grands. » Il faut que les sujets soient soutenus par l'autorité de l'histoire qui persuade avec empire ou par la persuasion de l'opinion commune [vérité légendaire] qui nous donne les auditeurs comme déjà persuadés. » Une tragédie qui ne sera pas fondée sur un grand sujet ne sera qu'une comédie : « Lorsqu'on met sur la scène une simple intrigue d'amour entre des rois qui ne courent aucun péril, je ne crois pas que, bien que les personnes soient illustres, l'action le soit assez pour s'élever jusqu'à la tragédie... La comédie diffère en cela de la tragédie que celle-ci veut pour son sujet une action illustre, extraordinaire, sérieuse; celle-ci s'arrête à une action commune et enjouée. »
Corneille s'est conformé à l'esprit de son temps en ceci encore : il lui faut une action forte. Il ne suffit pas que l'action soit importante. Il faut qu'elle soit « extraordinaire, illustre et invraisemblable ». Malgré Aristote il ne retranche rien de ce dernier mot : « J'irai plus outre et je ne craindrai pas d'avancer que le sujet d'une belle tragédie doit n'être pas vraisemblable. » - « On en est venu jusqu'à établir une doctrine très fausse, qu'il faut que le sujet d'une tragédie soit vraisemblable », abusant d'Aristote et « appliquant aux conditions du sujet ce qu'il dit de la manière de le traiter ». - « Les grands sujets doivent toujours aller au delà du vraisemblable. » Et c'est pour cela qu'il faut s'appuyer sur l'histoire, l'histoire soutenant l'invraisemblable en certifiant qu'il est vrai.
De là l'idée, chère à Corneille, de faire entrer « les grands intérêts humains » dans le drame. La tragédie doit être et avant tout un tableau historique, et il doit y entrer beaucoup de politique. Lecteur et élève de Balzac et de Machiavel, comme toute sa génération, Corneille est féru de politique spéculative et il en met le plus qu'il peut dans tous ses drames (et même déjà dans le Cid) : « La dignité de la tragédie demande quelque grand intérêt de l'Etat ou quelque passion plus noble et plus mâle que l'amour, telles que sont l'ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d'une maîtresse. » Ici Corneille, en conformité avec un des goûts de son temps, est en désaccord avec un autre. Il va contre ce goût de galanterie et de propos d'amour qui est si fort à cette date. Aussi se tire-t-il de la difficulté par un compromis. Il y aura de l'amour dans ses pièces; mais au second plan. Ce fut une erreur. Il fallait choisir, ou, et plutôt, tantôt faire des drames purement historiques à la façon des drames historiques de Shakspeare, tantôt faire des drames de pur amour contrarié par le devoir, comme le Cid. L'amour ne peut pas au théâtre être au second plan. L'auteur du Discours sur les passions de l'amour (Pascal?) a dit pourquoi : « L'ambition peut accompagner le commerce de l'amour; mais en peu de temps il devient le maître. C'est un tyran qui ne souffre point de compagnons : il veut être seul. Il faut que toutes les autres passions ploient et lui obéissent », et Voltaire l'a dit aussi : « Il faut dans une pièce de théâtre que l'amour règne en maître ou soit exclu. » Et en effet, à côté ou au-dessous de la politique, il est froid; et, au-dessus de la politique, il donne à celle-ci l'apparence d'un hors-d'oeuvre. Corneille est tombé dans cette faute en Sertorius, Pompée, Attila, Nicomède, Agésilas, etc. Dans chacune de ces pièces il y a deux pièces et pour nous comme un embarras de choisir celle où nous devons nous attacher. Il va sans dire que l'habileté de l'auteur peut sauver beaucoup de choses. Mithridate et Alexandre sont moitié politique et moitié amour, comme Sertorius. Seulement, dans Alexandre, Racine encore écolier est au-dessous de Sertorius, et dans Mithridate, passé maître, sans pallier complètement le défaut, il est au-dessus de Sertorius. Dans Britannicus, pièce conçue absolument dans le système de Corneille, son adresse a été de rejeter dans une sorte de pénombre la partie amoureuse de sa pièce, et encore rien, mieux que Britannicus, ne justifie la théorie de l'auteur du Discours sur les passions de l'amour et celle de Voltaire.
Corneille est encore en conformité avec le goût de son temps relativement à l'intrigue. Il l'aime très rigoureuse, très précise, très logique. La tragédie, selon lui, doit former une chaîne continue d'événements sortant les uns des autres comme des effets sortent de leurs causes : « Le premier acte doit contenir des semences de tout ce qui doit arriver tant pour les actions principales que pour les épisodiques, de sorte qu'il n'entre aucun acteur dans les actes suivants qu'il ne soit connu par ce premier... Les actions particulières qui amènent la principale doivent avoir une telle liaison ensemble que les dernières soient produites par celles qui les précèdent... » La liaison des scènes entre elles, à quoi les anciens ne se sont pas assujettis, est une chose absolument nécessaire, à ce point que si elle n'est pas observée, « l'oeil et l'oreille même se scandalisent » de ce défaut « avant que l'esprit y ait pu faire attention ». Il faut maintenir diligemment l'intérêt de curiosité, « il est nécessaire que chaque acte laisse une attente de quelque chose qui se doive faire dans celui qui suit. » Il faut retarder la catastrophe le plus possible et il ne doit rien y avoir après la catastrophe « parce que, quand l'effet est arrivé, l'auditeur ne souhaite plus rien et s'ennuie de tout le reste ». Il est difficile de comprendre comment les anciens ont pu goûter des comédies où cette loi n'était point observée; et l'auteur de Mélite et de la Veuve se demande comment le public a pu supporter le cinquième acte de la Veuve, et l'acte V de Mélite.
Corneille est en conformité avec le goût de son temps pour ce qui est du personnage sympathique. Il reconnaît que les anciens se sont passés bien souvent de cet élément d'intérêt ; mais il ne les en approuve pas. Il est bon d'avoir un ou plusieurs personnages, dont le public souhaite le succès et à qui il s'attache profondément. Le meilleur moyen pour que le public s'attache à un personnage, c'est qu'il l'admire : « Dans l'admiration qu'on a pour la vertu de Nicomède, je trouve une manière de purger les passions qui est peut-être plus sûre que celle qu'Aristote prescrit à la tragédie par le moyen de la pitié et de la crainte. » C'est là, défini par Corneille lui-même, ce «pathétique d'admiration » et ce « nouveau ressort tragique » dont Boileau a parlé et après lui tant d'autres.
Corneille est en conformité encore avec l'esprit de son temps relativement à la moralité de la tragédie. Il comprend la Catharsis d'Aristote comme la comprennent ses contemporains. Il s'agit, en représentant les passions, de les rectifier, de les épurer dans le coeur des spectateurs. « La pitié d'un malheur où nous voyons tomber nos semblables nous porte à la crainte d'un pareil malheur pour nous, cette crainte au désir de l'éviter, ce désir à purger, rectifier et même déraciner en nous la passion qui plonge dans le malheur la personne que nous plaignons. » - Je dois ajouter qu'à ce bel effet moral de la peinture des passions humaines il ne croit guère : « J'ai bien peur que le jugement d'Aristote sur ce point ne soit qu'une belle idée qui n'ait jamais d'effet dans la réalité »; et il donne pour exemple le Cid qui n'a jamais sans doute guéri personne de l'amour (et au contraire, dira Pascal). - Malgré ces hésitations ou ces réserves, Corneille reconnaît que le public, et avec raison, veut une impression générale qui soit morale et moralisante. Il reconnaît que c'est cet intérêt qu'on aime à prendre pour les vertueux qui « a obligé d'en venir » au dénouement moral, à la punition des méchants et à la récompense des bons comme à une sorte de loi du théâtre.
Ensuite, il a bien démêlé et très bien défini, le premier, que le fond de son théâtre ou, si l'on veut, le fond de ses meilleures pièces est la lutte de la passion contre le devoir ou, bien plutôt, la lutte de passions inférieures contre des passions nobles : « Lorsqu'on agit à visage découvert, le combat des passions contre la nature ou du devoir contre l'amour occupe la meilleure partie du poème et de là naissent les grandes et fortes émotions qui renouvellent à tout moment la commisération et la redoublent. » - Quant aux moyens, classiques alors, de produire l'impression morale au théâtre : dénouement vertueux, maximes édifiantes, il est complaisant pour le premier et sévère pour le second : « C'est cet intérêt qu'on aime à prendre pour les vertueux qui a obligé d'en venir à cette manière de finir le poème dramatique par la punition des mauvaises actions et la récompense des bonnes, qui n'est pas un précepte de l'art, mais un usage que nous avons embrassé, dont chacun peut se départir à ses périls... Il est certain que nous ne saurions voir un honnête homme sur le théâtre sans lui souhaiter de la prospérité et nous fâcher de ses infortunes. Cela fait que, quand il en demeure accablé, nous sortons avec chagrin et remportons une espèce d'indignation contre l'auteur et les acteurs... » Il confesse du reste que cette façon
de faire n'était aucunement dans les habitudes des anciens. - Pour ce qui est des maximes édifiantes, c'est précisément l'inverse. Elles sont bien dans Aristote; mais Corneille, tout en reconnaissant qu'il y en a beaucoup dans ses ouvrages, ne les aime pas, ni surtout qu'on les étende et les développe jusqu'à en faire des lieux communs de morale : « Il en faut user sobrement, les mettre rarement en discours généraux ou ne les pousser guère loin, surtout quand on fait parler un homme passionné ou qu'on lui fait répondre par un autre... » - Enfin, grande et suprême règle pour Corneille dans cette question de la moralité au théâtre, il faut peindre la vérité sans parti pris : « La naïve peinture des vices et des vertus ne manque jamais son effet quand elle est bien achevée et que les traits en sont si reconnaissables qu'on ne les peut confondre l'un dans l'autre ni prendre le vice pour la vertu. Celle-ci se fait alors toujours aimer quoique malheureuse, et celui-là se fait toujours haïr bien que triomphant. »
Si Corneille est en conformité à ce point complète, en somme, avec le goût de son temps, qu'a-t-il donc apporté de nouveau ? - En vérité, rien. Tout ce que je vais montrer qu'a eu Corneille, je viens de montrer que son temps l'a eu : goût du grand, de l'extraordinaire, goût de la grandeur morale, goût de l'héroïsme, goût des grands sujets, goût des intrigues rigoureusement enchaînées. Corneille n'a rien apporté de nouveau; rien essentiellement ne le distingue de Rotrou, de du Ryer, ni même de La Calprenède. Seulement Corneille apportait mieux qu'une manière nouvelle d'entendre le théâtre. Il s'apportait lui-même. Son originalité c'est son génie; son originalité c'est sa supériorité d'âme et d'esprit. Il apportait une grande âme et cet « esprit qu'il avait sublime », ce qui fait qu'il n'a rien inventé et tout transformé. Tous les goûts de son temps il les a eus ou les a pris et amassés en lui; et puis il les a, d'un coup, poussés à un degré ou à vingt degrés de plus.
Ce sont ces transformations, ces transfigurations, en quelque sorte, qu'il faut voir de près.
Premièrement, pour ce qui est des sujets, il a voulu comme tout son temps des sujets grands. Mais du sujet romanesque il a fait le sujet héroïque. Le Cid est un roman de cape et d'épée qui devait plaire, même traité mal, aux hommes de 1636. Corneille le laisse à l'état de roman; mais il en fait une épopée et un poème d'honneur et d'amour. Il place un héros entre son père et sa maîtresse, c'est-à-dire entre sa « maison » et la femme qu'il aime, entre son honneur et son amour, et il donne aux trois personnages une égale importance, de telle sorte que ces personnages soient trois grandes idées et trois grandes passions en antagonisme et en lutte. Il place une jeune fille entre son père et son amant, entre son devoir ou plutôt sa « gloire » et sa passion, et il lui fait un devoir si difficile à suivre et une gloire si difficile à sauver que cette jeune fille est la vertu même, au moment même, au moment encore où son devoir fléchit devant son amour. Le sujet ainsi compris, ainsi surhaussé, pour ainsi dire, c'est l'humanité même en tout ce qu'elle a de grand, de beau, de fort et aussi en tout ce qu'elle a de malheureux à subir et à souffrir. Le public de 1636 adore le roman de cape et d'épée qui lui est cher en sentant confusément qu'il est devenu quelque chose comme une Iliade, ou plutôt quelque chose dont rien jusqu'alors ne lui a donné l'idée.
Il éprouvera la même sensation avec Horace, qui en son fond est une histoire de guerre mêlée d'amours contrariés; qui, par l'exécution, est le poème du patriotisme ardent, héroïque, passionné et torturé jusqu'au martyre dans la personne hiératique et comme sacrée du vieil Horace.
Il éprouvera la même sensation avec Cinna, qui en son fond est une histoire de conspiration tout à fait dans le goût comme dans les habitudes du temps; qui, par l'exécution, est une sorte d'apothéose de la royauté énergique et bienfaisante, énergique dans le bien, méritant le trône par la façon dont elle l'occupe et se créant un droit divin par la vertu.
Il éprouvera la même sensation avec Polyeucte, qui en son fond est l'aventure d'une femme mariée retrouvant un ancien soupirant qu'elle ne laisse pas d'aimer encore; qui, par l'exécution, est un tableau psychologique du christianisme, et devient un poème mystique où les forces supérieures qui ploient et transforment les âmes et conduisent l'humanité où elles veulent sont représentées, sont présentées plutôt à nous, sont rendues présentes, quoique invisibles, en leur mystérieuse et redoutable majesté.
Ainsi de suite. Du grand et beau sujet, Corneille a fait le sujet immense, imposant et magnifique.
Secondement, du personnage sympathique et extraordinaire qu'a fait Corneille? Il l'a laissé sympathique et extraordinaire, seulement, le poussant de quelques degrés, il l'a fait surhumain, sans qu'il cessât d'être sympathique. Il a créé des surhommes qui restaient assez des hommes pour être reconnus par les hommes et pour en être admirés et aimés. Le trait de génie de Corneille, ici, c'est d'avoir, peut-être inconsciemment et seulement parce qu'il avait « l'esprit sublime », reconnu que toute la grandeur de l'homme et pour mieux parler le tout de l'homme est dans le libre arbitre, dans la liberté et par conséquent dans la volonté, qui est cette faculté de l'âme par laquelle le libre arbitre se manifeste ou qui fait croire qu'on le possède. Avant Voltaire, Corneille s'est dit : « La liberté dans l'homme est la santé de l'âme »; avant Descartes, ou au moins en même temps, il a pensé que de croire à son libre arbitre et de vouloir comme si l'on pouvait et comme si l'on pouvait infiniment, c'est ce qui fait qu'on est un homme et non pas un animal, ou ce qui fait qu'on est un homme supérieur et non pas « tel de nos gens, franche bête de somme ». Et par suite il a vu toute beauté dans la volonté agissant pour le bien, dans la générosité ou magnanimité, comme l'appelle indifféremment Descartes, et il a fait le théâtre de la volonté et de la grandeur d'âme dans le sens précis et littéral du mot, comme plus tard on fera le théâtre de la passion et de la faiblesse d'âme et de coeur. - Nietzsche est à cet égard, après Descartes, le meilleur commentateur de Corneille, puisque sa conception de l'humanité en tant que pouvant valoir quelque chose est la même; et l'on pourrait lui laisser la parole et ne rien ajouter : « On me dit que notre art s'adresse aux hommes du présent, avides, insatiables, tourmentés, et qu'il leur montre une image de béatitude... afin qu'il leur soit possible d'oublier, une fois, et de respirer, peut-être de rapporter de cet oubli quelque invitation à la conversion... » art consolateur, caressant, sensible « avec des arrière-pensées qui tiennent du prêtre et du médecin aliéniste ! ...
... Pauvres artistes qui ont eu un pareil public ... Combien plus heureux était Corneille, « le grand Corneille », comme s'exclamait Mme de Sévigné avec l'accent de la femme devant un homme complet; et combien supérieur le public de Corneille à qui il pouvait faire du bien avec les images de la vertu chevaleresque, du devoir sévère, du sacrifice généreux, de l'héroïque discipline de soi-même! Combien différemment de nous l'un et l'autre aimaient l'existence... comme un lieu où la grandeur et l'humanité sont possibles en même temps et où même la contrainte la plus sévère des formes, la soumission au bon plaisir princier et ecclésiastique ne peuvent étouffer ni la fierté ni le sentiment chevaleresque, ni la grâce, ni l'esprit de tous les individus; mais sont plutôt considérés comme un charme de plus et un aiguillon à créer un contraste à la souveraineté et à la noblesse de naissance. »
Cette exaltation de la volonté souveraine, de la « raison souveraine sur les passions » (paroles textuelles de Pauline dans Polyeucte) est tellement le fond même de la conception dramatique et de la conception psychologique de Corneille et le fond même de ses personnages, qu'elle devient chez Corneille une sorte, si l'on se permet de parler ainsi, de manie, et chez ses personnages une sorte de gageure continue. Comme des demi-dieux qui jouent avec leur puissance, ils jouent avec leur volonté. Comme le devoir, ou plutôt comme la générosité, comme la grandeur d'âme, comme la passion vaincue est chose difficile, la difficulté est le signe du devoir; et comme la difficulté est le signe du devoir, ils la considèrent comme en étant le fond, et là où ils voient la difficulté ils voient le devoir. Pour tous les hommes le bien est difficile, pour les héros de Corneille c'est le difficile qui est le bien. Ils en viennent par conséquent à exercer leur volonté gratuitement et pour le seul plaisir de l'exercer. « Je me suis vaincu, donc j'ai fait le bien », ce qui n'est pas vrai. Tout ce que l'on peut dire, c'est : « Je me suis vaincu, donc je me suis exercé et préparé à faire le bien. » Car faire le bien c'est se vaincre pour une cause juste. Mais ces artistes en volonté, qui sont les héros de Corneille, jouissent de leur maîtrise d'eux-mêmes, le plus souvent dans l'élaboration d'un beau et bon dessein, mais quelquefois in vacuo, ce qui est une sorte d'excès et ce qui marque bien précisément leur caractère d'artistes. Bérénice renonce à Titus alors que tout s'arrange pour lui permettre très légitimement de rester avec lui. Pourquoi donc ? Parce que, à profiter des facilités qui s'offrent à elle, elle satisferait ses passions et ne se vaincrait pas, et par conséquent ne serait pas une généreuse. Il y a là d'immenses satisfactions d'orgueil. L'orgueil est la passion - puisqu'il faut que la passion se retrouve partout et dans cela même qui l'écrase - l'orgueil est la passion des généreux. C'est le vin rude et fort dont les généreux s'enivrent.
Nietzsche encore a très bien vu cela. Sans songer peut-être à Corneille, car ici il ne le nomme pas, il a fait l'analyse complète de l'Auguste de Cinna dans cette page qui porte ce titre très significatif : la générosité et ce qui lui ressemble : « Les phénomènes paradoxaux tels que .. avant tout la générosité en tant que renoncement soudain à la vengeance, se présentent chez les hommes qui possèdent une puissante force centrifuge [une grande puissance de détachement d'eux-mêmes]. L'homme généreux - du moins l'espèce d'homme généreux qui a toujours fait le plus d'impression - me paraît être l'homme d'une extrême soif de vengeance, qui voit tout proche de lui la possibilité d'un assouvissement et qui, vidant la coupe jusqu'à la dernière goutte, se satisfait déjà en imagination [Cinna, Acte V, sc. I], de sorte qu'un énorme et rapide dégoût suit cette débauche Il s'élève alors «au-dessus de lui-même», comme on dit; il pardonne à son ennemi, il le bénit même et le vénère [Acte V, sc. III]. Avec cette violation de son moi, avec cette raillerie de son instinct de vengeance, tout à l'heure encore si puissant, il ne fait que céder à un nouvel instinct qui vient de se manifester en lui, le dégoût [de soi-même] et cela avec la même débauche impatiente qu'il avait mise tout à l'heure à prélever dans son imagination, à épuiser en quelque sorte la joie de la vengeance. Il y
a dans la générosité la même quantité d'égoïsme que dans la vengeance ; mais cet égoïsme est d'une autre qualité. »
C'est ainsi que le théâtre de Corneille, école de volonté, école de générosité, magnifique exaltation de la liberté humaine, ne laisse pas d'être une splendide école d'orgueil. Il invite les hommes à être surhumains et leur persuade, et qu'ils peuvent l'être, et qu'ils y trouveront de divins plaisirs. On peut estimer que s'il y a là un excès il est pardonnable, et que s'il y a là un danger, et il y en a un, il est moins dangereux que d'autres.
Du reste, ce qu'on n'a pas assez dit, s'il y a souvent dans Corneille une extraordinaire tension de la volonté (Rodrigue, Chimène, Auguste), il faut remarquer aussi qu'il y a souvent un exercice calme, uni et aisé de la volonté et de la générosité. Il y a le héros extraordinaire, mais qui ne se trouve pas extraordinaire (le vieil Horace, Polyeucte) et qui est à l'aise dans la grandeur d'âme parce qu'il y est dans son naturel. Cela tient à l'âme même de Corneille. Sa grandeur (souvent) ne paraît pas tendue, parce qu'elle est sincère. Il nous met en quelque sorte dans une atmosphère d'héroïsme où nous nous trouvons vite comme dans notre air, parce que lui y est venu de plain-pied. Et il n'y a rien de plus sain au monde, comme du reste de plus beau, que ce Corneille-là.
Troisièmement, Corneille s'est conformé au goût de son temps relativement à l'intrigue dramatique; mais il a transformé l'intrigue serrée et vigoureuse en intrigue profonde et puissante, où les éléments les plus profonds de la nature humaine deviennent les éléments de l'intrigue. Il a presque inventé le combat des forces dramatiques, du moins il lui a donné une force incalculable. Il est presque le premier qui se soit avisé nettement que le drame compris à la manière française est une lutte, et une bataille. (Le mot « combat », revient mille fois dans les textes de Corneille.) Pour se placer au point de vue de l'intérêt de curiosité, puisque nous en sommes à parler de l'intrigue, tout le secret de Corneille a consisté à substituer à cette question « Qu'arrivera-t-il ? » cette question : « Qui l'emportera ? » Qui l'emportera de tel ou tel mobile ? Qui l'emportera de telle ou telle passion ? Qui l'emportera de telle ou telle passion dans la même âme ?
Une fois là, son goût de la grandeur morale intervenant, il a introduit une transformation très originale et dont il me semble que lui seul était capable. Je ne parle pas de la lutte de la passion et du devoir. Ceux qui ont attribué cette invention à Corneille ont, ce me semble, la vue un peu courte. Il est assez difficile qu'il y ait un conflit moral un peu fort au théâtre qui ne soit entre la passion et le devoir. Tous les tyrans de Sénèque et des tragiques du XVIe siècle à qui un philosophe vient conseiller la douceur, la philanthropie et la clémence ont connu cela. Après Corneille, Pyrrhus, Néron, Mithridate, Agamemnon, Titus, Phèdre ont connu cela. Quand Corneille lui-même parle de la passion et du devoir (voir plus haut), il en parle incidemment et comme d'une chose qu'il sait bien qui est courante. Non, ce n'est pas de la lutte de la passion et du devoir que je parle comme de l'invention de Corneille dans l'intrigue dramatique. Ce qu'il a imaginé, c'est de faire lutter contre des passions légitimes des passions légitimes elles-mêmes; c'est de faire lutter contre des passions nobles des passions nobles elles-mêmes. Du coup, nous voilà en ballon. Phèdre lutte entre le devoir pur et simple et une passion basse. Chimène lutte entre une passion très légitime et même très belle et une passion d'ordre supérieur. Auguste n'est coupable ni s'il s'abandonne à un parti, ni s'il s'abandonne à un autre. Il est un grand souverain, il fait même son devoir de souverain s'il punit. Il est seulement plus grand s'il pardonne. Le vieil Horace lutte... c'est mal dit; car il ne lutte pas, tant il est ferme dans sa foi ; mais il est placé entre ses passions d'amour paternel, qui sont très belles, et son patriotisme qui est plus beau encore. Corneille en devait venir par cette voie à faire lutter les unes contre les autres des passions aussi légitimes et aussi obligatoires même les unes que les autres, mais dans des ordres différents, et c'est-à-dire qu'il en devait arriver au conflit de devoirs. Dans Polyeucte le conflit des devoirs (IV, 3 : Polyeucte et Pauline : « Vous la devez au prince, au public, à l'Etat, - Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne ») est aussi nettement, est aussi profondément indiqué que possible. Au delà il n'y a rien; et même le public du XVIIe siècle, cet admirable public de 1640, que Nietzsche admire avec raison, a trouvé qu'à ces hauteurs on manquait d'air. C'est proprement, non pas seulement « le pathétique d'admiration », mais le pathétique du sublime, quelque chose comme le pathétique divin.
Ceci est une des manières dont Corneille a transformé l'intrigue telle qu'on la comprenait de son temps; c'est la plus belle; mais comme on ne se tient pas toujours aussi haut, il a eu d'autres manières de la transformer; quand le sublime lui a manqué, il a transformé l'intrigue en la compliquant. Ce n'est pas au fond autre chose; c'est la même chose faite autrement. Corneille a toujours le goût de l'extraordinaire. Quand il le trouve dans le sublime, il n'a nul besoin d'une intrigue compliquée; quand le sublime lui fait défaut, il satisfait son goût de l'extraordinaire dans la complication surprenante du sujet. Et de là ses premiers imbroglios et le Menteur et Héraclius et Attila, et, sinon la complication, du moins l'audace singulière et un peu suffocante de Théodore. Il lui faut de l'invraisemblable. Là où le sublime, qui est ce qu'il y a de plus invraisemblable, ne le lui donne pas, il le trouve dans les sujets qui, soit complication, soit bizarrerie, sont le plus éloignés possible de la vie courante.
Quatrièmement, la galanterie, si demandée, si exigée par le goût du temps, Corneille l'a transformée aussi, moins que le reste, mais sensiblement encore. Il l'a subtilisée et raffinée. Il y introduit une psychologie raisonneuse, très pénétrante, qui s'applique aux choses de l'amour et en décompose les éléments, ce qui transforme les madrigaux en raisonnements flatteurs et en démonstrations caressantes. Les galants de Corneille le plus souvent disent qu'ils aiment et qu'ils mourront s'il le faut pour l'objet aimé, comme les autres; mais presque aussi souvent ils prouvent qu'ils ne peuvent pas faire autrement que d'aimer; ils démontrent qu'il est impossible que l'objet aimable ne soit pas aimé, et ils expliquent jusqu'à l'évidence qu'il ne se peut pas qu'on ne meure point pour ce qu'on aime. La galanterie cornélienne a inspiré le Discours sur les passions de l'amour. Elle a établi l'identité de l'amour et de la raison, et c'est après avoir beaucoup fréquenté chez Corneille que l'auteur du Discours sur les passions de l'amour a pu dire : « On a ôté mal à propos le nom de raison à l'amour et on les a opposés sans un bon fondement; car l'amour et la raison n'est qu'une même chose. »
Ce qui a un peu gêné Corneille dans son travail, sinon dans le développement de son génie, ce sont les nouvelles règles du poème dramatique établies par les doctes vers 1630. Non pas toutes. Il n'est gêné ni par l'unité d'action, ni par la moralité, ni par l'intérêt de curiosité, ni par l'intrigue serrée et logique. Il est plus régulier que les réguliers sur tous ces points. Ce qui le gêne, c'est l'unité de temps et l'unité de lieu; c'est la catharsis d'Aristote, telle qu'elle était entendue de son temps, c'est-à-dire mal, à savoir la purification des passions par la peinture des passions ; c'est le ètè chresta d'Aristote, c'est-à-dire l'obligation de ne peindre que des moeurs bonnes. Il a commencé par ignorer toutes ces règles, jusqu'en 1634, ce semble, puis il les a méprisées; puis il en a eu peur et d'une part il s'est efforcé de les observer à peu près et d'autre part il s'est efforcé de prouver qu'il les avait toujours respectées. Il est très partisan de l'unité d'action ; mais il estime qu'il peut y avoir unité d'action là où il y a plusieurs actions, à la condition que ces différentes actions mènent au même but et à un but unique. C'est traduire unité d'action par unité d'intérêt, ou plutôt c'est remplacer l'unité d'action par l'unité d'intérêt, ce qui, à mon avis, est excellent et est la vérité même. C'est comme cela qu'il faut expliquer et justifier Horace, qui est complexe, mais un. Pour l'unité de lieu et l'unité de temps, comme il l'a dit spirituellement, « il connaît les règles; mais il sait aussi l'art de les apprivoiser. » Il reconnaît que ces règles ont leur fondement; mais ce qu'elles ont contre elles, c'est qu'elles proscrivent de très beaux sujets. Il n'y a rien qui tienne contre cela. Il faut donc d'abord relâcher quelque chose de la sévérité de ces règles et par exemple permettre que l'unité de lieu signifie dans la même ville et que l'unité de temps signifie à peu près vingt-quatre heures. Enfin et surtout, et ici Corneille se montre extrêmement expert en art dramatique, il faut respecter à peu près les unités de temps et de lieu et ne jamais les accuser, ne jamais les souligner, ne jamais les faire remarquer au spectateur. Dans beaucoup de tragédies, l'auteur, par des paroles qu'il met en la bouche de ses acteurs, fait remarquer au public que sa pièce commence le matin, continue dans l'après-midi et finit le soir. C'est précisément le contraire qu'il faut faire. Il faut laisser le temps et le lieu indéterminés. De cette façon ni le spectateur ne s'aperçoit que l'action change de lieu ou dure plus d'un jour, ni il ne s'aperçoit de la contrainte que se donne l'auteur pour la maintenir en même lieu ou pour la ramasser en un jour, ni de l'invraisemblance qui résulte de cet effort : « Je donnerai à un auteur scrupuleux le conseil de ne marquer aucun temps préfix dans son poème ni aucun lieu déterminé. L'imagination du lecteur aurait plus de liberté de se laisser aller au courant de l'action si elle n'était point fixée par ces marques, et il pourrait ne s'apercevoir pas de cette précipitation si elle ne l'en faisait souvenir et n'y appliquait son esprit malgré lui. Je me suis toujours repenti d'avoir fait dire au roi dans le Cid qu'il voulait que Rodrigue se reposât une heure après la défaite des Maures avant de combattre Don Sanche; je l'avais fait pour montrer que la pièce est dans les vingt-quatre heures, et cela n'a servi qu'à avertir le spectateur de la contrainte avec laquelle je l'y ai réduite. »
Pour ce qui est des moeurs bonnes, de la purification des passions par la peinture des passions et du personnage qui ne doit être ni tout à fait bon ni tout à fait méchant, toutes ces reliques d'Aristote l'importunent et l'incommodent fort. Les moeurs bonnes, sans doute; mais tous les personnages d'une tragédie ne peuvent pas avoir de bonnes moeurs. Peut-être, dit Corneille, s'en tirant par un contre-sens, mais ou il faut s'en tirer ainsi, ou repousser tout simplement l'axiome d'Aristote, peut-être faut-il entendre par « bonnes » quelque chose comme parfaites, élevées, grandes; et il en arrive à peu près à dire qu'il faut que les moeurs, même des scélérats, aient dans la tragédie une certaine noblesse.
Il ne croit pas à la purification des passions par la peinture des passions; mais il avance, évidemment sans y tenir, qu'il peut résulter de la tragédie une certaine crainte salutaire de tomber dans les malheurs où les passions nous entraînent.
Enfin, pour ce qui est de ceci que le personnage tragique ne doit être ni tout bon ni tout mauvais, parce que tout bon et réussissant cela est froid, tout bon et tombant dans le malheur « ce n'est ni terrible ni touchant, niais odieux », Corneille est bien embarrassé, car Polyeucte est tout bon et il tombe dans le malheur. Ici il se défend très mal. C'est qu'il ne pouvait se défendre qu'en se louant trop. Par une pièce comme Polyeucte, Corneille sortait des règles, c'est-à-dire des observations faites sur la tragédie telle que l'entendaient à l'ordinaire les anciens, parce qu'il sortait de cette tragédie même et la dépassait. Aristote a parfaitement raison au point de vue de la terreur et de la pitié (encore qu'on pût lui opposer Antigone); Corneille, lui, inventant un troisième ressort et plus élevé que la pitié et la terreur, inventant le pathétique d'admiration, n'a plus que faire des anciennes règles. Ce n'est ni de la pitié qu'il veut pour Polyeucte, ni même de la crainte qu'il veut exciter à son sujet. Il veut qu'on l'admire et qu'on soit ému d'admiration. Il veut, d'autre part, non pas qu'on soit indigné contre Félix, mais qu'on admire tant Polyeucte qu'on ne songe plus à Félix, non pas plus qu'à une force malfaisante de la nature contre laquelle Polyeucte se heurterait. Ce sont des ressorts tout nouveaux et un théâtre tout nouveau auxquels les anciennes règles ne s'appliquent plus. Le public suivra-t-il l'auteur jusque-là et aussi haut? C'est la question. C'est aux risques et périls de l'auteur. Mais le fait, c'est qu'il produit une oeuvre qui s'adressant à une partie de l'âme à laquelle les anciens, ni du reste les modernes, ne s'adressaient point, n'est plus justiciable ni des mêmes théories, ni des mêmes doctrines, ni des mêmes lois, ni des mêmes législateurs.
Corneille, comme tous les grands hommes de lettres, est un écho qui agrandit la voix. Il a pris son type du généreux dans la société qui l'entourait et il le lui a rendu agrandi et magnifié, et il a inspiré, plus puissante, la générosité qu'il respirait. Ce qui frappe quand on lit ses admirateurs, c'est le ton qui s'élève aussitôt qu'ils parlent de lui. « Le grand Corneille... Vive donc notre grand Corneille... Ces beautés divines, ces passages qui enlèvent, ces vers qui font frissonner. » (Sévigné.) Pour entrer dans le détail, ce que les contemporains ont admiré dans Corneille, c'est d'abord la beauté des sujets: « J'ai soutenu, dit Saint-Evremond, que pour faire une belle comédie il fallait d'abord choisir un beau sujet, qu'il fallait faire entrer les caractères dans les sujets et non pas faire la constitution des sujets après celle des caractères... J'avoue qu'il y a eu des temps où il fallait choisir de beaux sujets et les traiter; il ne faut plus aujourd'hui que des caractères, et je demande pardon au poète de la comédie de M. de Buckingham s'il m'a paru ridicule en se vantant d'avoir trouvé l'invention de faire des comédies sans sujet (1). » - De même Segrais dira: «C'est la matière qui manque à Racine. Il y a plus de matière dans une scène de Corneille que dans toute une pièce de Racine. »
Ce que les contemporains de Corneille ont admiré ensuite dans Corneille, c'est (comme lui-même) l'extraordinaire et le surhumain. Ils ne se dissimulent point du tout que Corneille a fait les Grecs et les Romains plus grands qu'ils n'étaient; mais ils l'en louent : « Corneille, qui fait mieux parler les Grecs que les Grecs, les Romains que les Romains, les Carthaginois que les citoyens de Carthage ne parlaient eux-mêmes… Les anciens ont appris à Corneille à penser et il pense mieux qu'eux. - Le grand maître du théâtre à qui les Romains sont plus redevables de la beauté de leurs sentiments qu'à leur esprit et à leurs vertus. »
De là, chez les Cornélistes moins intelligents que Saint-Evremond, et chez Saint-Evremond même, des erreurs, non seulement sur Racine, mais sur Corneille même. Au fond si Polyeucte et Néarque ont déplu à certains, c'est qu'on les a jugés humbles : « L'humilité, dit Saint-Evremond, et la patience de nos saints sont trop contraires aux vertus des héros que demande le théâtre... L'esprit de notre religion est directement opposé à celui de la tragédie. » Ce qu'il leur faut, c'est le colossal et le farouche. Saint-Evremond admire Sophonisbe, Rodogune, qui n'est point trop « atroce » comme le pense M. de Barillon; car, quel que soit son âge, « elle est reine et elle est veuve, et une seule de ces qualités suffit pour faire perdre le scrupule à une femme à quelque âge que ce soit »; et il admire Attila, « qui eût été admirable au temps de Sophocle et d'Euripide où l'on avait plus de goût pour la scène farouche et sanglante que pour la douce et la tendre. »
Ce que les contemporains de Corneille louaient très fort encore dans Corneille et ce qui était fort de leur goût - ne l'oublions pas - c'est précisément que Corneille n'était pas le poète de l'amour et ne faisait pas ses héros très amoureux. Il n'y a rien de plus curieux que cela et cela explique bien des choses. La subordination de l'amour aux autres passions n'est point chez Saint-Evremond, comme chez Corneille, une théorie d'art dramatique, elle est une vérité d'observation. Si l'on doit mettre dans les tragédies de l'amour mêlé en faibles proportions à d'autres sentiments, c'est qu'en effet, du moins en France, il est toujours, chez les femmes aussi bien que chez les hommes, très faible et toujours mêlé d'autres préoccupations. Saint-Evremond dirait comme la Renée Mauperin des Goncourt : « Pourquoi l'amour tient-il tant de place dans les romans, alors qu'il n'en tient presque aucune dans la vie? » Tout au moins il dit : « Quoique l'amour n'ait jamais de mesures bien réglées, en quelque pays que ce soit, j'ose dire qu'il n'y a [en France] rien de fort extravagant ni dans la manière dont on le fait ni dans les événements ordinaires qu'il y produit. Ce qu'on appelle une belle passion a de la peine même à se sauver du ridicule ; car les honnêtes gens partagés à divers soins ne s'y abandonnent pas comme les Espagnols dans l'oisiveté de Madrid. A Paris l'assiduité de notre cour nous attache; la fonction d'une charge ou le dessein d'un emploi nous occupe; la fortune l'emportant sur les maîtresses dans un lieu où l'usage est de préférer ce que l'on se doit. Les femmes même sont plus galantes que passionnées; encore se servent-elles de la galanterie pour entrer dans les intrigues. Il y en a peu que la vanité ou l'intérêt ne gouverne, et c'est à qui pourra mieux se servir, elle des galants et les galants d'elle, pour arriver à leur but. L'amour ne laisse pas de se mêler à cet esprit d'intérêt, mais rarement il en est le maître; car la conduite que nous sommes obligés de tenir aux affaires nous forme à quelque régularité dans les plaisirs ou nous éloigne au moins de l'extravagance... Ce qu'on appelle ainsi en France n'est proprement que parler d'amour et mêler aux sentiments de l'ambition les vanités des galanteries. »
Il n'est pas possible de mieux définir l'amour dans Cinna et dans Sertorius, ni d'expliquer plus précisément pourquoi ce genre d'amour était parfaitement du goût du public de 1640. Et si j'ai dit que ceci est si important, c'est qu'il explique aussi la discrétion et la réserve de Corneille en cette affaire. Corneille, à ce qu'il me semble bien, a été de complexion amoureuse et a été amoureux toute sa vie. Cela se voit à ses premiers vers, qui sont de jeunesse, aux « stances à la marquise » qui sont de sa maturité, aux vers de Psyché qu'il a écrits à soixante-cinq ans et au rôle de Martian, le vieillard amoureux de Pulchérie, rôle où Fontenelle affirme que son oncle Corneille « s'est peint lui-même », et qui renferme les plus beaux vers d'amour qui se puissent et que Corneille écrivit à soixante-six ans. Corneille a été amoureux toute sa vie, comme du reste presque tous ceux qui le sont dans leur jeunesse, et il n'a presque point mis d'amour dans ses pièces, ou, du moins, il y a toujours subordonné l'amour à autre chose. Ce n'est pas seulement parce que lui-même a jugé l'amour « une passion trop chargée de faiblesse » pour qu'elle fût digne de soutenir une tragédie; c'est parce que l'on en jugeait ainsi de son temps et qu'il n'a pas voulu aller contre l'opinion de ses contemporains et, en la heurtant, révéler sa propre faiblesse secrète dont, sans doute, il éprouvait quelque pudeur. C'est une chose assez probable.
Je n'ai pas besoin de dire en finissant que le parti cornélien a eu, comme Corneille, le plus grand souci de la moralité et s'est parfaitement rendu compte du nouveau « ressort », c'est à savoir du pathétique d'admiration que Corneille avait apporté avec lui ou plutôt comme dégagé des tendances et aspirations confuses de ses prédécesseurs et rivaux. Trois textes de Saint-Evremond sur le pathétique d'admiration : « Je finirai par un sentiment hardi et nouveau, c'est que l'on doit rechercher à la tragédie avant toutes choses une grandeur d'âme bien exprimée qui excite en nous une tendre admiration. » - « Je veux qu'on plaigne l'infortune d'un héros... mais je veux que ces larmes tendres et généreuses regardent ensemble ses malheurs et ses vertus, et qu'avec le triste sentiment de la pitié nous ayons celui d'une admiration animée qui fasse naître en nous le désir de l'imiter. » - « Avec ces agréables sentiments d'amour et d'admiration discrètement ajoutés à une crainte et à une pitié rectifiée [par ces sentiments mêmes] on arrive chez nous à la perfection que désire Horace : omne tulit punctum... »
Pour ce qui est de la haute moralité, si Saint-Evremond comme Corneille, et plus délibérément que lui, renonce à comprendre la Catharsis, la purification des passions par la peinture des passions, il considère que la tragédie moderne doit être plus morale et est nécessairement plus morale que la tragédie antique parce que « comme les dieux causaient les plus grands crimes sur le théâtre des anciens, les crimes captivaient le respect des spectateurs et l'on n'osait trouver mauvais ce qui était abominable », tandis qu'aujourd'hui nous voyons représenter des hommes sur le théâtre sans l'intervention des Dieux plus utilement cent fois pour le public; car il n'y aura dans nos tragédies ni scélérat qui ne se déteste [? - qui ne soit détesté? Très probablement], ni héros qui ne se fasse admirer. Il y aura peu de crimes impunis, peu de vertus qui ne soient récompensées. » Et voilà le Chresta (les « moeurs bonnes ») d'Aristote, très probablement comme Aristote lui-même l'a compris.
Aussi la suite de cette école, les retardataires du parti Cornélien, reprocheront-ils continuellement à Racine son immoralité. Les Subligny et les de Villiers trouveront Néron trop méchant, Titus lâche, Bajazet « froid et glacé » (Sévigné), Agamemnon barbare. Toutes ces opinions sont des opinions de Cornélistes. Quant à Phèdre, je n'ai pas besoin de dire qu'elle leur inspirera comme une espèce d'horreur. Subligny (pourtant très souvent favorable à Racine) : « L'idée d'inceste glace nos coeurs. J'ai vu les dames les moins délicates n'entendre les mots dont cette pièce est farcie qu'avec le dégoût que donnent les termes les plus libres, et je trouverais M. Racine fort dangereux s'il avait fait cette odieuse criminelle aussi aimable et autant à plaindre qu'il en avait envie, puisqu'il n'y aurait point de vices qu'il ne pût embellir et insinuer agréablement après ce succès. »
Remarquez que ces hommes n'ont point, pour autant, le goût des sentences et maximes et discours moraux. Comme Corneille, Saint-Evremond trouve que les sentences sont froides et félicite la tragédie moderne d'être plus morale et moins sentencieuse que l'antique. Subligny blâmera l'apostrophe à Oenone : « Détestables flatteurs... » Ce qu'ils veulent, c'est le Chresta, c'est la tragédie à moeurs bonnes et hautes et laissant une forte impression de moralité et d'amour du bien.
On voit que Corneille a été représentatif d'un état d'esprit, d'un « esprit public », d'un « esprit national » à telle date de notre histoire. Il a enivré les âmes, de 1635 à 1661, de ce qu'il leur empruntait et de ce qu'il leur rendait agrandi et rehaussé. Il a été à la fois l'interprète et le guide d'une génération de surhommes ou qui voulaient l'être. Il a très probablement inspiré le Traité des passions de Descartes et la théorie du généreux qui en est la pièce principale. Il a très sûrement inspiré le discours sur les passions de l'amour et la théorie de l'identité de l'amour et de la raison; et si l'auteur des Discours sur les passions de l'amour est Pascal, il faudra dire simplement que Pascal s'est modifié - et encore non pas beaucoup - de la date où il écrivait ce discours à celle où il écrivait les Pensées. Il a nourri et exalté une femme de grand coeur et de grand esprit, comme Mme de Sévigné. Il a eu un très grand parti dont se trouve être deux cents ans passés un aristocrate passionné et un homme admirable pour comprendre à quelles conditions l'humanité s'élève au-dessus d'elle-même, comme Nietzsche. Il fut une force littéraire et une force morale. Il fut lui-même, bourgeois tranquille et timide, un surhomme, un de ces héros de l'humanité qui la comprennent en grandeur et qui, cependant, trouvent je ne sais quel moyen de se faire comprendre d'elle.
Corneille est un écrivain très inégal. Il a écrit parfois aussi mal que personne, c'est-à-dire d'un style absolument pénible et obscur. Mais il a trouvé très souvent, pour l'expression des sentiments nobles et fiers, qu'il éprouvait et qu'il prêtait à ses héros, le langage le plus mâle, le plus énergique, le plus sobre à la fois et le plus plein qui ait été parlé en France, et les plus beaux vers qui soient partis d'une main française sont de lui.
C'est qu'en vérité c'était plutôt un génie d'orateur en vers qu'un génie d'artiste. L'orateur a besoin d'être animé et échauffé d'une passion forte. L'expression languit avec le sentiment, quand celui-ci tombe; elle se relève et éclate en brusques et sublimes fiertés quand la passion se dresse et s'élance. Corneille ne sait pas faire un vers élégant et agréable par lui-même pour exprimer une idée ordinaire, au courant d'une scène de préparation, de transition ou de remplissage. Ceci est l'affaire de l'artiste, de l'ouvrier en vers, et qui aime le style pour le style. Mais quand l'idée est grande ou le sentiment puissant, l'expression chez Corneille vient avec eux aussi grande qu'eux et aussi forte, d'une admirable plénitude, d'un accord parfait avec la pensée, l'étreignant au plus juste, serrée et mêlée à elle, corps qui ne fait qu'un avec l'âme.
De là ces vers bien frappés, comme on a dit, c'est à savoir d'un relief net, vigoureux et rude, qui laisse leur empreinte profonde dans la mémoire qui les reçoit, ces vers « cornéliens », faits d'une idée forte, s'exprimant en quelques mots simples, solidement liés ou puissamment opposés l’un à l'autre :
- J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois...
A vaincre sans péril on triomphe sans gloire...
Faites votre devoir et laissez faire aux dieux...
- Nouvelle dignité fatale à mon bonheur
PRÉCIPICE ÉLEVÉ D'OÙ TOMBE MON HONNEUR !
Note
(1) A quoi Racine répondra dans la préface de Bérénice, non pas précisément qu'il est beau de faire des tragédies sans sujet, mais qu'encore « toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien. »