Jeunesse d'un esprit

Hippolyte Taine
Le présent document constitue en quelque sorte une autobiographie intellectuelle des années de jeunesse de Taine, autobiographie rédigée alors qu’il poursuit des études de philosophie durant l’année 1847-1848.

Voici ce que dit, du texte intitulé « De la destinée humaine » - dont cette autobiographie est l'introduction -, le présentateur du premier tome de la correspondance de Taine : « Ce dernier travail, daté de mars 1848, débute par une sorte de confession intellectuelle qui montre l'évolution de ses idées depuis l'âge de quinze ans jusqu'au milieu de son année de philosophie. Nous pensons qu'on lira ce document avec intérêt. ». Plus loin : « 52 pages grand format. Une note marginale indique que ce manuscrit fut communiqué à Prévost-Paradol; on verra par la suite de cette correspondance avec quelle ardente sollicitude Hippolyte Taine s'occupait de son jeune camarade. - Le document a été écrit quelques jours après la Révolution de Février; contrairement aux suppositions de quelques critiques, cet événement semble avoir tenu peu de place dans ses préoccupations d'alors. Sa vie était tout intérieure et intellectuelle et les bruits de la rue n'arrivaient pas à le troubler ni à détourner sa pensée. ». Et : « Cette introduction formait environ le huitième du travail. La dernière date, en tête de la page 37, est du 10 mars; il est donc probable que le travail complet (52 pages) a été fait en huit ou dix jours. Il y a de nombreuses notes et additions qui doivent être de très peu ultérieures. »
De la destinée humaine
Introduction

6 mars 1848


Ce travail n'a pas été fait par hasard ni par curiosité; ce n'est ni un amusement philosophique ni une recherche oiseuse. C'est la réponse à une question que je me suis faite depuis longtemps; c'est le terme d'une lente révolution qui s'est passée dans mon esprit.

ll est certains esprits qui vivent renfermés en eux-mêmes et pour qui les passions, les douleurs, les joies, les actions sont tout intérieures. Je suis de ce nombre et si je voulais repasser ma vie en moi-même, je n'aurais qu'à me ressouvenir des changements, des incertitudes et des progrès de ma pensée. Si j'écris ceci en ce moment, c'est pour le retrouver plus tard et savoir alors quel j'étais aujourd'hui.

Jusqu'à l'âge de quinze ans j'ai vécu ignorant et tranquille. Je n'avais point encore pensé à l'avenir, je ne le connaissais pas; j'étais chrétien et je ne m'étais jamais demandé ce que vaut cette vie, d'où je venais, ce que je devais faire...

La raison apparut en moi comme une lumière; je commençai à soupçonner qu'il y avait quelque chose au delà de ce que j'avais vu; je me mis à chercher comme à tâtons dans les ténèbres. Ce qui tomba d'abord devant cet esprit d'examen, ce fut ma foi religieuse. Un doute en provoquait un autre; chaque croyance en entraînait une autre dans sa chute... Je me sentis en moi-même assez d'honneur et de volonté pour vivre honnête homme, même après m'être défait de ma religion; j'estimai trop ma raison pour croire à une autre autorité que la sienne; je ne voulus tenir que de moi la règle de mes moeurs et la conduite de ma pensée; je m'indignai d'être vertueux par crainte et de croire par obéissance. L'orgueil et l'amour de la liberté m'avaient affranchi.

Les trois années qui suivirent furent douces; ce furent trois années de recherches et de découvertes. Je ne songeais qu'à agrandir mon intelligence, à augmenter ma science, à acquérir un sentiment plus vif du beau et du vrai; j'étudiai avec ardeur l'histoire et l'antiquité, cherchant toujours les vérités générales, aspirant à connaître l'ensemble, à savoir ce qu'est l'homme et la société. Je me souviens encore du transport extraordinaire où je fus, lorsque je lus les leçons de M. Guizot sur la civilisation européenne (1). Ce fut comme une révélation; je me mis à chercher les lois générales de l'histoire (2), puis les lois générales de l'art d'écrire. J'osai, dans mon inexpérience et dans mon audacieuse confiance, essayer une foule de questions qui ne peuvent être traitées que par des hommes d'un esprit mûr et très instruits. Mais la vanité des efforts et l'insuffisance de mes découvertes me rappelèrent bientôt au bon sens. Je compris qu'avant de connaître la destinée de l'homme, il fallait connaître l'homme lui-même. Alors naquirent mes premières idées de philosophie. – Elles se développèrent pendant tout le temps que je passai dans la classe de rhétorique; cela vint du besoin où je me trouvai de connaître le caractère des personnages que je faisais parler, d'apprécier la valeur de leurs motifs, de juger des passions qui devaient les émouvoir et du ton qu'ils devraient prendre. Il fallait à tout prix s'occuper de philosophie, pour sortir de la monotonie des lieux communs. En même temps beaucoup de travaux particuliers et des lectures sérieuses excitaient l'activité de mon esprit et me donnaient les matériaux de mes recherches.

Ce fut alors que je revins à la vraie philosophie et aux questions importantes que j'avais déjà considérées au début de ma raison. Malgré la chute de mon christianisme, j'avais conservé les croyances naturelles, celle de l'existence de Dieu, celle de l'immortalité de l'âme, celle de la loi du devoir. J'en vins à examiner sur quels fondements j'appuyais ces croyances : je trouvai des probabilités et aucune certitude; je trouvai faibles les preuves qu'on en donnait; il me sembla que l'opinion contraire pouvait contenir une part égale de vérité; ou plutôt il me sembla que toutes les opinions étaient probables; je devins sceptique en science et en morale; j'allai jusqu'à la dernière limite du doute; et il me sembla que toutes les bases de la connaissance et de la croyance étaient renversées.

Je n'avais lu encore aucun philosophe; j'avais voulu conserver une liberté entière à mon esprit, une indépendance complète à mon examen. Aussi j'étais plein à ce moment d'une joie orgueilleuse; je triomphais dans mes destructions; je me complaisais à exercer mon intelligence contre les opinions vulgaires; je me croyais au-dessus de ceux qui croyaient, parce que lorsque je les interrogeais, ils ne me donnaient aucune bonne preuve de leur croyance; j'allais toujours plus avant, jusqu'à ce qu'un jour je ne trouvai plus rien debout.

Je fus triste alors; je m'étais blessé moi-même dans ce que j'avais de plus cher; j'avais nié l'autorité de cette intelligence que j'estimais tant. Je me trouvais dans le vide et dans le néant, perdu et englouti. Que pouvais-je faire? Toutes mes croyances étant abattues, la raison me conseillait l'immobilité, et la nature m'ordonnait l'activité. L'homme ne peut rester sans agir, sa vie est une aspiration et un mouvement continuels; ne pas agir, pour lui, c'est mourir. J'étais d'ailleurs à cette époque où la vie est puissante, où l'activité surabonde, où l'âme cherche quelque chose à quoi elle puisse s'attacher, comme ces plantes grimpantes qui, au retour du printemps, saisissent avec force le tronc des arbres pour sortir de l'ombre et aller épanouir leurs fleurs dans l'air pur et au soleil. J'avais un amour ardent de la science et de l'art, du beau et du vrai. Je me sentais capable de grands efforts, d'une longue persévérance, dès que j'aurais un objet à atteindre, un dessein à accomplir. J'éprouvais des admirations violentes et passionnées en face des belles choses et surtout en face de la campagne; et je souffrais en songeant que je ne savais comment employer cette force et cette ardeur. D'ailleurs, j'étais maître de moi-même, j'avais accoutumé mon corps et mon âme à faire ma volonté; et ainsi je m'étais préservé de ces passions brutales qui aveuglent et étourdissent l'homme, l'enlèvent à l'étude de sa destinée et le font vivre comme un animal, ignorant du présent, insoucieux de l'avenir. Toute mon âme se tournait donc vers le besoin de connaître, et elle se consumait d'autant plus qu'elle réunissait toutes ses forces et tous ses désirs sur un seul point.

Pendant les premiers mois de la classe de philosophie, cet état me fut insupportable; je ne trouvais que des doutes et des obscurités. Je ne voyais que des contradictions dans les philosophes; je jugeais leurs preuves puériles ou incompréhensibles; il me semblait que la métaphysique obscurcissait le bon sens, et que les philosophes, du haut de leurs spéculations, n'avaient pas prévu les objections simples et naturelles qui ruinaient leurs systèmes. – Moi-même, irrité de l'inutilité de mes efforts, je me jouais de ma raison; je me complus à soutenir le pour et le contre; je mis le scepticisme en pratique. Puis, fatigué des contradictions, je mis mon esprit au service de l'opinion la plus nouvelle et la plus poétique; je défendis le panthéisme à outrance; je m'attachai à en parler en artiste ; je me complus dans ce monde nouveau et, comme par jeu, j'en explorai toutes les parties. Ce fut mon salut.

En effet, dès lors, la métaphysique me parut intelligible et la science sérieuse. J'arrivai, à force de chercher, à une hauteur d'où je pouvais embrasser tout l'horizon philosophique, comprendre l'opposition des systèmes, voir la naissance des opinions, découvrir le noeud des divergences et la solution des difficultés. Je sus ce qu'il fallait examiner pour trouver le faux ou le vrai. Je vis le point où je devais porter toutes mes recherches. Je possédais d'ailleurs la méthode; je l'avais étudiée par curiosité et amusement. Dès lors je me mis avec ardeur au travail; les nuages se dissipèrent; je compris l'origine de mes erreurs; j’aperçus l'enchaînement et l'ensemble. – Aujourd'hui, j'expose ce que je crois avoir trouvé; mais en ce moment même je prends l'engagement de continuer mes recherches, de ne m'arrêter jamais, croyant tout savoir, d'examiner toujours de nouveau mes principes; c'est ainsi seulement qu'on peut arriver à la vérité.


Notes
1. La Civilisation en Europe.
2. Quelques feuilles détachées sont peut-être de cette époque; mais les premières notes datées sur les Lois en histoire portent le millésime de 1850.

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