Carrache Annibale
«Peintre italien, le plus justement célèbre de la famille des Carrache, né à Bologne en 1560, mort à Rome en 1609. Il avait débuté par apprendre le métier de son père, tailleur à Bologne, mais son cousin, Lodovico, frappé de ses dispositions pour la peinture, le prit à son école et lui fournit les moyens de compléter son éducation par les voyages et la fréquentation des maîtres. À Parme, il étudie le Corrège; à Venise, il se lie avec le Tintoret et Paul Véronèse. Quand il est de retour à Bologne, l'élève a de beaucoup dépassé le maître qui, sans jalousie, admire le talent de son cousin et l'associe, ainsi que le frère de celui-ci, Agostino, à ses travaux de l'Académie. Tous trois travaillent activement, Annibal plus encore que les deux autres, car de toute part on lui demande de ses oeuvres. Lorsque le cardinal Odoardo Farnèse le fait appeler à Rome et qu'il part avec Agostino pour exécuter la décoration de son palais, c'est lui qui se charge de la partie importante du travail, car son frère, humilié de la supériorité de son cadet, avait rejeté ses pinceaux pour s'adonner à la gravure. Pendant huit ans, Annibal travailla sans relâche au palais Farnèse et la décoration qu'il fit dans la grande galerie mesurant 20 m de long sur 5 de large reste son chef-d'oeuvre. Poussin déclarait que c'est une des merveilles de l'art. Au centre du plafond, peint entièrement à la fresque, Annibal a représenté le Triomphe de Bacchus et d'Ariane, tous deux montés sur des chars marchant de front et traînés par des tigres et des boucs blancs. Autour sont des faunes, des satyres, des bacchantes qui leur font cortège. Le reste du plafond est rempli par dix autres panneaux et une quantité de médaillons ou pendentifs, figurant tous des scènes empruntées à la mythologie, qui sont symétriquement divisés par des ornements d'architecture imitant des stucs. Ici, c'est le dieu Pan offrant à Diane la laine de ses chèvres; là, c'est Mercure offrant à Pâris la pomme d'or; plus loin, c'est Galatée, entourée de nymphes, d'amours et de tritons, qui parcourt la mer sur un monstre marin ; ailleurs, sur la muraille faisant face aux fenêtres, on voit Jupiter recevant Junon dans son lit nuptial, puis Diane caressant Endymion, Hercule et lole, Anchise et Vénus, etc. Aux deux extrémités de la galerie, Annibal Carrache a représenté, en vastes compositions: Andromède attachée au rocher et sauvée par Persée et Persée montrant à Phrynée la tête de Méduse. Toutes ces peintures, d'une coloration harmonieuse et riche, sont groupées sans confusion et avec beaucoup d'ingéniosité. L'effet en est très grand.
Pour récompense d'un si colossal travail, le cardinal Farnèse, sur les insinuations perfides d'un méchant courtisan, Don Juan de Castro, ne donna à Annibal que la modique somme de 500 écus. Le peintre était certes désintéressé, mais une telle injustice l'atteignit cruellement et il revint de Rome profondément découragé. Un voyage qu'il fit à Naples ne réussit pas à dissiper sa mélancolie, et il retourna à Rome pour y mourir à l'âge de quarante-neuf ans. En expirant, il exprima le vœu, qui fut exaucé, d'être enterré auprès de Raphaël.
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Dans la plupart de ces oeuvres, pour lesquelles une chronologie est difficile à établir, Annibal Carrache se montre peintre habile. consciencieux, respectueux de la nature, éclectique et systématique. Comparé aux Vasari, aux Sabbatini, aux Passerotti, disciples dégénérés des grands maîtres, il est savant et sobre. Chef d'école et réformateur, ennemi des exagérations, des musculatures outrées et des raccourcis extraordinaires qu'on aimait de son temps, il n'en reste pas moins enfermé dans les formules. Ses tableaux religieux ne sont que l'expression de la piété sentimentale et maniérée de ses contemporains. Ses Vierges, aux grâces languissantes, ses belles saintes aux mains potelées et vêtues de robes d'une coloration adoucie allant du violet pâle au rouge rayé de clair-obscur, dont les plis se déroulent avec une douceur caressante et ambiguë ; ses saints Jean et ses Madeleine, tout cela ressemble à une cour d'amour dont les personnages s'épanchent avec une complaisance attendrie non exempte de fadeur. C'est une religion pleine de mignardise, raffinée, mélangée, nuancée, composée de plaisir et d'ascétisme, incertaine entre le théâtre et l'église, entre le prie-Dieu et l'alcôve, traduite dans une peinture, qui, selon l'expression de M. Taine, "correspond aux doucereuses beautés de la poésie qui règne, du sigisbéisme qui commence et de l'opéra qui va se fonder".»
VICTOR CHAMPIER, article «les Carracci» de La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Paris, Société anonyme de «La grande encyclopédie», [191-?]. Tome neuvième, p. 527-529