Une certaine euro-phorie

Gilles Paquet
La nouvelle monnaie se présente fièrement et donne une expression à beaucoup d'espoirs mais aussi à plusieurs mises en garde.
Précisons de plus que le homard n'aboie pas
et qu'il a l'expérience de l'abîme des mers,
ce qui le rend très supérieur au chien.
ALEXANDRE VIALATTE


«Il est rare que les citoyens du monde assistent depuis les premières loges à la création d'une monnaie nouvelle. Les monnaies en général ont l'habitude de naître dans l'obscurité, de s'imposer par hasard, et très certainement de ne pas mettre en scène leur naissance d'une manière aussi ostentatoire. Qui saurait donner la date de naissance des grandes monnaies mondiales comme le dollar américain, le mark ou le yen? L'euro s'est annoncé de longue date; il s'affiche avec beaucoup de superbe; il nous dit vouloir prendre place à la table d'honneur - être une nouvelle monnaie à vocation mondiale.

Le 1er janvier 1999, onze des quinze pays de l'Union européenne ont fait le pari sur une monnaie unique — l'euro. Au cours des 1000 prochains jours, à peu près, les Européens vont apprendre à oublier leurs devises nationales et vont remplacer leurs anciens billets et pièces par des pièces et billets en euros.

Cet événement nous a déjà rejoints en Amérique. Chez mon libraire, cette semaine, j'ai acheté un petit livre de Tocqueville (Quinze jours dans le désert américain, Éditions Mille et une nuits, Paris), achevé d'imprimer en novembre 1998 à Turin. Les deux prix inscrits sur la couverture - 10F et 1,5 euro - se sont traduits pour moi en $2.95 (en dollars canadiens). En gros, donc, l'euro vaut dans ses premiers jours à peu près deux dollars canadiens.

On comprend que les vieilles monnaies le snobent et le craignent. On a l'impression de se retrouver en 1901, dans un chapitre des Buddenbrook de Thomas Mann: la scène de la course dans la piscine où les jeunes gens costauds de la nouvelle bourgeoisie ambitionnent d'humilier les rejetons mièvres et pales de l'ancienne aristocratie. À cette différence près qu'en 1999, ce sont les vieux pays d'Europe qui proposent une monnaie qu'ils veulent costaude et qui ambitionne sinon de remplacer le dollar américain et le yen, tout au moins de leur faire concurrence comme monnaie mondiale.

Au nom de quoi cette arrogance? Au nom d'une Europe unie qui se déclare présomptueusement plus forte et plus stable économiquement que les empires américain et japonais. Et puisque l'Europe sera plus forte et plus stable, sa monnaie sera la plus forte, affirme-t-on.

Question de confiance avant tout.


Les deux vocations de l'euro

Dans un univers d'échange marchand, les biens diffèrent non seulement selon leur coefficient d'utilité mais aussi selon la facilité avec laquelle on peut en disposer. Des biens plus faciles à conserver et à écouler se présentent donc comme la meilleure réserve de valeur pour les périodes entre les transactions, avant de devenir naturellement unité de compte et moyen de paiement. Une monnaie représente donc trois choses: une réserve de valeur, une unité de compte et un moyen de paiement. Plus la monnaie est largement acceptée, plus elle est utile comme réservoir de valeur, et plus sa valeur est stable, plus elle constitue unité de compte et moyen de paiement utiles.

D'une part, on a créé l'euro pour réduire les coûts de transaction et faciliter les échanges entre pays en Europe (éliminer les risques de change, éliminer les coûts des opérations de change et empêcher les dévaluations compétitives par certains pays qui cherchent à se donner un avantage concurrentiel en dévaluant leur monnaie).

Ces avantages ne viennent pas sans certains coûts attachés à la perte de souveraineté nationale. En effet, la monnaie unique ne signifie pas seulement la perte de certains symboles nationaux, elle limite aussi considérablement la marge de manoeuvre des États-nations membres puisque la politique monétaire leur échappe désormais, que la marge de manoeuvre fiscale sera réduite et que la monnaie unique va constituer un carcan qui forcera les pays à ne pas laisser leurs coûts de production (privés et sociaux) augmenter plus qu'ailleurs s'ils ne veulent pas encaisser des coups de boutoir graves pour l'emploi national.

D'autre part, l'euro veut devenir un réservoir de valeur fiable et stable, et donc une unité de compte et un moyen de paiement à vocation universelle. Mais pour que l'euro puisse devenir la monnaie mondiale qu'il ambitionne d'être, il lui faut d'abord gagner ses épaulettes et devenir un réservoir de valeur crédible.

C'est la foi dans l'euro qui en fera la force: pour autant que la finance affolée prendra l'habitude de se réfugier dans l'euro en cas d'incertitude ou de panique dans les divers coins de l'économie mondiale — comme elle se réfugie dans le dollar pour le moment — l'euro commencera à montrer sa force. Résultat: demande accrue d'euros, demande moindre de yens ou de dollars — et en conséquence appréciation relative de l'euro par rapport aux deux autres monnaies. Récompense donc pour ceux qui auront choisi de se réfugier dans l'euro, puisqu'ils en sortiront enrichis. Et présomption plus grande encore qu'à la prochaine crise, encore plus de financiers vont venir s'y réfugier encore plus massivement. L'euro devenant monnaie stable et forte, on peut alors de plus en plus rédiger des contrats d'achat et de vente au niveau international en euros, puisque l'euro sera devenu une monnaie de référence.

Pour mieux comprendre ce qui se passe sur ces deux plans (européen et international), nous examinerons tour à tour les circonstances qui ont entraîné la naissance de l'euro, les impacts que cette création aura dans divers scénarios envisageables et enfin son mode d'emploi dans un monde en effervescence.


Fondements et naissance

L'importance de la monnaie comme unité de compte et moyen d'échange, c'est qu'elle permet d'échapper aux contraintes énormes du troc. En effet, dans le troc, chaque agent économique doit découvrir un autre agent qui à la fois possède un bien que le premier désire et désire justement ce que le premier a en main. Voilà qui limite considérablement le volume de transactions. On a donc utilisé au fil du temps divers biens comme numéraire et unité de compte, le dernier en date dans les échanges internationaux étant l'or. Mais il y a souvent un écart considérable entre la quantité de numéraire nécessaire pour faciliter les échanges désirés et la quantité de ce numéraire effectivement disponible: le manque de numéraire entraîne une certaine atrophie des échanges, et donc étouffe le développement économique.

L'utilisation de l'or comme monnaie d'échange au plan international a créé ce genre de problème dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale: les échanges internationaux se multipliant à proportion que les barrières tarifaires s'abaissaient, la production d'or n'a vite plus suffi pour soutenir les échanges. Le numéraire devenant relativement rare, l'activité économique a ralenti. De là l'importance de se donner une monnaie qui puisse s'ajuster en volume aux besoins de l'économie mondiale comme c'est le cas pour les pays par l'opération de leur banque centrale.

Cette monnaie extensible institutionnellement à mesure que le volume de commerce s'accroît correspond dans le meilleur des mondes à une aire géographique optimale — c'est-à-dire une aire à forte intensité commerciale où la mobilité du travail et du capital est grande. C'est ainsi qu'ont émergé les monnaies nationales fiduciaires (pièces et billets entièrement fondés sur la confiance et dont le volume est déterminé par la banque centrale), parce qu'elles semblaient capables de faciliter les transactions et échanges, beaucoup plus intenses à l'intérieur des pays qu'entre les pays.

Mais une fois que les barrières entre nations se sont écroulées, après Seconde Guerre mondiale par l'opération du GATT en particulier, la mondialisation a permis que les échanges internationaux augmentent de manière exponentielle. On a alors vu grimper l'interdépendance économique entre pays, et la zone monétaire optimale a débordé le cadre national.

Pour l'Europe, cette intensification des relations entre pays de la communauté européenne n'a pas été seulement le résultat de la mondialisation, mais d'un effort délibéré pour construire un espace économique pan-européen. Dès 1958, le Traité de Rome visait une union douanière en Europe (c'est-à-dire une politique douanière commune des pays européens vis-à-vis les autres pays du monde). Cela devait se réaliser en 1968. Puis l'Acte Unique Européen de 1987 a voulu préparer le marché unique, qui allait se réaliser en 1993 avec la libre circulation des marchandises, services, capitaux et personnes sur tout le territoire. Finalement, le traité de Maastricht de 1992 anticipait l'union monétaire et économique de 1999.

La construction d'un espace économique européen a redéfini la zone monétaire optimale: comme le commerce entre nations en Europe a crû plus rapidement que le commerce national, et que la libre circulation des personnes s'est accomplie en même temps que se faisait un immense travail d'harmonisation pan-européenne des réglementations nationales, il est devenu clair qu'il y aurait des avantages importants à créer une zone monétaire qui déborderait les frontières d'un seul pays pour comprendre toute l'Europe. C'est ce processus qui a été enclenché avec le traité de Maastricht. La phase 1999 commence par une conversion des banques, de la bourse, et des emprunts publics à l'euro. Entre 1999 et 2002, ce sera la période de double circulation des moyens de paiement et du double affichage des prix. Les pièces et billets de l'euro seront disponibles le 1er janvier 2002 au plus tard, et au milieu de 2002, les devises nationales disparaîtront.

On aura alors une monnaie unique correspondant à l'espace économique commun en Europe.


Conséquences et implications

La mise en place d'une monnaie unique aura des conséquences internes importantes en Europe mais aussi des impacts sur le reste du monde. L'accord cependant est loin d'être fait sur ce que seront ces conséquences et impacts.


Impact sur l'Europe

Pour les Européens, il y a un lien nécessaire entre le marché européen intégré et la monnaie unique. L'élimination de la variabilité des taux de change devrait, selon eux, réduire les coûts de transaction et augmenter le volume du commerce entre les membres de la communauté européenne.

Mais, nous dit l'économiste américain Martin Feldstein, il n'y a pas de lien nécessaire entre marché intégré et monnaie unique, et il est illusoire de croire que la monnaie unique va augmenter les flux de commerce en Europe. En fait, la rigidité imposée par la monnaie unique peut, selon lui, empêcher un pays comme la France de concurrencer les importations américaines sur le marché allemand, si le dollar devait perdre de sa valeur. De plus, l'inflexibilité d'une monnaie unique peut décourager la spécialisation poussée des pays dans des secteurs particuliers, parce que spécialisation poussée veut dire vulnérabilité aux fluctuations temporaires. Or quand on a sa propre monnaie, on peut atténuer les effets des fluctuations temporaires de la demande étrangère en utilisant sa politique monétaire pour affecter le taux de change et contrer ces fluctuations dans la demande. N'ayant plus de contrôle sur sa propre politique monétaire, un pays pourra être amené à ne pas se spécialiser autant qu'il le devrait dans les secteurs où il a un avantage comparatif. De là un usage moins robuste de ses avantages comparatifs et possibilité de commerce international réduit.

Pour les Européens, l'Europe est une zone monétaire optimale et les avantages de la monnaie unique sont plus grands que ses désavantages. Le discours public minimise les conséquences de la perte de l'instrument monétaire national pour atténuer les fluctuations dans le niveau d'activité économique. On estime que la convergence et l'harmonisation des politiques dans la communauté européenne, et l'importance de la discipline qu'une monnaie unique impose, vont rendre les manipulations monétaires impossibles. Plus question de manipuler le taux de change à la baisse pour corriger une situation critique de productivité en chute. En régime de taux de change flexibles, un pays dont la productivité croît plus lentement que celle de ses voisins peut laisser sa devise se déprécier et éviter ainsi de prendre des mesures politiquement courageuses mais économiquement hasardeuses, pour effectuer les radoubs nécessaires. C'est justement ce genre d'échappatoires que la monnaie unique veut éviter.

Pour Feldstein, abandonner un taux de change flexible et le contrôle de la politique monétaire est un coût prohibitif pour un pays. Car les taux de change flexibles et la manipulation de la masse monétaire permettent à un pays de réagir à un choc de l'extérieur (comme une chute temporaire de la demande pour les produits nationaux), par un mélange d'ajustement du taux de change nominal et des taux de chômage locaux. Une chute de la demande extérieure peut être atténuée par un ajustement tampon du taux de change. Ainsi, une demande réduite pour les produits français peut soit être absorbée entièrement par un accroissement du taux de chômage en France, soit être absorbée en partie par cet ajustement et en partie par une dépréciation du franc. Dans le cas d'une monnaie unique, tout l'ajustement doit se faire en terme de réduction d'emploi. Et pour Feldstein, c'est un coût trop élevé à payer pour la monnaie unique.

Finalement, il y a différence d'opinion quant à l'effet de la monnaie unique sur le niveau de vie des divers pays membres.

Les Européens croient que la discipline imposée par la monnaie unique va assurer la convergence des trajectoires de développement.

D'autres pensent que cette rigidité des taux de change va plutôt entraîner un accroissement des écarts de développement entre régions et des tensions accrues entre pays. En cas de stagnation ou de récession économique, plus possible d'utiliser la politique monétaire pour réduire les taux d'intérêt et relancer la demande, plus question non plus de générer des déficits budgétaires qui feraient le même travail. Résultat: obligation d'ajuster dramatiquement à la baisse les niveaux de revenus et d'emploi. Et comme la mobilité géographique est limitée par les barrières linguistiques en Europe (beaucoup plus qu'aux États-Unis), on doit envisager la possibilité d'effets cumulatifs et d'inégalités accrues entre pays.

Autant de désaccords qui expliquent pourquoi l'euro-phorie des premières semaines laisse filtrer derrière les célébrations une certaine euro-dysphorie qui reste présente en sourdine.


Impact sur le reste du monde

L'euro ne vient pas seulement répondre à des besoins locaux. C'est une devise qui va devenir au cours des prochaine semaines la seconde en importance des devises mondiales. Or il faut ici esquisser deux scénarios. Dans le premier, l'euro donne accès à une présence significative sur l'échiquier mondial et gruge la position du dollar comme grande monnaie dominante; dans le second, l'euro ne fait pas mieux que les monnaies européennes combinées et reste à la moitié de l'importance du dollar.

Dans le premier cas, il y aura déplacement massif des portefeuilles en dollars vers des portefeuilles en euros. Fred Bergsten de l'Institut d'économie internationale, parle déjà de 30 à 40% des actifs financiers dans le monde en euros et de quelque 40 à 50% en dollars. Voilà qui voudrait dire un transfert de ressources de l'ordre de $500 milliards à $1 billion vers l'euro. Résultat: augmentation de la demande d'euros, baisse de la demande de dollars, et chute de la valeur du dollar. Certains parlent d'une chute de la valeur du dollar américain de l'ordre de 40% par rapport à la valeur de l'euro telle qu'elle s'exprime dans ses premiers jours.

L'impact sur le Canada (dont la devise est liée à la devise américaine) pourrait être important. En effet, un dollar déserté ne pourrait que forcer les États-Unis à hausser leurs taux d'intérêts pour endiguer les flux d'émigration de capitaux. Cela entraînerait une hausse équipollente des taux d'intérêts au Canada, avec les conséquences dévastatrices qu'on peut facilement anticiper sur le niveau d'activité économique et d'emploi au Canada.

Dans l'autre cas, avec des déplacements plus modérés de ressources financières vers l'euro, l'impact à court terme sur le reste du monde pourra être assez limité. Mais les effets à plus long terme ne sont pas nécessairement roses. On connaît l'expérience du dollar et de la livre comme devises mondiales concurrentes et semi-dominantes, dans les années 1930. Il en est résulté une période de grande instabilité. Les tiers pays pourraient donc bien, comme ce fut le cas dans les années 30, subir des modifications dans la valeur de leurs taux de change.

De là les pressions pour qu'on mette en place dès maintenant des mécanismes de coordination internationale renforcés. Mais à ces tables internationales, qui parlera au nom de l'euro? À qui parle-t-on en Europe désormais en cas de crise transnationale? C'est le sens des questions qu'on se pose ces temps-ci à propos de l'architecture des institutions financières internationales.

L'euro va aussi déclencher une bouffée d'esprit concurrentiel en Europe. L'effet de transparence que va engendrer la monnaie unique devrait non seulement accroître la concurrence mais aussi entraîner une restructuration des relations des entreprises avec leurs fournisseurs, et même une restructuration interne des entreprises. Voilà qui va augmenter la productivité des entreprises européennes et accroître les pressions concurrentielles sur les entreprises des autres continents.

En fait, comme The Economist (5.12.98) le montre bien, l'arrivée de l'euro va avoir bien moins d'effets sur l'efficacité statique et l'allocation des ressources à court terme que sur la gouvernance, le dynamisme et l'efficacité schumpéterienne des entreprises et des États (c'est-à-dire sur leur capacité à innover et à apprendre).

La plupart des pays européens ont jugé que le jeu en valait la chandelle: qu'il fallait céder un peu de souveraineté pour être membre d'un club qui a le potentiel de rendre chacun plus performant. Mais il ne faudrait pas penser que les onze États-partenaires vont abandonner tout rôle dans la gouverne de l'Europe. Le groupe Euro-11 (les ministres des finances des onze pays de l'euro) va devenir une voix importante dans la gouvernance économique de l'Europe.


Mode d'emploi

Le mode d'emploi de l'euro pour les administrations, les entreprises, le grand public et les étrangers n'est pas clair. Dans la période de transition jusqu'en 2002, l'euro présente tout un défi: sauf pour quelques opérations techniques précises, le principe "ni interdiction/ni obligation" est en vigueur (les agents économiques peuvent donc utiliser à leur guise l'euro ou leurs monnaies nationales dans leurs contrats).

Mais ce n'est pas seulement pour la période de transition que le mode d'emploi de l'euro reste vague. En effet, l'euro continuera d'être une monnaie en émergence pendant une bonne dizaine d'années. Pour le moment, on peut disserter sur ses futuribles, mais rien n'est clair quand on spécule sur la nature des transformations dans le macro-contexte que l'apparition de l'euro pourrait entraîner.


Convergence et cohésion sociale?

Par exemple, on sait que pour assurer une certaine stabilité de la zone euro, certains critères de convergence des diverses économies ont été déterminés comme critères d'admission dans le club au cours des cinq années qui ont précédé la date fatidique du 1er janvier 1999: 1) avoir un taux d'inflation des prix à la consommation qui n'excède pas de plus de 1,5% (au cours de l'année qui précède l'examen d'entrée) le taux moyen des trois pays du club ayant la meilleure performance pour ce qui est de la stabilité des prix; 2) avoir un taux moyen d'intérêts sur les obligations d'État à dix ans qui ne dépasse pas de plus de 2% la moyenne des taux pour les trois pays qui ont eu la meilleure performance pour ce qui est de la stabilité des prix; 3) avoir respecté les marges de fluctuations permises par le mécanisme de change du Système monétaire européen pendant au moins les deux dernières années; 4) avoir eu une dette publique qui ne dépasse pas les 60% du PIB pendant au moins les cinq dernières années; 5) avoir un déficit public en 1997 qui ne dépasse pas les 3% du PIB.

Ces conditions strictes, en plus des restrictions imposées par la Communauté européenne après l'entrée dans le club - maintenir le déficit public au-dessous des 3% du PIB et maintenir pendant deux ans le taux de change de leur monnaie vis-à-vis l'euro à l'intérieur de la bande des plus ou moins 15% du taux de change de départ - ont été perçues par plusieurs comme enclenchant des règles du jeu qui ne peuvent mener qu'à une harmonisation rigoureuse des politiques fiscales et à une homogénéisation des politiques. Or tel n'est pas le cas. L'euro n'implique pas nécessairement l'homégénéisation des politiques économiques. Pas plus que l'existence d'une monnaie unique aux États-Unis ou au Canada n'a entraîné une homogénéisation des régimes fiscaux entre États ou provinces: il existe toute une gamme de différences de taxes entre les États américains et entre les provinces du Canada. C'est que l'incidence du fardeau fiscal peut être déplacée: moins la population est mobile, plus une compagnie surtaxée dans une région quelconque peut, par toutes sortes de menaces de départ, imposer des salaires plus bas à ses employés. Ce faisant, elle déplace le fardeau fiscal des actionnaires vers les travailleurs, sans que les régimes fiscaux différents déclenchent des exodes d'entreprises d'une région vers l'autre. Ce degré d'inertie existe dans le système européen et permettra à des régimes fiscaux relativement différents de coexister dans une même zone monétaire.

Donc, en fait, l'arme budgétaire (fiscalité et dépenses publiques) reste en place jusqu'à un certain point. Elle peut être utilisée si nécessaire, même quand le déficit est au-dessous des 3% du PIB ou si le pays en question a des réserves; elle peut être utilisée encore plus vigoureusement et engendrer un déficit qui dépasse les 3%, quand les circonstances sont exceptionnelles; et dans le cas de situations catastrophiques, un pays européen peut même compter sur une aide de la communauté européenne pour le faire.

On ne saurait dire assez haut et clair que la cohésion économique et sociale (et donc la réduction des écarts de développement entre pays) constitue l'un des trois piliers sur lesquels est assise la construction européenne - les deux autres étant le marché unique et l'union économique et monétaire. Dans l'Europe de l'an 2000, il existe non seulement des mécanismes d'aide conjoncturelle pour aider les pays en période de crise, mais des fonds structurels destinés à favoriser une sorte de péréquation du développement en aidant les régions et secteurs par des investissements d'infrastructure ou de reconversion.

Ces mécanismes ne veulent pas enrayer les ajustements naturels (flexibilité du travail, migration) et ne peuvent compter pour le moment que sur des ressources limitées aux fins de cette péréquation. Le budget communautaire est à peine plus de 1% du produit national brut des États membres. Mais il serait malvenu de prédire une aggravation automatique des disparités régionales à cause de la seule arrivée de l'euro.


Effet d'éviction? Effet d'imitation?

Quant à l'effet de retombée de l'euro hors l'Europe, rien n'est clair non plus. Si l'euro réussit à s'imposer comme monnaie mondiale, on peut s'attendre à un certain nombre de réactions qui vont tendre à renforcer la position économique de l'Europe et à accroître sa compétitivité. Et si la stratégie européenne est rentable, on va aussitôt vouloir l'imiter.

Ainsi, un certain nombre de pays vont choisir de facturer leurs ventes en euros, ce qui pour le Canada par exemple pourrait vouloir dire que 20% de ses importations et 10% de ses exportations pourraient être facturées en euros dans le moyen terme. Or comme le dollar canadien est condamné à être plus volatile vis-à-vis l'euro que vis-à-vis le dollar américain, le fait de voir une forte portion de ses échanges avec l'étranger facturée en euros sera un handicap. De même, l'élimination de certains coûts de transaction entre pays européens ne peut faire autrement que de stimuler le commerce intra-européen. Voilà qui ne peut se faire qu'au détriment du commerce des pays européens avec le reste du monde. Enfin, selon l'importance du nouveau dynamisme engendré en Europe, les investisseurs tant de la communauté européenne que de l'extérieur seront attirés par ces nouveaux foyers d'innovation et de croissance économique en Europe, réduisant d'autant les flux d'investissements vers les autres zones. Ceci ne peut que donner envie aux pays des autres zones du monde d'imiter l'Europe. Déjà, on débat des avantages pour le Canada à fixer son taux de change avec le dollar américain, dans un premier effort pour créer une union monétaire nord-américaine.

La naissance de l'euro est un événement économique et politique important. La raison pour laquelle on célèbre cet événement avec pompes et une certaine euro-phorie, c'est que c'est un événement encore plus rare que le passage de la comète de Halley. La saveur mélodramatique et le petit côté magique de l'événement sont d'autant plus importants que la création d'une monnaie nous entraîne dans le monde de l'immatériel, des symboles, de la confiance, des conséquences imprévues et des effets pervers. En effet, la monnaie est un phénomène social complexe dont on comprend encore fort mal les rouages et qui a l'heur de nous surprendre à tous les tournants.

L'euro a été une idée qui a eu des effets mixtes - positifs et tonifiants comme projet mobilisateur mais aussi porteurs de conflits importants entre les pays; il est maintenant le chantier de construction d'une institution mondiale qui veut révolutionner nos manières de commercer, mais dont les retombées sont encore mal connues; il deviendra avec le temps une institution de référence dont il est impossible pour le moment de prédire l'importance définitive dans un monde où la monnaie électronique est en train de remplacer les monnaies conventionnelles, fussent-elles à vocation mondiale.

Tout ce qui est certain pour le moment c'est que rien ne l'est. Voilà pourquoi euphorie et dysphorie font si bon ménage dans la grande cacophonie qui entoure la naissance de l'euro.

La naissance de l'euro a une résonance particulièrement troublante au Québec. Elle ne peut qu'interpeller les Québécois, plus particulièrement ceux qui songent à créer une monnaie locale sonnante et trébuchante. Elle permet pour la première fois en 25 ans un débat animé mais serein, par euro interposé, sur la question centrale: est-ce que le Québec constitue une zone monétaire optimale dans un monde où les frontières croulent et le commerce se mondialise?»


Bibliographie

P. Auverny-Bennetot, L'euro, Paris, Armand Colin, 1998.
Y.T. de Silguy, L'Euro, Paris, Le Livre de poche, 1998.
M. Feldstein, «The Case against EMU», The Economist, 13 juin 1992.
G. Paquet, «Monnaie et gouvernance», L'Agora, vol 6, no 1, novembre-décembre 1998.
The Economist, Euro Brief - 8 articles entre le 17 octobre et le 5 décembre 1998.

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