Espérer sans illusion – Gustave Thibon

Benoît Lemaire

Les 25 et 26 février 2006 avait lieu le premier colloque Raison et mystère chrétien à Montréal, au Sanctuaire du Saint-Sacrement, sous la direction des Fraternités monastiques de Jérusalem. Le colloque a été l’occasion de conférences sur la vie de foi selon trois penseurs du XXe siècle : Gabriel Marcel, Gustave Thibon et Maurice Zundel. Spécialiste de Thibon, Benoît Lemaire avait été invité pour le présenter. C’est cette conférence que nous reproduisons ici, avec l’autorisation de son auteur. D’autres conférences prononcées au Sanctuaire du Saint-Sacrement sont disponibles.

Ce colloque sous le thème : Raison et mystère chrétien nous invite à revisiter la philosophie et la théologie de notre époque. L’Église d’aujourd’hui a un urgent besoin de fonder le message divin qu’elle est chargée de transmettre pour que la foi ne verse pas dans le fidéisme tout aussi inacceptable que le rationalisme ou le scientisme. La philosophie, amputée de la métaphysique, n’est plus apte à conduire l’être humain au seuil de la foi. La théologie pour sa part semble souvent s’être éloignée de son objet : le Dieu révélé pour s’orienter vers un humanisme inspiré par les sciences humaines.

Voulant apporter une humble contribution à la théologie fondamentale soucieuse d’évangélisation, je vous présente un témoin lucide.

Paysan philosophe

Gustave Thibon naît le 2 septembre 1903 à Saint-Marcel d’Ardèche, aux confins de la Provence. Il y fréquente l’école communale, qu’il doit quitter à l’âge de treize ans pour relayer son père vigneron mobilisé dans l’armée française. Deux ans plus tard, il perd sa mère, victime comme tant d’autres de la grippe espagnole. Ces événements dramatiques marquent son destin. Pendant sept ou huit ans, il vit dans une indifférence presque absolue à l’égard du problème religieux ; il abandonne pratiquement toute recherche intellectuelle, partagé qu’il est entre les travaux des champs et les plaisirs de son âge. À vingt-trois ans, la soif de connaître le reprend. Seul, sans maîtres, il se remet à l’étude du latin, du grec, de l’allemand, des mathématiques, sans pour autant délaisser le travail de la terre. Il lit les philosophes et les poètes dont il connaît des milliers de vers par cœur. Borisz de Balla souligne ce phénomène étrange : Thibon lit Sénèque en latin, Platon en grec, Hölderlin en allemand, Cervantès en espagnol, il n’a jamais étudié à l’université. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas d’obtenir des diplômes, mais bien plutôt de se livrer tout entier, dans le silence et la solitude, à son besoin de connaissance.

En 1930, il rencontre le philosophe français Jacques Maritain, qui l’incite fortement à écrire. « Je n’ai pas cherché à faire carrière, d’autres m’y ont poussé », confesse Thibon. Ensuite, ce sont les rédacteurs des Études carmélitaines, puis Gabriel Marcel, Henri Massis et Marcel de Corte. Thibon publie ses premiers essais à partir de 1931 dans la Revue thomiste et dans les Études carmélitaines. Peu à peu, sa recherche se tourne plus directement vers les grands problèmes métaphysiques et religieux : Dieu, la mort, l’amour.

Une longue carrière d’auteur et de conférencier s’amorce. À quatre-vingt-neuf ans, cet écrivain inclassable, qui se situe au-delà des modes, reprend, sous forme de mémoires intitulées, Au soir de ma vie, les questions qui résument son existence. Il s’éteint tout doucement le 19 janvier 2001, mais auparavant, dans l’année précédant sa mort, il aura reçu le Grand prix de Philosophie, comme si l’Académie française avait voulu témoigner de sa reconnaissance et souligner l’importance de cet écrivain pour inspirer le nouveau millénaire.

À travers toute cette activité de penseur, d’écrivain et de conférencier, Thibon demeure le paysan qui, jusqu’aux années 1950, continue de travailler la terre, menant avec sa femme et ses trois enfants une vie modeste mais heureuse, accueillant chez lui aussi bien les clochards que les grands hommes. Fait étonnant : jusqu’à sa mort, ceux qui le sollicitent le plus sont les jeunes et les athées.Le cheminement spirituel de Thibon se reflète dans l’évolution de sa pensée et de son œuvre. C’est d’abord par la beauté, comme il le confie lui-même à Chabanis, que dès sa jeunesse, il communie avec le divin. La soif d’absolu qui amènera Thibon à choisir, à maintes reprises, le mode poétique, s’enracine paradoxalement dans l’attachement à la nature et à la terre qu’il tient de son père. C’est à partir de cet enracinement paysan, dont il ne s’arrachera jamais, que Thibon rejoint Dieu, et cela grâce à l’intuition qu’il a des trois transcendantaux : le Beau, le Vrai et le Bien. Mais il s’agit là d’un long cheminement.

Itinéraire spirituel

Ce cheminement est jalonné de rencontres décisives. Celles d’abord de grands philosophes, Hegel en particulier, à qui il doit son premier contact avec la métaphysique. Hegel lui révèle que l’univers a un sens et que la destinée humaine transcende les vœux et les horizons de la personne. Thibon découvre ensuite Thomas d’Aquin, dont la vision du monde et de Dieu répond à ses exigences intellectuelles de synthèse et d’harmonie en articulant de façon cohérente l’univers de la nature et de la grâce. Puis vient la découverte de Nietzsche, dont Gabriel Marcel dit qu’il a révélé Thibon à lui-même. Nietzsche, cet ascète de l’esprit qui perce à jour toutes les comédies que nous nous jouons et dont nous sommes dupes, exerce sur Thibon une influence déterminante en lui apprenant la nécessité des purifications en même temps que leurs difficiles exigences. Thibon découvre ensuite Klages, avec qui il explore le dynamisme intérieur et les mobiles qui tissent la trame inégale de nos vies. Cette dernière influence joue également un rôle important dans l’expérience spirituelle de Thibon. Celui-ci, cependant, discerne très tôt, par-delà l’effet bénéfique et purificateur de ses contacts avec Nietzsche et Klages, l’aspect corrosif de leurs œuvres. C’est alors qu’il se tourne vers la mystique chrétienne, en particulier celle de saint Jean de la Croix. Survient la rencontre de sa vie : Simone Weil, d’où naît une amitié nourrissante au sens le plus plénier. En 1945, il affirme qu’il se sent libéré pour toujours de Klages et de Nietzsche.

Tout au long de son cheminement spirituel, il devient manifeste que Thibon se montre surtout sensible à la théologie négative, car « savoir, dans le vocabulaire de l’expérience religieuse, n’estce pas encore chercher et ne va-t-on pas à Dieu par des commencements sans fin » ? Il aime répéter l’expression de Sénèque : « II faut toujours apprendre ce qu’on ne peut jamais vérifier si on le sait ou non... » auquel fait écho saint Augustin s’adressant aux explorateurs impatients et présomptueux du mystère : « Réjouis-toi de ne pas comprendre, car c’est en ne comprenant pas que tu comprends ». Thibon y reconnaît « la voie négative des Auteurs spirituels ». Massis, qui connaissait bien Thibon, affirme que celui-ci « a toujours été animé par le côté nocturne incréé de Dieu » expliquant qu’en ce qui concerne le divin, il s’est toujours méfié des créations trop humaines, qu’il s’agisse d’idées, d’images, avec toutes les fausses certitudes et tous les fanatismes qui s’y rattachent ! Massis rapporte même cette déclaration de Thibon : « Je suis l’homme de la voie négative ».

Georges Laffly a décelé dans L’Ignorance étoilée : « un chrétien qui se fait la guerre et ne cesse de faire subir à sa foi les épreuves du feu ». Il pratique cet épurement et cet approfondissement qui mènent un peu plus près du vrai. Une réflexion en profondeur fait que l’homme « retrouve Dieu dans cette partie divine de lui-même qui juge et rejette les faux dieux ». Rien d’étonnant que Thibon dise aussi : « Je ne sais rien de Dieu ». C’est exactement ce que disait saint Thomas d’Aquin. Thibon croit que pour être vraiment un témoin de Dieu, il faut se faire jusqu’au bout l’avocat du diable.

Si nous voulons résumer la spiritualité de Thibon, nous devons nous référer à ses deux saints préférés : Jean de la Croix et Thérèse de Lisieux. Le saint réformateur du Carmel insiste sur le détachement de soi pour accéder à l’intimité divine. Être rien pour pouvoir tout recevoir. Nous étions néant quand Dieu nous a appelés à la vie; il faut redevenir néant pour recevoir dans sa plénitude la vie surnaturelle. L’ascèse de Jean de le Croix ne détruit rien. Elle nous invite à tout quitter pour l’amour, tout perdre pour accéder au grand Amour. Thérèse de Lisieux, en plein siècle janséniste, est venue nous rappeler que Dieu n’est qu’amour et que l’amour seul mène à Dieu. L’originalité de son message est d’avoir montré que le cœur de Dieu n’est pas ouvert seulement aux héros et aux parfaits, mais aussi aux pauvres et aux faibles d’où l’importance d’être trouvé pauvre devant Dieu comme l’exprimait Mère Marie-Thérèse du Carmel d’Avignon. « Ce n’est pas la vertu que Dieu demande, c’est d’être trouvé pauvre. »

Témoignage

L’intention de Thibon, telle qu’elle affleure partout dans son œuvre, est double : démystifier et, surtout, témoigner. Il cherche d’abord à purger la vérité chrétienne des idées vagues qui usurpent trop souvent son nom pour réapprendre le réalisme des choses d’en haut. Écarter les fauxsemblants, les faux respects, les faux scrupules et les faux espoirs, c’est pour Thibon, déblayer le terrain pour la vérité, cette vérité qui est enracinée au sol et ancrée au ciel.

Mais, par-delà cette nécessaire purification, Thibon veut surtout apporter un témoignage pour « les valeurs transcendantes, pour les étoiles fixes de notre être et de notre destinée qui, bien qu’au-delà de l’histoire, sont néanmoins présentes à tous ses moments : le Beau, le Bien, le Vrai, tout ce qui n’est pas rongé par le temps, mais imprègne chaque heure du temps et nous fournit les critères pour distinguer à l’intérieur même de notre temps ce que nous devons accueillir et ce que nous devons rejeter. »

Le témoignage de Thibon apparaît comme le fruit d’une expérience intérieure et non d’une méditation abstraite. L’essentiel de ce témoignage tient fondamentalement en deux vérités que Thibon considère comme absolues. L’une est d’ordre métaphysique : Dieu est; l’autre est d’ordre surnaturel : Dieu est amour.

On pourrait reprocher à Thibon de n’enseigner que des évidences. C’est que ces évidences demeurent largement méconnues, malgré qu’elles soient les plus importantes. Pour Thibon, ce qui est de l’ordre de la distraction, du spectacle ou de l’apparence, a besoin d’un incessant renouvellement, tandis que ce qui fait vivre profondément passe le plus souvent inaperçu. C’est « notre regard qui manque à la lumière », pour reprendre le titre d’un de ses livres. Aussi, son témoignage, en tant qu’il est personnel, compte-t-il fort peu ; seul importe ce qui peut passer à travers lui de lumière universelle. « Je n’aspire pas à éclairer les hommes avec ma lanterne, dit-il, ma seule ambition est de les aider à mieux contempler le Soleil après l’avoir peut-être secrètement poursuivi de ruine en ruine, à travers les éboulements successifs des images et des idées que nous nous faisons de Lui. » Thibon veut aider les hommes à retrouver leur profondeur authentique, mais il désire surtout que son témoignage ne se dégrade pas à travers lui. À un jeune qui lui demandait dans quelle mesure il vivait ses conceptions, il répondit : « Ne vous faites aucune illusion, très peu, mais assez pour n’être pas fier de tout le reste ».

L’aspiration profonde du témoignage que livre Thibon est tout entier contenue dans ces paroles : « II faudrait montrer aux hommes le vrai Dieu — Celui qui, par pudeur et par respect, s’est dépouillé de sa puissance, le Dieu enfant et le Dieu crucifié qui, étant tout amour, s’est fait toute faiblesse, le Dieu qui nous attend en silence et dont nous sommes responsables sur la terre ».

Le drame de notre temps

Comment expliquer l’indifférence de tant de chrétiens devant une révélation qui devrait transfigurer leur existence ? Si Dieu existe, si Dieu nous aime, s’Il s’est incarné pour nous sauver, s’Il nous prépare dans le Ciel un bonheur sans mélange et sans limite auquel nous pouvons déjà participer ici-bas, pourquoi cette disproportion scandaleuse entre cette promesse infinie et l’accueil infinitésimal qu’elle trouve en nous ? Les athées au moins sont logiques, tandis que la plupart des chrétiens vivent à rebours de leurs convictions...

Cette indifférence aux choses divines faisait l’effroi de Pascal. On ose à peine de parler d’un refus, il s’agit plutôt d’une anesthésie, non de la pensée mais de l’âme, qui nous rend impropre à saisir Dieu comme une présence vivante et un appel intérieur. Dieu, pour ces « croyants » étrangers à leur foi, c’est un mot, une abstraction qui n’a pas plus d’influence sur leurs sentiments et leur conduite que les théorèmes de géométrie appris dans l’enfance...

N’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Oui et non. Les époques de chrétienté ont connu cet oubli de Dieu qui est à la base de toutes les erreurs et de toutes les fautes de l’homme. Mais du moins la présence divine y était-elle affirmée à chaque instant par le climat où baignait la société, par le style d’une civilisation imprégnée jusqu’au fond de christianisme, par la vigilance des ministres de la religion rappelant sans cesse aux hommes leur origine divine et leurs fins dernières. Cette voix d’en haut, on pouvait ne pas l’écouter, on ne pouvait pas ne pas l’entendre.

Dieu aujourd’hui est absent des mœurs, des institutions, des habitudes, de presque tout ce qui fait la trame concrète de l’existence. Et — pourquoi ne pas oser le dire ? — absent en partie de la religion elle-même, si souvent dégradée par ses représentants en humanitarisme insipide et en messianisme nébuleux où les promesses de l’éternité se diluent en vision utopique de l’avenir, où la poursuite du bonheur terrestre estompe la fidélité aux exigences surnaturelles de l’Évangile.

Notre temps est celui où l’on constate la mort de Dieu, où Dieu semble s’être retiré et l’homme s’être substitué à Lui, grisé par ses succès technologiques mais, curieusement, se retrouvant seul et orphelin. Dieu, s’Il n’est rien de plus que l’homme lui-même, peut-Il encore être recherché ? Pouvons-nous encore Le ranimer en un monde où Il semble avoir disparu ? Tel est le drame de notre temps, que Thibon a d’ailleurs présenté dans une pièce de théâtre au titre révélateur : Vous serez comme des dieux. Car nous sommes aujourd’hui encore en proie à cette tentation des débuts de l’humanité, et le monde moderne semble y succomber de plus en plus. On peut même imaginer un monde, dans un avenir pas si lointain, où Dieu aurait disparu et l’homme se trouverait déifié. Thibon a imaginé ce monde. Ce drame gravite autour de cette interrogation suprême : Dieu est-Il pour nous une promesse authentique de vie éternelle ou bien une assurance imaginaire contre les maux qui affligent la vie d’ici-bas et contre la mort qui l’abolit ? Dans la première hypothèse, le fondement essentiel de la religion reste intact, quoi qu’il arrive; dans la seconde, chaque victoire de la créature marque une défaite du créateur, et le triomphe sur la mort, à supposer qu’il soit possible, éliminera définitivement Dieu de l’histoire, car le temps aura pris la place de l’éternité. À partir de là, l’univers se partage en deux : celui de la nature et du temps, où l’on ne peut à priori fixer des limites aux progrès technologiques et scientifiques, et celui de la grâce et de l’éternité, où Dieu seul peut nous introduire.

Dans le premier univers, le monde souffre d’un mal profond, malgré l’élimination de ce que les gens redoutaient : la faim, le froid, la maladie, la servitude, l’ennui; malgré aussi la conquête de ce qu’ils souhaitaient : l’abondance, la santé, la liberté, l’ivresse sans revers et sans terme. Amanda, l’héroïne du drame, demeure insatisfaite, et c’est là que commence la tragédie, car tout change devant ce fait que quelqu’un a retrouvé son âme et du même coup ce besoin et cette soif de Dieu. Amanda incarne précisément ce besoin de Dieu, non plus en tant que souverain guérisseur ou consolateur temporel, mais en tant que Dieu : l’Inconnu et le mystère à l’état pur. Elle choisit le risque irréversible de la mort pour retrouver l’ineffable unité de son origine. Et cette irruption impondérable de l’absolu suffit à renverser tous les calculs des hommes-dieux et à disloquer leur paradis.

Dans ce monde, Dieu n’a plus la mort à son service. Il ne contraint pas : il attend. Dieu est nu et lié comme le Christ en croix. Il est réduit à se prouver par son silence. « Nous sommes à la croisée de deux chemins qui ne se rejoindront jamais […] un monde à conquérir ou un Père à retrouver, le culte orgueilleux de l’humanité triomphante ou l’adoration d’un Dieu dépossédé, d’un Dieu sans Église et sans prêtres, expulsé de l’univers comme un parasite ». Ce drame évoque bien deux types d’homme : le premier voit dans le progrès l’avenir de l’homme, Dieu est pour lui la dernière auberge de Baudelaire, le bouche-trou de Nietzsche ou l’opium du peuple de Marx. Le second met son espérance en Dieu seul. Même gorgé de biens et de sécurité, il désire du fond de son être voir Dieu.

Le message de Thibon arrive à point au moment de l’effondrement de la tour de Babel. Notre époque est en quelque sorte le temps de l’agonie de Dieu. Pour Lui, qui est notre Sauveur dans l’éternité, nous devons être ses sauveteurs dans le temps. « Le salut de l’homme par Dieu passe par le sauvetage de Dieu par l’homme » ! Ce défi peut être stimulant. « J’aime notre époque parce qu’elle nous force à choisir entre la puissance de l’homme et la faiblesse de Dieu. Religion nue où l’attente du miracle fait place à l’adoration du mystère » ...

Sauvetage de Dieu par l’homme

Dieu n’a pas d’autre voix que le silence, pas d’autre preuve que l’absence de preuve. On ne prouve, on ne démontre que les faux dieux. Ou plutôt la seule preuve acceptable de l’existence de Dieu, c’est la coïncidence entre l’impossibilité de la preuve et l’universalité au désir. L’esprit est aussi incapable de le saisir que l’âme de renoncer à crier vers lui. La meilleure réponse de Dieu est dans la persistance de cet appel qui n’a jamais de réponse. Dieu entend tout, et c’est parce qu’il entend tout qu’il ne répond rien.

Purification du sentiment religieux. Écarter toute soumission servile à une puissance absolue qui juge, récompense et châtie du dehors ; écouter plutôt l’appel muet d’un Dieu sans défense, sans consoler, dans son intarissable agonie humaine, ce Christ crucifié qui ne peut ni vivre parce qu’il est étranger au monde ni mourir parce qu’il est Dieu. Pascal a pressenti cette forme suprême de la pitié lorsqu’il a dit : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là ». Et encore : « Jésus a prié les hommes et n’en a pas été exaucé ». Les hommes ont trop longtemps prié un Dieu-César; il est temps qu’ils écoutent la prière d’un Dieu esclave, d’un Dieu qui n’existe pas au niveau où nous mettons l’existence, qui attend de nous l’existence. Ce Dieu-là, on ne peut plus l’abandonner quand on a perçu une seule fois son appel, sa voix qui implore et ne contraint pas. Je ne veux savoir de toi que ta croix : c’est à moi qu’il appartient de te ressusciter en partageant l’agonie de ta pureté. L’heure de la faiblesse de Dieu et de la puissance des ténèbres durera aussi longtemps que le monde. Il ne faut pas dormir, disait Pascal. Est-il une idée religieuse plus capable de nous arracher au sommeil que celle d’un Dieu confié à la vigilance de l’homme ?

Après la religion fondée sur la miséricorde de Dieu à l’égard de l’homme, verrons-nous une religion qui prendra sa source dans la miséricorde de l’homme à l’égard de Dieu ? Un Dieu chassé de la Terre et du Ciel par l’exploration de l’univers et chassé de l’âme des hommes par l’investigation psychologique, un Dieu sans royaume et sans preuves, réduit à la faiblesse infinie des agonisants et des nouveau-nés et que l’homme essayera de réchauffer sur son sein avec une tendresse d’autant plus pure qu’il n’aura plus rien à attendre ni à redouter de lui. Le sauvetage de Dieu par l’homme s’opère avec une foi purifiée. Croire en Dieu, ce n’est pas se faire une opinion sur Dieu, c’est faire crédit à Dieu; et ce crédit ne va pas de soi. Répondant à un ami en proie au doute, l’abbé Maurice Zundel avait eu cette formule admirable : « Abandonnez-vous à travers le Christ à tout ce qu’il y a d’inconnu en Dieu ». Cela me paraît l’essentiel de notre foi, dit Thibon.

Quand les raisons de croire, de faire crédit, vacillent, s’en remettre au Christ qui nous a précédés dans la nuit de Gethsémani. Simone Weil insistait beaucoup sur cette médiation : le Dieu-homme qui est l’axe même du christianisme. Bien entendu, rien ne vous force à croire que Dieu s’est incarné. Mais enfin, comme disait encore Simone Weil : « C’est si beau que ce doit être vrai ». Que ce soit vrai est une chose, que ce soit difficile à admettre en est une autre …

Ce Dieu fait homme se continue sur terre par son Église. « Le Christ s’est humilié jusqu’à l’Église » répète Thibon, après Newman. Cette Église est tout à la fois divine et humaine, parfois trop humaine ... mais indispensable.

Indispensable Église

Je dois à l’Église la foi transcendante; je lui dois aussi mon insertion dans la société. J’étais sorti de la communauté paysanne ; j’ai été comme regreffé sur la religion. Mon entrée dans l’Église fut un peu celle d’une épave dans un port, le passage d’un homme isolé à une société qui m’imposait sa rigueur, ses dogmes, et ainsi me sauvait de moi-même. D’où ma tendance, alors, au dogmatisme.

Dieu a d’abord été pour moi puissance et loi; puis lumière et amour ; enfin absence et nuit : et c’est peut-être en cela qu’Il ressemble le plus à Lui-même. Je mourrai fils, un peu prodigue, de l’Église. Mais je n’ai guère le goût du troupeau. Je suis comme la brebis égarée, qui échappe au troupeau par amour du secret du Pasteur. Dieu semble préférer celle qui revient à Lui à celle qui ne L’a jamais quitté. Peut-être parce qu’elle est allée Le chercher au lieu de Le suivre. Les brebis mal gardées par les bergers terrestres vont directement au Bon Pasteur, hors du réflexe servile du troupeau.

Je sais bien que l’Église est nécessaire, comme la coupe est nécessaire au vin; je sais bien qu’un Dieu sans Église, c’est le commencement des Églises sans Dieu. La source ne daignant pas se faire connaître elle-même, il faut bien transmettre; et transmettre c’est trahir, tradere c’est tout à la fois la tradition et la trahison. Le christianisme était d’un métal trop pur : sans le fond juif et l’alliage romain, il n’aurait sans doute pas survécu. Et si j’aime le latin comme langue liturgique, je n’oublie pas que le latin fut d’abord la langue de l’occupant.

Dans l’Église de notre temps, déchirée entre les progressistes et les intégristes, je ne suis ni des uns, ni des autres. Le progressiste avance sans tenir compte des garde-fous et tombe dans l’abîme; l’intégriste, de peur de tomber, s’accroche aux garde-fous et n’avance plus. Entre le caravansérail progressif et l’isoloir intégriste, je refuse de choisir. Je ne veux ni des fossiles intégristes ni des invertébrés progressistes, mais le corps vivant, qui a besoin de solides vertèbres et d’organes, de squelette et de sang. [...]

Nous sommes dans une situation très paradoxale et contradictoire.

D’une part Dieu est caché, d’autre part il faut en parler. Saint Thomas dit au début de la Somme : quod est Deus nobis penitus incognitum « ce qu’est Dieu nous est profondément (ou entièrement) inconnu ». Après cela, il écrit mille pages, De Deo : il faudrait tout de même s’entendre ! C’est pour cela qu’il considérait à la fin de sa vie, auprès de la réalité divine qu’il entrevoyait, la Somme théologique comme de la paille; ut palea...

Les dogmes formulés sont des flèches indicatrices : ils ne contiennent pas ce qu’ils indiquent. Ils sont des travaux d’approche, des garde-fous qui évitent de tomber; ils sont le chemin, mais non pas le but. Trop de dogmatisme conduit à l’oubli du mystère. « L’infini dans un contour », disait Victor Hugo de la beauté. Les dogmes ne sont-lis pas au mystère ce que le contour est à la beauté ?

Nécessaires à l’homme, mais bornant l’infini qui exclut les bornes. L’Église est pourvoyeuse et gardienne des dogmes. Ce Dieu insortable se devait d’avoir pour épouse cette mère de sagesse, de prudence, de légalité, de conformisme qu’est le Sainte Église.

Religion d’hier — étroitesse intolérante et intolérable : « le peuple élu », « hors de l’Église, point de salut », suspicion, sinon rejet à l’égard de tout ce qui n’entre pas dans des définitions dogmatiques ou des cadres sociologiques — bref, part dévorante du Gros Animal dans le Cité de Dieu; et en même temps fascinante profondeur : dogmes ouverts sur l’infini, splendeur des rites, rayonnement des saints.

Religion d’aujourd’hui; elle a banni l’étroitesse, mais aux dépens de la profondeur : œcuménisme « de grande surface », charité diluée en humanitarisme, la confusion succédant à l’exclusion, un universalisme bâtard au lieu d’un particularisme qui touchait à l’universel par ses racines et qui, si mutilant qu’il fût (« si ton œil te scandalise ... »), s’apparentait plus à la voie étroite de l’Évangile qui mène au pays sans frontière — alors qu’on tourne en rond sur la voie large ouverte aujourd’hui...

Cette terre simultanément patrie et lieu d’exil, avec tout le déchirement qu’impose ce dualisme. Et c’est dans les époques où l’homme voyait dans la terre un lieu d’exil que l’attachement à la patrie était le plus vif. L’oubli du ciel a pour conséquence le déracinement. L’homme qui ne se sent plus exilé devient apatride...

Conclusion

À travers l’œuvre de Thibon, j’espère avoir présenté un auteur inspirant, sachant allier foi et raison. Il apporte une contribution appréciable pour faire connaître le mystère chrétien. Il invite à approfondir nos raisons de croire et d’espérer. Son témoignage arrive à point, à l’époque où l’athéisme n’a jamais été si répandu. Époque exaltante cependant puisque la foi peut en ressortir purifiée et Dieu aimé pour ce qu’il est : amour.

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Cet article a d'abord paru dans Gustave Thibon, Dossier H, L'Âge d'Homme, Lausanne et Paris 2012

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