Génie de Corneille

Ferdinand Brunetière
Après avoir déterminé la place de Corneille dans l'évolution de la tragédie classique, et jugé en lui l'historien et l'artiste, Brunetière essaye de dégager sa valeur morale.
(...) Corneille était trop modeste quand il ne se vantait que d'avoir épuré les mœurs du théâtre. Il a fait autre chose, et il a fait davantage: à cette société grossière et corrompue du temps, ou plutôt de la cour de Henri IV et de Marie de Médicis, on peut dire qu'il est venu proposer un nouvel idéal moral, qui devait être celui du dix-septième siècle, et dont les excès ou les bizarreries ne sauraient nous faire méconnaître pourtant la grandeur. Car un poète, et surtout un poète dramatique, n'est pas, ne peut pas être un prédicateur de vertu; si Corneille nous a donné quelquefois le spectacle du triomphe du devoir sur la passion, nous n'avons plus besoin de répéter qu'il ne nous l'a pas donné toujours, ni dans tous ses chefs-d’œuvre ; le point d'honneur, chez lui comme chez les Espagnols, a souvent des exigences qu’il est presque permis d’appeler criminelles ; enfin, comme on l’a vu, la volonté même, en ne s’imposant d’autre obligation que celle de son propre exercice, est ou peut être souvent chez lui d’un dangereux exemple. Il n’est pas moins vrai, cependant, qu'en touchant ces cordes de l'honneur, du devoir et de la volonté, Corneille en a tiré des accents auxquels vibre non pas peut-être ce qu'il y a de meilleur, mais assurément ce qu'il y a de plus noble en nous; en nous enlevant à nous-mêmes, ses héros nous provoquent à l'imitation de vertus qui ne sont point de commerce, ainsi que l'on disait jadis, mais qui n'en sont justement que plus rares; et nous n’avons point affaire de lui pour nous apprendre à vivre, mais pour nous habituer au contraire à placer bien des choses au-dessus de la vie, et pour nous mettre en quelque manière dans cet état d’exaltation morale qui devient, avec l’occasion, le principe des grandes actions.

Par là il est et demeure, avec Pascal et Bossuet, du petit nombre de ceux de nos grands écrivains qui nous défendent, contre les étrangers, du reproche que l’on nous a si souvent adressé, de légèreté, d’insouciance des grandes questions, de gauloiserie et d'immoralité. Est-ce que vous n'avez pas été quelquefois effrayé de ce que serait, en effet, notre littérature, si par hasard ces quelques noms y avaient fait défaut, et qu'elle n’eût pour la représenter que l'auteur de Pantagruel et celui des Essais, Molière et La Fontaine, ou l'auteur enfin de Candide et celui du Neveu de Rameau? C'est alors que nous ne serions que les amuseurs de l'Europe, uniquement bons à la faire rire. Mais nous avons les Pensées de Pascal, nous avons les Sermons de Bossuet, et nous avons les tragédies de Corneille. Et c'est pour cela qu'avec tous ses défauts, ce « bonhomme » est de ceux font éternellement honneur, non seulement, comme La Fontaine et Molière, à l'esprit français, mais à notre caractère; qui nous ont, comme nous disions, élevés au-dessus de nous-mêmes ; et qui nous ont enfin, entre les leçons de l'épicuréisme facile des Rabelais et des Montaigne, ou des Voltaire et des Diderot, enseigné le prix de la volonté, l'héroïsme du devoir et la beauté du sacrifice.

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