La conscience alimentaire malheureuse
La conscience alimentaire malheureuse ou l'échec des experts en nutrition. Slow Food ou Pill Food?
Texte d'une conférence prononcée dans le cadre d'un colloque sur la Cacophonie alimentaire organisé par INITIA à Montréal le 6 octobre 2008.
Je n'ai eu besoin d'aucune démonstration pour comprendre la justesse du thème de ce colloque: la cacophonie alimentaire. Mille souvenirs hétéroclites avaient déjà composé en moi cette cacophonie, comme celui de cette amie, une Anglaise ayant épousé un Allemand, qui s'est présentée à notre table munie de sa balance, pour être sûre d'absorber la juste quantité de calories. La veille, elle nous avait servi un poulet aux arachides arrosé de bière. La bière avait-elle été mêlée au champagne, je ne m'en souviens plus, j'ai l'esprit embrouillé depuis ce jour.
Combien de fois depuis un siècle le beurre a-t-il été condamné et réhabilité ? Parmi mes connaissances qui ont fait le jeûne du beurre à un moment de leur vie, il y en a une qui avait adopté l'étrange régime macrobiotique. Une autre qui s'était lancée dans un traitement aux aliments crus se demandait avec angoisse si le beurre lui était permis étant donné qu'il est généralement fait à partir d'une crème pasteurisée. Le pain a connu les mêmes tribulations que le beurre. Nous méprisons aujourd'hui ce brave pain au lait d'un blanc rassurant qui avait été si bien conçu pour pénétrer dans la fente du grille-pain. Pain blanc, pain brun, pain entier, pain trois grains, pain six grains? comment s'y retrouver? Pendant ce temps, la controverse sur les vitamines se poursuit. Parlons donc des conserves: salut de l'humanité à leur origine, elles sont aujourd'hui le symbole de l'appartenance à une classe sociale défavorisée. Quant aux nouveaux aliments fonctionnels, que j'appelle pill food, qui en connaît adéquatement les effets et les interactions avec les autres aliments ? Que penser de ces tablettes énergisantes dont raffolent les adolescents ? Ne sont-elles pas l'équivalent d'une drogue excitante ?
La conscience alimentaire malheureuse
Telle est la cacophonie alimentaire ambiante. Elle est le reflet d'une conscience alimentaire malheureuse à la recherche de sa tranquillité. Nous la vivons en effet avec la nostalgie d’une symphonie alimentaire perdue ou avec le rêve de la symphonie alimentaire à venir. Le phénomène a pris de l'ampleur au cours des dernières décennies, mais il n'est pas nouveau. Les manipulations chimiques des aliments au début du XXe siècle étaient la préfiguration des manipulations génétiques d'aujourd'hui.
Voici un poème de Raoul Ponchon intitulé Aliment de houille paru dans un journal parisien populaire vers 1900. Lisons-le attentivement, il s'applique étonnamment bien à la situation actuelle et nous aide à la comprendre.
L’auteur évoque d’abord la tradition culinaire :
«Ô Carême! du haut du Ciel
Ta demeure dernière.
Brillat-Savarin! toi, Vatel!
Et vous aussi, mon colonel,
Grimod de la Reynière; »
Vous tous, fins gourmets, nos aïeux,
À la gueule friande!
Que pensez-vous de ce houilleux
Aliment, tant plus merveilleux
Qu'il rappelle la viande?»
Cette viande synthétique ne vous rappelle-t-elle pas des souvenirs? «Et d'aucuns s'en vont proclamant Ta faillite, ô Science! En leur stupide aveuglement, Quand c'est aujourd'hui seulement Que ton règne commence!» La science suscitait déjà la critique. «Quoi qu'il en soit, si le charbon Devient, dans la marmite, Un régal infiniment bon, Demain, les mines de jambon Ne seront plus un mythe... » Et voici l'argument démagogique qui refait constamment surface: «Avant tout cet aliment doit Être une économie Pour les petites gens, sans quoi, On se demanderait pourquoi Cette absurde chimie? Il faut qu'en son humble foyer Un pauvre diable puisse D'un peu de houille festoyer, Sans en avoir guère à payer Que le sel et l'épice.» Est-ce donc le début du conflit entre l'énergie fossile et la bioénergie? Mais si cette houille prévaut, En tant que comestible, Sur les boeufs, les moutons, les veaux, Elle atteindra des prix nouveaux En tant que combustible». ... |
Histoire de la nourriture
1) Tu choisiras tes aliments au péril de ta vie
Un rappel à vol d'oiseau de l'histoire de la nourriture s'impose ici. Je ferai appel pour cela à la première grande allégorie biblique, celle de la Genèse, en vous priant de ne pas en conclure trop vite que je suis un évangéliste qui rejette la théorie de l'évolution de la nourriture. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », a dit Yahvé à Adam et Ève, quand il les a chassés du Paradis terrestre. On en conclut qu'il les condamnait ainsi au travail alors qu'auparavant ils n'avaient qu'à cueillir les fruits qui s'offraient à eux, dont la trop fameuse pomme ! J'ai une autre interprétation à proposer. Yahvé a voulu dire: désormais vous choisirez vos aliments au péril de votre vie. Nos premiers parents ne pouvaient en effet passer sans transition du paradis terrestre au néolithique, à l'âge de l'agriculture; ils devaient d'abord apprendre à devenir des chasseurs cueilleurs.
Ce fut un choc, une variante du péché originel dont nous subissons encore les conséquences. Au paradis terrestre, Adam et Ève jouissaient à la fois de l'instinct animal le plus sûr et de la conscience humaine la plus éveillée. Leur instinct leur indiquait au moment opportun l'aliment qui leur convenait, leur conscience leur permettait d'ajouter au bonheur de leur corps celui de la réflexion, ce qui leur procurait la béatitude.
Au moment où ils ont quitté le paradis terrestre, un grand vide s'est creusé en eux à la place de l'instinct, bien avant que leur intelligence ne soit en mesure d'accumuler les connaissances nécessaires au choix adéquat des aliments. On imagine sans peine la quantité d'essais et d'erreurs, souvent tragiques, qui ont dû marquer ces longues années d'apprentissage.
Une fois réussi, le premier apprentissage est toutefois apparu aux ethnologues et aux historiens comme une chose merveilleuse. Claude Lévi-Strauss nous a laissé de saisissantes descriptions des moeurs alimentaires des Négritos lesquels connaissaient une quantité innombrable de plantes et d'animaux et pouvaient soumettre une plante qui leur était présentée à un examen détaillé avant de conclure qu'il la reconnaissait et qu'elle était comestible.
C'est toujours leur jugement qui s'exerçait en se fondant sur des connaissances acquises dans leur milieu. Le seul fait qu'une lignée survivait dans un lieu était la preuve qu'elle avait su y trouver la nourriture dont elle avait besoin et qu'elle avait su conserver et enrichir son patrimoine culturel gustatif.
2)La réussite du jugement et des cultures
Vint le néolithique où l'homme commença à gagner son pain à la sueur de son front en travaillant la terre. Il en résulta un accroissement de la nourriture qui rendit possibles les villes et les civilisations. Rien d'essentiel ne changea toutefois dans la façon dont l'homme devait miser sur son jugement et ses sens pour choisir sa nourriture. Quiconque vit proche de la nature sait reconnaître à sa forme, sa couleur et son odeur un aliment qui a perdu sa fraîcheur.
(N.B. L'importance accordée aux fromages dans cette conférence s'explique par le fait que quelques semaines auparavant, le Ministère de L'Agriculture du Québec s'est attaqué sauvagement à une foule de petits fabricants de fromage et aux fromageries qui vendent leurs produits, sous le prétexte sans transparence d'une épidémie causée par la lystériose présente dans les fromages, de lait cru surtout.)
À quel moment précis commença la transformation des aliments, la fabrication du fromage par exemple ? On comprendra que je veuille prendre ici l'exemple de cet aliment aujourd'hui devenu un dangereux produit après avoir été jugé aussi inoffensif que la brebis, sa mère, pendant 99.99 % de son histoire. On se perd en conjectures sur la question de l'origine du fromage. Il paraît certain qu'on le fabriqua d'abord à partir du lait de chèvre et de brebis. On imagine un berger qui un jour découvrit que le lait qu'il avait transporté dans une peau d'estomac de veau s'était transformé en une pâte étrange, qu'il goûta dans la crainte et le tremblement pour découvrir qu'elle était encore plus agréable au goût que son lait. Quelle dut être ici encore ici la quantité d'essais et d'erreurs qui furent nécessaires pour fixer le jugement ?
Mais quelle réussite, quel bienfait pour l'humanité que le fromage. Il a encore dans les campagnes méditerranéennes où l'on s'en nourrit depuis des millénaires la réputation de n'avoir jamais fait de mal à personne. Quant au bien qu'il a fait aux Grecs comme aux Tibétains, il y a surabondance de témoignages éloquents à ce sujet. Dans son Histoire naturelle et morale de la nourriture, Maguelonne Toussaint-Samat n'a que des exclamations à propos de cet aliment des bergers: «Quoi de plus reconstituant que le fromage, ce concentré du meilleur aliment du monde: le lait!» «Tu veux te remettre de tes blessures, lit-on dans Homère, gratte du fromage de chèvre dans du vin après avoir mangé de l'oignon.» Et d'où Zarathoustra tira-t-il sa sagesse ? Selon Pline l'Ancien, il ne parla si bien qu'après avoir vécu durant vingt ans du seul fromage.»
Tout au long de cette histoire, c'est le même jugement qui s'exerça à partir du même témoignage des sens, avec toutefois une conscience de plus en plus grande entourant ce qu'on pourrait appeler l'acte alimentaire, lequel s'étend de la culture de la terre à la gastronomie. Entre Daphnis, l'éternel berger grec mangeur de fromage, et Brillat Savarin, l'auteur savant et raffiné de la Physiologie du goût parue au XVIIIe siècle, la différence sur ce plan est frappante. Le jugement de Daphnis est proche de l'instinct animal, celui de Brillat-Savarin préfigure la conscience actuelle. Chez lui toutefois cette conscience est encore heureuse, sans doute parce que les connaissances objectives tirées de la science naissante sont encore subordonnées à son jugement et aux témoignages de ses sens. On sait qu’il a été l’un des premiers gastronomes à étudier l’obésité et à prescrire une diète encore applicable de nos jours.
3)L'avènement de la conscience alimentaire malheureuse
Quand la conscience alimentaire devint-elle malheureuse et pourquoi? Il s'agit d'un changement lent mettant en cause une multitude de facteurs, aussi bien psychologiques, sociaux, économiques et culturels que biologiques ou chimiques. Pour que cette conscience prenne forme, il fallait, par exemple, que la science jouisse d'une autorité assez grande pour induire un sentiment de culpabilité dans les populations. Il fallait que l'industrialisation provoque un déracinement massif qui eut pour effet d'affaiblir les cultures et de miner le jugement. Il fallait que la nouvelle mentalité scientifique et industrielle envahisse les familles et les écoles. Il fallait enfin que l'acte alimentaire se morcelle. Chez les Hunzas par exemple, peuple de l'Himalaya qui, grâce à son autarcie alimentaire notamment, a battu tous les records de longévité, l'acte alimentaire avait conservé toute son unité, chacun connaissant l'histoire de l'aliment depuis la semence de la graine dans la terre jusqu'à l'épandage du fumier dans cette même terre. La confiance régnait dans un tel contexte et la tentation de tricher en vendant des aliments malsains était réduite au minimum. Aujourd'hui, au contraire, l'acte alimentaire est divisé en plusieurs opérations étanches : la production industrielle des engrais et des herbicides, la récolte, la transformation, la distribution, l'apprêt, la publicité, la mise en marché. Comme la moralité dans notre espèce se mesure au nombre de kilomètres séparant le producteur du client, il va presque de soi qu'une telle étanchéité entre les opérations ait une multitude de conséquences négatives.
C'est ce qui a rendu la réglementation gouvernementale nécessaire. S'il fallait choisir une date marquant l'avènement de la conscience alimentaire malheureuse, ma préférence irait à 1938, année où fut voté aux États-Unis le Food, Drug, and Cosmetic Act, la loi qui donnait de réels pouvoirs à la FDA (Food and drug administration) fondée en 1906. En 1937, une compagnie pharmaceutique du Tennessee mit en vente un médicament miracle appelé Élixir sulfanilamide. Pour le fabriquer, on avait utilisé un solvant apparenté à l'antigel. Ce poison provoqua la mort d'une centaine de personnes, des enfants surtout. En 1906, c'est une enquête d’Upton Sinclair publiée sous forme de livre et portant sur la viande avariée qui avait mobilisé l'opinion publique.
Dans ce nouveau contexte, c'est l'autorité étatique qui allait progressivement remplacer le jugement des personnes et des cultures dans le choix des aliments. C'est là un événement majeur dans l'histoire de l'humanité que nous n'avons pas encore très bien compris et dont nous commençons à peine à mesurer les conséquences. Ce qui avait été jusque là une compétence proprement humaine et un facteur d'unité des cultures devenait l'apanage d'une institution bureaucratique obéissant à des lobbys à la fois scientifiques, politiques et économiques. À la même époque, les individus furent progressivement dépouillés de leur compétence proprement humaine par les institutions de la santé, de l'éducation et des services sociaux.
4)La disqualification du jugement par les agences étatiques de sécurité alimentaire.
Compte tenu de l’industrialisation de l’alimentation, on comprend que les premières agences de sécurité alimentaire aient été accueillies avec soulagement. On devait cependant en apercevoir rapidement les côtés faibles et les effets pervers. Parmi ces effets pervers, le plus grave, rappelons-le, est la disqualification du jugement et l'atrophie et la mise en péril, peut-être irrémédiable, de la symphonie alimentaire que les cultures avaient réussi à composer. Précisons ici que la nourriture est un phénomène à la fois biologique, psychologique, culturel et social. La compétence individuelle en matière d'alimentation était l'un des facteurs d'unité des cultures. Quels sont les sujets du dialogue qui, dans toutes les cultures et depuis toujours, rapprochent les êtres humains les uns des autres ? La nourriture est sans doute le plus important et quand elle n'est pas le sujet des conversations elle en est l'occasion, comme nous le rappellent le Banquet de Platon et la dernière Cène. .
Cela dit, nous ne mettons pas en question ici l'existence des agences de sécurité. Ne serait-ce que parce qu'elles ont elles-mêmes accéléré l'érosion des cultures, elles sont encore nécessaires pour les remplacer. Rien ne nous empêche toutefois de nous interroger sur la nature précise de leur degré d'utilité.
Seul un groupe d'experts en santé publique, en anthropologie et en gouvernance pourrait porter un jugement éclairé sur l'ensemble de la situation. La chose, notons-le au passage, est inquiétante en elle-même dans un domaine où, il y a peu de temps, chaque individu, chaque famille jouissaient à l'intérieur de sa culture, d'une pleine compétence.
5)L'échec des agences
Le simple bon sens n'est toutefois pas interdit dans ce débat. Il attire notre attention sur bien des faits troublants et lourds de sens, comme celui-ci: dans le pays en principe le mieux protégé par ses agences gouvernementales, les États-Unis, l'embonpoint et l'obésité, l'une des pires conséquences de la mauvaise alimentation, ont constamment augmenté au cours des 25 dernières années. Le surpoids des enfants et des adolescents est devenu un véritable problème de santé. D’après les données de NHANES (de 1976-80 à 2003-2004) il y a eu une augmentation en moyenne de 5 à 13,9% du surpoids pour les enfants de 2 à 5 ans, de 6,5% à 18,8% pour les 6 à 11 ans et de 5.0% à 17.4% pour ceux de 12 à 19 ans.
Le junk food n'est certes que l'un des éléments dans l'ensemble des facteurs de l'obésité, mais on peut présumer qu'il est l'un des plus importants. Et c'est dans le pays en principe le mieux protégé au monde contre le junk food que l'obésité s'accroît le plus rapidement. Il n'y a qu'un mot pour qualifier la performance de la FDA sur ce plan: échec.
Je n'insisterai pas ici sur le détail des faits qui expliquent pourquoi la puissante agence a autorisé et même recommandé des aliments malsains, vous les connaissez mieux que moi. Je vous invite tout de même à lire le remarquable ouvrage de Marie Monique Robin intitulé Le monde selon Monsanto. Non seulement ce livre vous apportera les preuves de la corruption des grandes agences mais il vous permettra de comprendre jusque dans leurs moindres détails les procédés utilisés par les puissants lobbies pour parvenir à leurs fins
Je veux surtout mettre en lumière le fait qui m'apparaît le plus important: les agences comme le FDA sont excellentes pour protéger les gens contre les poisons violents à l'action rapide et d'une totale inefficacité pour les protéger contre les aliments et les drogues qui les empoisonnent lentement. Tout indique donc qu'en matière d'alimentation, l'effondrement des cultures et la disqualification du jugement des individus ont créé un vide qui n'a pas été comblé par les agences gouvernementales.
Les principales conclusions à tirer de cette histoire sont les suivantes. La conscience entourant l'acte alimentaire s'est accrue avec le temps, cet acte s'est lui-même morcelé. La cacophonie alimentaire est apparue alors, bientôt suivie de la disqualification du jugement et des cultures traditionnelles au profit des agences étatiques de sécurité alimentaire. Pendant ce temps, la conscience alimentaire est devenue de plus en plus malheureuse, ce qui a renforcé d'un côté la nostalgie de la symphonie perdue et de l'autre le rêve de la symphonie à venir dans le sillage de la techno-science associée aux États.
La division du monde de l'alimentation en deux camps
Ce qui explique la division actuelle du monde de l'alimentation en deux camps: les partisans de la healthy vita, du fast food et du pill food, avec les agences de sécurité alimentaires comme alliées et ceux de la dolce vita, du slow food avec comme alliés les défenseurs des cultures nationales et les groupes d'écologistes comme Équiterre au Québec. La guerre froide s'est installée entre les deux camps, et il est à craindre qu'elle ne se réchauffe progressivement au fur et à mesure qu'on sentira les effets de la crise de l'énergie et des changements climatiques.
Le second camp: Slow Food
Nous venons d'évoquer le rôle du premier camp. Parmi la multitude de groupes qui appartiennent au second camp, le mouvement Slow Food fondé en 1989, fort de ses 80 000 membres, recrutés dans un grand nombre de pays, présente un intérêt particulier. Son manifeste est un document historique qu'il faut lire attentivement.
«Notre siècle, qui a débuté et s’est développé sous le signe de la civilisation industrielle, a d’abord inventé les machines, puis les a élevées au rang de modèles de vie. Nous sommes devenus les esclaves de la vitesse et avons tous succombé au même virus insidieux : la “Fast Life” (Vie Rapide), qui perturbe nos habitudes, envahit l’intimité de nos maisons et nous force à manger des “Fast Food” (Alimentations Rapides).
Pour être digne de son nom, l’Homo Sapiens devrait se débarrasser de la vitesse, avant que celle-ci ne le réduise à une espèce en voie de disparition. Une défense affirmée des plaisirs essentiels et calmes constitue la seule manière de lutter contre la folie universelle de la “Fast Life”.
Espérons qu’une juste dose de plaisir sensuel authentique, lent et durable, nous préservera de toute contamination par les foules qui confondent frénésie et efficacité. Notre combat doit commencer à table, avec Slow Food. Redécouvrons les saveurs de la cuisine régionale et bannissons les effets dévastateurs du “Fast Food”. Au nom de la productivité, la “Fast Life” a changé notre manière d’être et menace notre environnement et nos paysages. Slow Food est donc désormais la seule réponse vraiment progressiste. Il s’agit là de l’essence même de la vraie culture : développer le goût au lieu de l’amoindrir. Et quoi de mieux pour y arriver qu’un partage international d’expériences, de savoirs et de projets ?
Slow Food garantit un avenir meilleur. Slow Food est une idée qui nécessite le soutien d’un grand nombre de sympathisants compétents, qui soient capables de transformer ce (lent) courant en un mouvement international, symbolisé par le petit escargot.
Voici un texte bien insolite. Il est à la fois un énoncé philosophique, un manifeste politique et écologique, un message publicitaire pour les produits du terroir. Mais si insolite qu'il soit, ce texte reflète bien la philosophie de l'ensemble du second camp. L'histoire du mouvement Slow food est aussi instructive. Les jeunes Italiens qui l'ont fondé en 1989 ont d'abord voulu défendre leur culture face à celle de l'Amérique et ils ont choisi la nourriture comme champ d'action. Leur leader, qui est toujours à la tête du mouvement, Carlo Petrini, estimait que le parti communiste dont il était membre, avait trop mis l'accent sur la frugalité et l'austérité auprès de ses membres. C'est l'une des raisons pour lesquelles il s'est lancé dans la défense et l'illustration de la cuisine italienne. Vous vous souvenez peut-être du scandale des vins d'Italie vers le milieu de la décennie 1980. Un autre usage de l'antigel qui a causé bien des morts et qui a réduit de moitié la vente des vins italiens! Petrini a profité de l'occasion pour faire alliance avec des producteurs de vin de sa région, le Piedmont, dans le nord de l'Italie et son mouvement s'est ainsi transformé sans se dénaturer en une brillante campagne de publicité pour les produits italiens du terroir et les vins tout particulièrement. Il n'a pas renoncé pour autant à son travail d'éducateur pour inciter ses compatriotes viticulteurs à s'initier par exemple aux méthodes bourguignonnes de production et de mise en marché du vin. Si aujourd'hui les vins italiens ont une réputation égale ou même supérieure selon certains à celle des vins français, le pays doit remercier Slow Food. Et si l'Italie est le pays du monde où il y a le moins de MacDonald, elle le doit aussi pour une bonne part à Petrini et ses amis.
Parmi les initiatives heureuses de Slow Food, et dont le Québec aurait intérêt à s'inspirer en ce moment, il y a Sentinelle. Sentinelle est un projet de sauvegarde et de relance d'un produit alimentaire, par sa promotion auprès de connaisseurs, amateurs ou professionnels. Développées d'abord en Italie où cette méthode a fait ses preuves, les Sentinelles sont aujourd'hui environ 300 dans le monde entier. Slow Food France a créé 5 Sentinelles en 2004. Pendant le Salon du Goût 2007, trois nouvelles Sentinelles ont été présentées au public : le Mouton de Barèges-Gavarnie, le Pélardon affiné et le Petit Épeautre de Haute-Provence.
Ne faudrait-il pas lancer un projet sentinelle pour chaque fromage québécois condamné sans preuve pendant la récente hystériose nationale ?
En défendant les traditions nationales, et mieux encore en en faisant la promotion, en militant en faveur du bon goût, de la biodiversité, du respect de l'environnement, du rapprochement entre les producteurs et les consommateurs, Slow food lutte contre le morcellement de l'acte alimentaire et pour la réhabilitation de la compétence, de l'autonomie de chacun d'entre nous face aux agences nationales. Entendons-nous bien: je ne dis pas que Slow food réclame l'abolition de ces agences. Je dis toutefois qu'il contribue avec un grand nombre d'autres mouvements semblables, à créer les conditions telles que les atteintes au goût et au jugement des gens – comme celle dont les Québécois viennent d'être victimes dans la saga du fromage –, ne soient plus possibles désormais. Que les agences continuent de nous protéger contre les poisons violents, qu'elles commencent enfin à nous protéger contre les poisons lents, soit, mais de grâce mais qu'elles nous laissent déguster en paix ces produits bienfaisants appelés fromages
L'affaire des fromages ou l'affrontement des deux camps au Québec
L'opération sauvage du MAPAQ s'inscrit dans la contre offensive du premier camp. L'un de ceux qui ont alerté l'opinion publique sur le rôle ambigu des agences de sécurité alimentaire il y a déjà une trentaine d'années, le biochimiste Ross Hume Hall, avait noté le fait que lesdites agences sont à ce point jalouses de leur autorité qu'elles ne tolèrent pas la critique et qu'elles agissent souvent sous le signe du ressentiment. Les inspecteurs qui ont confisqué nos fromages ne se sont pas contentés de le faire avec zèle, plusieurs d'entre eux ont assaisonné leur geste de haine. J'y vois l'incurable ressentiment de ceux qui, ayant réduit la vie à sa dimension mécanique, ne peuvent pas tolérer les manifestations de la vie en tant que qualité. Le fromage au lait cru, qui semble avoir été pour eux une cible privilégiée, est à leurs yeux une intrusion inacceptable de la vie comme qualité dans l'univers de la vie mécanisée.
Victoire probable du camp des agences.
Faut-il se résigner à ce que l'un des deux camps extermine l'autre ? Dans ce cas, la victoire ira certainement au premier camp, mais à un coût politique, économique, social et culturel qui sera très élevé, car c'est le scénario du meilleur des mondes qui devra se réaliser, avec une surveillance toujours plus étendue et méticuleuse des États, une disparition accélérée de la diversité culturelle.
Une victoire du camp écologique est-elle possible malgré les tendances dominantes actuelles? La façon dont les Cubains ont réagi à la pénurie de pétrole dont ils ont été victimes à partir de 1990 permet de l'espérer, du moins si l'on en croit les divers témoignages recueillis dans le documentaire intitulé: The power of communities. Ce film montre comment les Cubains ont rétabli le droit de propriété, mais dans des limites telles que cette mesure favorise la solidarité à l'échelle nationale. Ils ont ensuite réintroduit la diversité des cultures et maîtrisé l'agriculture biologique au point de pouvoir exporter leur savoir-faire dans ce domaine. Ayant compris que tout changement de cette ampleur doit se faire en réseau, ils ont réduit l'usage des véhicules fonctionnant au pétrole, rapproché les consommateurs des producteurs, développé l'agriculture urbaine, etc. Le réalisateur américain du film n'hésite pas à conclure que ses compatriotes devront imiter cet exemple quand la vraie crise du pétrole les frappera.
Je constate d'autre part qu'au Québec, sur le terrain, les deux modèles parviennent à coexister avec un succès étonnant, peut-être parce que le modèle écologique n'existe encore qu'à l'état embryonnaire. Je vis moi-même au coeur d'une région agricole où les échanges locaux sont de plus en plus variés et enrichissants à tous égards. Il existe dans un rayon de quinze kilomètres plusieurs fromageries, plusieurs boulangeries et plusieurs fermes écologiques qui nous inspirent une parfaite confiance. Nos rapports personnels avec les propriétaires de ces maisons, nos fréquentes conversations avec eux, nos visites chez eux, nous rassurent plus que ne pourrait jamais le faire une quelconque agence gouvernementale. Bientôt nous n'achèterons plus que le sel dans les grandes surfaces et le lait hélas! Mais voici la situation absurde dans lequel notre système de gestion du lait nous place. Nous avons une parfaite confiance dans l'un de nos voisins producteurs de lait. Il lui est interdit de nous vendre du lait cru avec lequel nous ferions nos propres fromages frais et tous les jours nous voyons passer le camion citerne qui transporte son lait à Granby, à 75 kilomètres de chez nous. C'est ce lait que nous achèterons ensuite à l'épicerie du village. Avouez que c'est un moyen un peu anachronique d'économiser le pétrole. Qu'est-ce que nous obtenons en retour? Un lait plus sain?
Voici à ce propos deux petites anecdotes qui devraient faire réfléchir quelques personnes dans cette salle. J'ai posé un jour cette question naïve à un voisin producteur laitier: « L'erreur étant humaine, il doit bien arriver parfois que les détergents qui servent à nettoyer vos kilomètres de tuyau se déversent dans les bassins qui contiennent la dernière traite ? » Voici quelle fut sa réponse: « Cela nous est arrivé récemment et nous avons été obligés de jeter le contenu des bassins, ce qui signifiait pour nous une perte de plus de 1000 $ ». « Est-ce que tous les producteurs sont aussi consciencieux que vous? » Je ne vous dirai pas ce que j'ai lu dans son sourire, car je ne voudrais pas déclencher une nouvelle panique. Quoi qu'il en soit, j'ai personnellement la conviction que nos agences de sécurité font plus d'efforts pour détecter d'innocentes bactéries dans le fromage que pour éviter que des détergents ne se mêlent au lait qui sert à faire les fromages…
Seconde anecdote. J'ai eu l'occasion de visiter dans ma région une ferme où l'on vend du beurre dit biologique. J'ai d'abord appris que les vaches n'allaient jamais au pré. C'était déjà pour moi une raison suffisante pour ne pas acheter les produits de cette ferme. Ce que j'ai observé ensuite m'a inquiété bien davantage. Pour obliger les bêtes à faire leurs besoins au bon endroit, le caniveau, on leur fait subir un choc électrique quand elles font le dos rond.
J'ai personnellement la conviction que ce mauvais traitement infligé aux vaches laisse des traces dans leur lait, des traces que nous ne parvenons pas à détecter parce que nos connaissances en la matière sont encore grossières. Mais l'essentiel n'est pas là: j'ai aussi le droit à mes principes en matière de respect des animaux de la ferme. Il se trouve qu'à mes yeux les vaches ne sont pas des machines, encore moins des usines sur pattes. Ce droit, je l'ai exercé en refusant d'acheter les produits de cette ferme. Hélas! Une fois que le lait des fermes de ce genre s'est écoulé dans les réservoirs d'Agropur personne ne peut exercer son droit d'acheter selon ses principes.
J'aimerais mieux qu'on me protège contre les effets de ces pratiques que contre d'innocentes bactéries, ce qui suppose de développer au Québec la culture de la traçabilité.
J'emprunte ma conclusion aux penseurs de Slow Food:
«Nous sommes convaincus que le droit fondamental au plaisir concerne chacun de nous et que, par conséquent, il en va de même pour la responsabilité de la protection des héritages alimentaire, traditionnel et culturel qui rendent ce plaisir possible. Notre mouvement s'est fondé autour de ce concept d'éco gastronomie; la reconnaissance des liens qui unissent l'assiette, le terroir et la planète.
L'alimentation à la manière Slow Food est bonne, propre et juste. Nous sommes persuadés que ce que nous mangeons doit avoir bon goût ; que cela doit être produit de manière à ne pas endommager l'environnement, les espèces animales ou notre santé ; et enfin que les producteurs alimentaires doivent recevoir une juste compensation pour leur travail.
Nous nous considérons comme des co-producteurs plutôt que comme des consommateurs, car le fait d'être informé sur le mode de production de ce que nous mangeons et le soutien que nous apportons à ceux qui le produisent font de nous un partenaire actif du processus de production.