Rubens et Delacroix

Antoine Orliac
Delacroix me fait davantage aimer Rubens. J'étais parfois un peu éloigné de la sensualité épaisse du Flamand, de son étalage de chairs, de sa molle bestialité. Je ne retenais que les dons éclatants qui révèlent le peintre né.

Rubens a l'abondance du génie qui distribue à profusion. Même dans celle de ses allégories la plus conventionnelle; il retient toujours par une composition originale, un brio dans l'exécution, une splendeur du coloris, une concentration de l'intérêt, une ampleur de mouvement, une impulsion de force secrète, une plénitude d'action auprès desquelles semblent froides et hors du temps les sublimes imageries des Italiens.

De même qu'on retrouve Titien et Véronèse à travers Rubens, on retrouve Rubens et sa magie de couleur dans l'effet romantique de Delacroix. Mais le peintre français a dilué le sang lourd de ce Flamand trop matériel. Il aime toutefois son luxe et son opulence. Tout en se gardant de tomber dans l'excès du maître d'Anvers, dont les chairs claires paraissent fantomatiques sur l'obscurité des fonds, à son tour, Delacroix modèlera vivement en clair dans la demi-teinte, en plaquant par places des tons chauds. Il massera l'ébauche comme un sculpteur masse sa terre, de manière à lui faire rendre la proportion, la perspective, la couleur.

De Rubens, Delacroix retiendra ces zigzags de foudre repris à Véronèse et accentués par une touche plus nourrie, ces raccourcis expressifs détachés sur la gamme dégradée des lointains, ces rouges brunis que Van Dyck empruntera à son maître, cette acidité des verts et des bleus opportunément avivée par le jeu des complémentaires.

C'est encore de Rubens qu'il prendra sa plus savante leçon de paysage, en un incomparable travail de gris d'argent, d'ocres jaunes et de bleus.

Chez Rembrandt, démiurge sans esprit de l'ombre et de la lumière, il trouvera les éclairages particuliers qui projettent le motif principal au centre de la toile, la chaude densité de la chair baignée de lueur caressante dans l'irréalité des bitumes, l'enveloppement de cette chaleur dorée plus irradiante encore que chez les Vénitiens et, dans le sombre éclat, l'attirance du mystère.

De ces féconds initiateurs, il apprendra l'enlèvement du thème sur une orchestration sourde, de même qu'il a appris du Titien, orageux comme lui, le secret de ces architectures de nuages qui passeront dans sa tempête romantique.

Poète du mouvement servi par sa science des volumes, poète d'activités lumineuses, poète de l'ombre et cette âme ardente, qui se débat dans sa prison humaine! Écoutez la magnificence du chant passionné!

L'impressionnisme de Tintoret, de Rubens, de Rembrandt va passer dans une hachure vibrante dont la valeur active sera soutenue par des accords de sombre émail.

Que pourra contre un tel dynamisme la recherche anémiée des Ingristes, reprenant pour leur propre compte la pauvreté d'exécution des primitifs et découpant des silhouettes de peinture lisse dans l'inexorabilité de la ligne!

Une touche rapide, grasse, rendue brillante par l'incorporation de vernis, va pétrir les volumes, animer les plages obscures, délivrer des frissons de lumière sur les arêtes des plans.

Avec, dans une main experte, un pinceau aussi libéré, quoi d'étonnant si Delacroix, cependant épris de sobriété et de mesure, cède parfois à l'ivresse lyrique, au chant de sirène de la couleur et, impatient, dominé par sa passion de vie, bouscule parfois un peu l'ordre convenu du drame comme un barbare renverserait la table du festin.

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