Portrait d'un tempérament absolu
Cette certitude le rend réfractaire à l'idée d'un progrès quelconque dans le temps. L'histoire telle que nous la concevons, comme articulation des fins humaines, est proprement insensée pour cet homme qui n'y voit que le lieu de la mort de Dieu. Il n'écrit pas une phrase qui n'ait en vue de renverser la perspective historique, pour que la présence de Dieu la prenne pour ainsi dire à rebours. Ainsi l'histoire échappe-t-elle à l'homme dans la mesure même où il croit la posséder. Cette conception de l'histoire pourrait mener à un quiétisme où le tragique humain s'enroberait dans la fatalité. La prodigieuse vitalité de Léon Bloy - ce tempérament absolu - en fait exactement le contraire : une exaltation du tragique. Notre univers est celui de l'Incarnation : notre drame est indissolublement celui de Dieu, l'homme étant au même titre que ce dernier le protagoniste réel de l'histoire. Non pas l'homme spécifique, l'Humanité en marche ou quelque idole de soi que l'homme historique se forgerait : mais tout homme venant en ce monde.
De là sans doute l'importance - trop peu soulignée à mon sens - de la catégorie religieuse de l'humour dans l’œuvre de Léon Bloy. L'humour dévoile l'absurdité de l'homme en même temps que son essentielle réalité : de leur confrontation naît un comique tout autre que celui qui surgit d'un simple défaut d'ajustement aux apparences. Parce que le comique de Bloy creuse l'abîme de notre contradiction spirituelle, il indispose jusqu'au sarcasme les conformistes de tout poil, dont beaucoup sont des non-conformistes au sens léger que donne à ce mot la mode. Le rire chez Léon Bloy est la grimace de l'éternité dérisoire devant le sérieux mesquin de l'homme occupé de sa seule durée. Qui ne voit dans les énormes parodies où l'entrepreneur de démolitions excelle que des caricatures psychologiques brossées sur la toile du cirque humain ne comprend rien à la férocité de leur auteur, c'est-à-dire à sa charité dévorante. Bloy demande aux hommes l'impossible, parce qu'ils sont faits pour l'impossible, - et qu'ils ne le sachent pas est une fausse excuse, car aux yeux de Bloy leur travail de fourmis au sein du possible est la preuve de leur aveuglement systématique, d'un refus inconscient à force d'être délibéré de cette Présence qui les aveugle, puisqu'en dernier ressort c'est le seul moyen qu'elle ait de les frapper. Une telle dialectique en vient au point que l'objet de l'humour est aussi bien Dieu que l'homme : celui-là dans son impuissance et celui-ci dans son aveuglement. Dieu s'acharne à s'attester au regard de l'homme, et par quelle foudre dont nous éblouit l’œuvre de Bloy : l'homme semble tout autant s'acharner à ignorer les manifestations divines.
Que sous un certain angle l'œuvre de Bloy ne soit que littérature en est une preuve qui n'échappait pas au poète, si préoccupé de ce que j'oserais appeler la transsubstantiation de la Beauté. Persécuté par la Beauté, Bloy l'était d'abord parce que, si évidente qu'elle lui parût, elle demeurait insignifiante par l'obstacle qu'elle mettait à sa propre évidence: elle n'était que belle, alors qu'il l'aurait voulue plus que belle. Le désespoir de Léon Bloy est si intimement lié à sa foi qu'on ne sait lequel des deux est l'antidote de l'autre : cet artiste chrétien est exilé de la Beauté, incapable d'en accepter la perfection simplement humaine parce qu'il ne peut enfermer dans une forme l'au-delà de toute perfection. Il y a dans le lyrisme de Léon Bloy comme une tentative forcenée de briser le mutisme inhérent à l'Être : une provocation à l'égard de Dieu, pour qu'Il émette le langage irréfutable, et à l'égard de l'homme, pour qu'il se soumette par violence à la parole qu'il ne comprend pas. Je ne doute pas que Léon Bloy ait connu la tension intérieure de tout prophète, et la tentation désespérée, sensible dans les oeuvres prophétiques, de forcer également la main au Créateur et à sa créature. Il avait trop la conviction d'être un agent du Verbe universel pour n'y avoir cédé parfois.
Car Bloy vivait non point dans le temps vers l'éternité, mais l'éternité dans le temps, c'est-à-dire une durée qu'il soutenait dans sa simultanéité inimaginable. Toute l'histoire se lovait dans son âme au présent, se centrait autour d'un axe immuable dont sa propre vie était l'un des points. Il se voulait donc sans cesse attentif à l'événement dont tout événement était le signe. Avec une force incomparable, son imagination se développait autour d'une verticale ascensionnelle, selon les lignes tourbillonnantes auxquelles son style doit ses plus sûrs effets. Procédé d'écriture? non pas : mais naturel élan visionnaire, forme d'organisation du monde spirituel où les faits, les pensées, les actions des hommes se concentrent, se relient, se propulsent réciproquement par l'effet d'une commune orientation. A chaque signe nouveau, cette spirale accélérait son mouvement, le resserrant autour de son axe. Léon Bloy se persuadait qu'une telle accélération touchait à l'extrême dans notre temps, et qu'elle était la preuve d'une invisible Impatience, commune peut-être à Dieu et à l'homme, sans que ce dernier l'aperçût. Que l'absolu fût imminent, c'était vrai dans le corps entier de l'histoire : mais chez Léon Bloy, collé à l'axe du monde, ce pressentiment de l'imminence se doublait d'un besoin urgent que l'absolu se révélât.
Il ne fait pas de doute, pour qui sait lire l’œuvre maîtresse de Bloy, Le Salut par les Juifs, que cette révélation devait passer par Israël. En fait, la permanence mystérieuse d'Israël était pour Bloy, comme elle l'est pour toute pensée véritablement théologique, la manifestation essentielle - par la contradiction qu'elle entretient entre le plan humain et l'ordre divin - de cette histoire axiale dont l'épicentre est la double Jérusalem, humaine et céleste. Si quelque jour est percé le secret de Léon Bloy, peut-être nous livrera-t-il, entre autres solutions redoutables, celle de l'énigme infinie du peuple Juif. L'histoire comme Somme théologique, telle que Léon Bloy le premier osa la flécher vers le ciel, aura-t-elle Israël pour clef de voûte?
Georges Cattaui, fils d'Abraham et pour qui la Promesse d'Abraham s'accomplit dans le Christ vivant, était tout particulièrement appelé à l'exégèse de cet autre captif douloureux de la Promesse, lequel savait la couleur du sang des Juifs parce qu'il savait le prix du sang de Dieu. Juifs et chrétiens portent le poids d'un même sang. Le formidable anathème: Que son sang retombe sur nos têtes! les atteint les uns et les autres, car si les Juifs ont appelé sur eux le sang du Christ, les chrétiens sont couverts du sang de cet Abraham qui fut son père. A vues humaines, la tolérance, la compréhension mutuelle, la raison qui veut les hommes égaux parce qu'elle les croit interchangeables, devraient apporter à la Question Juive une définitive solution. Mais également à vues humaines, cette question se pose toujours, et d'autant plus fort que les hommes de bonne volonté travaillent davantage à la résoudre. C'est qu'elle est peut-être l'ultime question religieuse, celle dont la réponse ne saurait être historique parce que la question même est hors de l'histoire. Du moins Bloy l'a-t-il pensé, au scandale des chrétiens et des Juifs. Soyons-lui reconnaissants de ce scandale, et de la parole terrible qui le résume, sommant Juifs et chrétiens devant leur juge pour qu'ils confessent une identique culpabilité : "L'Église traitera l'Esprit-Saint comme la Synagogue a traité Jésus." »