Entrevue avec Andrée Larivière

Jean-Philippe Trottier
Un témoignage sur Karl Stern par une collaboratrice montréalaise des premières heures

Andrée Larivière, vous êtes psychanalyste et membre de la Société de psychanalyse de Montréal. Vous avez bien connu Karl Stern?

Oui, j'ai eu la chance de travailler avec lui pendant une quinzaine d'années, en tant que travailleuse sociale à la clinique psychiatrique de l'Hôpital St. Mary et à l'Institut Albert-Prévost.

Comment a-t-il abouti à Montréal?

Comme tant d'autres juifs, il avait fui le régime nazi. Titulaire d'une bourse de la Rockefeller Foundation, Stern travaillait à l'Institut de recherches psychiatriques de Munich. Alors que ses collègues juifs perdaient leur emploi, son directeur insistait pour qu'il continue ses recherches : “S'ils te touchent, je verrai à ce que l'argent américain ne rentre plus ici.” Divisé entre sa solidarité avec ses collègues juifs et son engagement dans ses recherches, Stern finit par quitter Munich pour Londres où l'attendait une bourse du Medical Research Council. Il retrouva la sœur d'un ancien ami… et l'épousa.

Il avait connu un neurologue montréalais de passage en Angleterre et lui avait demandé de lui envoyer une carte postale s'il avait un travail à lui offrir. Trois semaines plus tard, il recevait une carte postale. Karl, Liselotte et le petit Antony, âgé d'un an, sont donc arrivés à Montréal le jour de la St-Jean-Baptiste au milieu de la parade des chars allégoriques, de bataillons de cadets aux uniformes colorés. Il a travaillé successivement dans différents centres psychiatriques: le Verdun Protestant Hospital (aujourd'hui l'Hôpital Douglas), le Allen Memorial Institute, l'Hôpital général d'Ottawa, l'Hôpital St. Mary; il fut le premier directeur de l'Institut Albert-Prévost et enseigna aux universités de Montréal et McGill.

Et vous, comment l'avez-vous connu?

D'abord par des amis musiciens puis en suivant son enseignement. Je me souviens qu'à une question qu'il avait posée en classe, je tentais d'élaborer une réponse quand je sentis son regard me fixer. J'entendis le professeur, le doigt pointé vers moi, dire tout à fait le contraire de ce à quoi je m'attendais. “Elle a raison!” Raison obligeant, c'est alors que mon réel intérêt pour Freud et la psychanalyse a commencé. Je lisais, réfléchissais, questionnais et je continue à le faire…

Quelle impression vous faisait-il?

Karl Stern était un homme d'une intelligence rare et d'une qualité de présence extraordinaire. Il avait la faculté de cerner, de saisir chez l'autre la créativité dans son émergence. Il y avait quelque chose de mystique chez lui. Il était juif et s'était converti au catholicisme.

Quelles ont été les circonstances de sa conversion?

La route qui l'a mené à la conversion n'a pas été sans embûches, sans conflits. Comment croire en un Dieu de toute bonté quand on a souffert et vu ses proches souffrir et mourir aux mains des chrétiens sans que ce Dieu n'intervienne? Comment ne pas trahir son propre peuple en devenant catholique?

Stern est né de parents non orthodoxes. Son père, un commerçant bien enraciné dans sa petite communauté en Bavière, gardait sa mercerie ouverte le samedi. Sa mère, tout en observant la Hanoukka, garnissait un arbre de Noël pour le plaisir des enfants. Jeune adolescent, il fut mis en pension dans une famille orthodoxe à Munich afin de poursuivre ses études. Il fit deux découvertes dans cette famille: la musique, “expression de la réalité spirituelle” disait-il, et l'orthodoxie juive. Au début, ce n'était pas la doctrine qui l'attirait mais l'atmosphère qui accompagnait le rituel du Sabbat, des fêtes religieuses. Avec des collègues, il participa à différents mouvements de la jeunesse juive et devint très orthodoxe. En vacances il observait sérieusement tous les rituels religieux, prières, observances alimentaires à la stupeur de ses parents et de son grand-père. On remarque déjà à cet âge chez Stern un engagement passionné pour le mystérieux dans la religion. Il y eut conseil de famille et le jeune Karl, un peu soulagé, se plia noblement aux exigences de la majorité et se sacrifia à l'autel de l'harmonie familiale.

Une incursion chez les sionistes le déçut: le destin des Juifs ne pouvait se dissocier du destin de son Dieu. Il revint donc à la synagogue orthodoxe. Pendant son séjour en Angleterre, il flirta avec le protestantisme. Ce n'est qu'en décembre 1943, plusieurs années après son arrivée à Montréal, qu'il se convertit au catholicisme. Il le fit à la suite de grandes hésitations, discussions, consultations avec ses amis Victorin Voyer (psychiatre québécois), Albert Reburn (un juif converti), le Père Régis, le Père Couturier, Jacques Maritain, Graham Greene (protestant converti au catholicisme). Sa femme et ses enfants s'étaient déjà convertis en 1941.

Comme vous voyez il a toujours su aller vers l'excellence! Mais Stern avait également été frappé par la bonté, la simplicité, la générosité de quelques domestiques catholiques rencontrées dans des familles munichoises.

Le dernier chapitre de son livre Le Buisson ardent est intitulé Lettre à mon frère. C'est un mouvement fraternel très émouvant où Stern essaie non pas de s'expliquer mais de dire avec des mots d'une rigueur spirituelle le dur cheminement qui l'a conduit à la religion catholique. Il parle de la grâce de Dieu tout amour et tout pardon à ce frère qui a choisi le Kibboutz, ce frère dont les valeurs, les engagements avaient emprunté des voies différentes…

Un juif converti au catholicisme dans un Canada français où l'antagonisme protestant/anglais et catholique/français était palpable…

Oui et je dirais qu'il ne se sentait accepté nulle part. Les juifs voyaient en lui un renégat. Les catholiques se méfiaient de cette nouvelle recrue. Ce n'était pas un catholique ordinaire. Je disais plus tôt qu'il y avait quelque chose de mystique chez lui. Ses saints préférés étaient saint François d'Assise et sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Il avait une admiration particulière pour Jean XXIII, le pape qui ouvrait. Il racontait souvent l'histoire d'un immigrant rejeté par son père (sa patrie), cherchant refuge auprès de sa belle-mère (la terre étrangère) qui le rejetait également. On sentait qu'il parlait un peu de lui-même.

C'était un musicien également.

Oui. Il avait étudié le piano dès ses premières années d'école mais c'est à Munich qu'il découvrit LA musique par les concerts, l'opéra, etc… C'est à travers la musique que, un an après le décès de sa mère, le jeune Karl accepta le remariage de son père avec une jeune femme joviale, professeur de piano. Les duos de Mozart créèrent un lien chaleureux entre les deux, auparavant hostiles l'un envers l'autre; elle devint sa seconde mère. Quelquefois, à l'Institut Albert-Prévost où il travaillait, il s'installait dans le grand salon et jouait pour les malades et le personnel. C'était un moment de grâce… Il s'amusait à jouer un thème, de son invention sans doute, puis le reprenait dans le style des pianistes habitant différents étages d'un bloc-appartements. Il y avait ainsi la valse viennoise, la marche anglaise, le jazz américain, la romance française, etc… Il prenait un évident plaisir à la réaction de son auditoire

Chez lui à Montréal - plutôt à Westmount, quartier anglophone – Bach, Mozart, Beethoven, Schubert étaient son pain quotidien. La musique de chambre en constituait le dessert. C'est chez lui que j'ai assisté pour la première fois à un vrai concert de musique de chambre. Il était d'avis que la musique de chambre était faite pour ceux qui la jouent plus que pour ceux qui l'écoutent mais, quand il jouait, mieux valait se recueillir.

N'oublions tout de même pas qu'il était avant tout psychanalyste.

Stern était un thérapeute freudien, même s'il avait lui-même suivi une cure jungienne, qu'il avait payée en jouant des sonates de Beethoven, de Mozart ou de Schubert. La psychanalyse nous amène à l'embryon de l'amour : la relation mère-enfant, disait-il. Pour lui, Freud était un génie qui avait su étudier les profondeurs de la nature psychique de l'homme à partir de l'infans, récipient d'amour vite soumis aux frustrations de la vie. En effet, les symptômes, les plaintes, les blessures émotives manifestes ne sont qu'un maillon d'un réseau complexe, développé depuis la plus tendre enfance, fait d'enchevêtrements de désirs contrariés, de pertes primaires. Chaque être humain a une histoire, une expérience différente, unique. La psychanalyse offre une écoute particulière au scénario psychique d'une personne qui essaie de tout dire - c'est l'association libre - à l'autre qui est là pour l'aider à découvrir ses conflits et à les traverser. Cela ne se fait pas sans souffrance ni désillusion car on ne peut se délivrer d'un mal qu'en allant jusqu'au bout.

Freud était un positiviste anxieux, Stern un mystique anxieux. Il soutenait gravement qu'un meurtrier potentiel sommeille en chacun de nous et que le voile qui nous sépare du criminel est plus mince et mystérieux que nous voulons le croire. Il ajoutait que la théorie freudienne de la sublimation suffisait à elle seule à placer son concepteur parmi les génies, la sublimation qui transforme les tendances instinctuelles partielles en énergie constructive, créatrice. Malgré tout, Stern reprochait à ce génie ses “points aveugles” face à la spiritualité qui n'était rien d'autre que symboles : Dieu/père, Eucharistie/oralité, religion/névrose obsessionnelle, etc… Il se peut bien que certains rites ressemblent à la névrose obsessionnelle. Il y a des symptômes obsessionnels associés à certains rituels névrotiques qui n'ont rien à voir avec Dieu. Tout n'est pas si simple, rappelait Stern. Freud avait aussi ses “points aveugles” au sujet de la féminité, de la musique, etc…

Nombre d'artistes craignent que la psychanalyse ne nuise à leur talent. Mon expérience, corroborée par celle d'autres psychanalystes, prouve au contraire que la psychanalyse n'a jamais ruiné un don mais a plutôt facilité son développement, à moins que certains artistes n’aient idéalisé leur talent. Stern nous mettait d'ailleurs en garde contre l'idéalisation.

Il a écrit une très belle chose : “L'amour mystique, l'union mystique et l'intuition mystique de la beauté sont de tout temps empruntés aux amours charnelles. ”

Vous devez beaucoup à Karl Stern.

Oui. Je ne sais pas si j'ai su le lui manifester assez. Il m'a ouvert la voie vers la psychanalyse. Les exigences de sa vie et de la mienne ont fait que je le voyais moins souvent et surtout à l'occasion de ses deuils : un accident cardiaque, la mort tragique de son fils aîné, suivie quelques années plus tard du décès de sa femme. Je garde un souvenir ému de nos dernières rencontres alors que la périphérie de ses investissements humains rétrécissait. Il disait avec une pointe d'humour : “ Si Dieu n'existe pas, ce que je vais être en colère contre lui! Mais il croyait en l'existence de Dieu. Il citait cette phrase d'Eric Fromm : “L'amour est une action et non une passion. L'essence de l'amour est de peiner pour que quelque chose grandisse. Sans le respect et la connaissance de la personne aimée, l'amour dégénère en domination, en possession.”

Se souvient-on encore de lui aujourd'hui?

Difficile à dire… Qui sait où le grain tombe, où il germe? Il faudrait demander à ceux qui ont fait un voyage thérapeutique avec Stern, ceux qui ont profité de son enseignement dynamique sur les découvertes de Freud, l'inconscient, l'analyse des rêves, le transfert, etc. Ceux à qui ses écrits, ses conférences ont ouvert des horizons nouveaux. Il a laissé en nous des traces comme en ont laissées en lui les Herr Professoren de neurologie, de psychiatrie qu'il a connus à Munich, les êtres qu'il a côtoyés. Quant à moi, c'est avec beaucoup d'émotion que je revois le film de ces années passées. À chacun ses souvenirs…

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