La nation et l'État

Jean-Jacques Wunenburger
À la symbiose de la Nation et de l'État peut être opposée la figure d'une nation posée comme régulatrice de l'omnipotence étatique.
Car la nation, dés l'origine latine du terme, apparaît comme l'expression d'une communauté sociale qui ne résulte pas d'une agrégation hasardeuse d'individus disparates, voire même d'une association contractuelle, mais qui constitue une corps organique, doté d'un principe d'unification interne qui se continue à travers des générations à la manière d'un héritage culturel. N'est-ce pas cette conception qui se trouve glorifiée par Renan lorqu'il écrit: "Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d' un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis"1. En fait, si au Moyen-Age la nation se rapporte d'abord à des groupes d'individus ayant le même lieu d'origine et donc la même langue, le terme va se charger progressivement de tous les facteurs historiques et symboliques favorisant l'identification collective d'une société politique élargie : communauté de passé, de territoire, de patrimoine, d'appartennce ethnique. La Nation (de même racine que nascor) est bien le lieu de naissance d'une unité sociale, qui fait se tenir ensemble des individus ou des groupes dans le même espace-temps, qui rend possible leur vivre ensemble par l'acceptation des mêmes institutions. En ce sens la nation est à la fois un principe d'incarnation de l'État et un principe de son acceptation comme puissance politique. D'une part en effet, la nation confère à l'État un espace d'accueil, lui sert de corps physique et mystique pour faire passer les exigences abstraites du rationnel dans les déterminations spatio-temporelles du conditionné humain. Sans la nation, l'État demeurerait une tête sans corps, ou une belle âme, une volonté sans affectivité.

D'autre part, la communauté nationale sert aussi de condition de reconnaissance de la puissance légitime de l'État : sans le sentiment d'appartenance des êtres particuliers ou des groupes à une communauté de destin nationale, rien ne saurait les amener à rapporter leur volonté privée ou groupale à la volonté abstraite de l'État, chargé de définir ou de préserver l'intérêt commun. Des individus ne peuvent donc se dessaisir de leur volonté particulière ou la déléguer, au profit d'une autorité de droit, qu'à travers ce tiers-reliant qu'est la nation, agissant comme corps collectif, historique et empirique.

À un second niveau, la nation n'apparaît pas seulement comme un terme médiateur et complémentaire du fonctionnement d'un État par rapport à la société concrète, mais aussi comme une pièce maîtresse de la logique étatique elle-même. La nation devient ainsi une Idée dynamique capable aussi bien de renforcer que de limiter le pouvoir étatique. Ainsi voit-on apparaître, dans la pensée révolutionnaire française, par exemple, une progressive identification de la Nation et de l'État, aboutissant à une nouvelle forme politique stato-nationale. Contre l' État de l'Ancien régime, dont la souveraineté du roi est récusée, l'État républicain en appelle à une souveraineté populaire sous la forme de la Nation. La Nation devient ainsi le fondement de la légitimité et de la légalité de l'État-Nation révolutionnaire. Comme le dit l'abbé Sieyès : "La nation existe avant tout, elle est l'origine de tout. Sa volonté est toujours égale, elle est la loi elle-même. Avant elle et au-dessus d'elle il n'y a que le droit naturel... ". Mais paradoxalement ce corps collectif du Peuple-Nation, substitut du corps du Roi, se trouve entraîné dans le sillage de l'abstraction étatique. La Nation française n'est plus un corps chargé de traditions accumulées, mais un unique Peuple engendré, éduqué et sauvé par le volonté de l'État. Peuple et Nation deviennent alors des êtres théoriques, des images idéales par rapport auxquels se déterminent des pouvoirs législatifs ou exécutifs. Par la suite, avec la multiplication des États-Nations en Europe, vont se constituer autant de nationalismes centrifuges, générateurs de guerres et de pouvoirs despotiques. La Nation a ainsi permis à l'État moderne, avec Napoléon ou Bismark, de devenir une force de transformation des peuples, que la seule figure rationnelle des Lumières ne pouvait lui conférer. La Nation a permis à l'État d'atteindre une forme absolue, en convertissant en sa faveur toutes les volontés particulières qui y perdent souvent toute liberté.
Mais à cette symbiose de la Nation avec l'État peut être opposée la figure d'une Nation posée comme régulatrice de l'omnipotence étatique. Face à la soumission de fait à un État étranger, comme dans le cas de la colonisation, ou face à l'emprise abusive de l'État, lorsque sa volonté se trouve mise au service d'intérêts particuliers (une classe ou une nation dans un État pluri-national), la sauvegarde de l'identité nationale peut se révéler comme le seul recours efficace pour préserver l'intérêt général d'une communauté. La personnalité nationale, moulée dans son histoire et ses mythes, sert alors de contrepoids, de contre-pouvoir à la puissance arrogante ou aliénante de l'État. La Nation sert alors à forger un droit, né de la terre sacrée ou de la mémoire collective, qui permet de s'opposer au droit désincarné, oppresseur ou mystificateur de l'État. Par sa légitimité ancrée dans la vie concrète d'une communauté, la nation apparaît bien alors comme un ferment de libération, comme le point de reconquête d'une liberté.
La Nation a donc une fonction foncièrement ambivalente, conduisant aussi bien à un État tutellaire, dont la raison absolue exige le sacrifice des libertés, qu'à une restauration des justes intérêts d'une collectivité qu'un État a asservi. En tout état de cause, la Nation, constitue, à la réflexion, une forme irréductible de la conscience politique, à partir de laquelle peuvent se définir un lien social qui ne soit pas le seul agrégat de volontés atomisées, et même un bien commun si tant est que le bien collectif ne peut être énoncé in abstracto mais doit être référé à une société particulière hic et nunc.
Source: L'idée de nation, Éditions universitaires de Dijon, 1986.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

La métamorphose de l'âme
«La métamorphose de l'âme, vocation oubliée de l'école.&raq

Lendemains de cauchemar
Ce texte est extrait d’un article à paraître en septembre aux Éditions du

Les trois voies de la rénovation urbaine: utopie, poétique, cybernétique
La progression rapide des nouvelles technosciences de l’ingénérie informatique modifie en profon

Se désintoxiquer des écrans de télévision, réapprendre à s'émerveiller devant des images
La pertinence de ce texte, écrit en 2000,  est encore plus grande depuis que les é

EI: une épidémie millénariste à l'âge de la net-subversion
À cette perversion du sacré, le remède ne peut-être qu'un assainissement du sacré




Articles récents