Le langage philosophique et l’unité de la philosophie (incipit)
Dans ce texte, l’auteur défend la nécessité de s’entendre entre philosophes sur le sens des mots. Il annonce la formation de ce qui deviendra la Société française de philosophie. À cette société incombera, selon lui, deux ouvrages principaux, dont le premier consiste à réviser les définitions des termes essentiels à la philosophie, ouvrage qui deviendra le Vocabulaire technique et critique auquel son nom est depuis lors associé. Le paragraphe suivant sert d’incipit à l’article.
Quoi que la philosophie puisse être de plus, il y a pour le moins une fonction qu’elle ne peut négliger sans perdre son utilité essentielle, et sans renoncer au rôle historique qui lui a mérité quelque respect : c’est de maintenir l’unité et l’organisation du savoir humain. Quand la somme des connaissances scientifiques était assez faible, la philosophie, dont le nom se confondait avec celui même de la science, ne désignait que leur réunion effective dans l’esprit d’un homme, et la capacité chez celui-ci de synthétiser ces éléments hétérogènes. Depuis que cette charge, accrue d’année en année par le développement du savoir solide, est devenue disproportionnée à la vigueur intellectuelle d’un seul individu, cette opération synthétique s’est détachée des opérations analytiques qui la préparent, et s’est constituée à son tour en une distincte spécialité. L’unité et l’organisation sont devenues fragiles et précaires par cette division du travail; car les analystes, d’un côté, ont perdu le goût de généralité qu’ils ne pouvaient plus aisément satisfaire; les philosophes, de l’autre, ont fait comme la colombe de Kant, et se sont lancés dans le vide, n’ayant pour guide qu’un sens individuel du vrai plus ou moins judicieux, plus ou moins imaginatif, plus ou moins artistique, mais évidemment incapable de remplacer à lui seul cette vaste provision de vérités certaines dont un Leibniz alimentait sa philosophie.