Philosophie du désert: une école en quête d'étendue
Il y a plus de trente ans, Gabriel Marcel décrivait, avec une remarquable perspicacité, les symptômes d'une maladie de l'intelligence qui a fait, depuis lors, beaucoup de ravages. Il écrivait: «Dès le moment où nous accordons arbitrairement la prééminence à une certaine catégorie isolée de toutes les autres, nous sommes victimes de l'esprit d'abstraction» 1.
Le monde de l'éducation n'a pas échappé à cette réduction du réel et le fameux mot d'ordre américain «Back to basics» ressemble étrangement à cette affiche apposée à l'entrée de la salle des «philosophes» du vieux Sainte-Marie que j'ai fréquenté et sur laquelle on lisait cette définition de la philosophie: «Scientia rerum per causas ultimas naturali lumine rationis comparata». Ce «Back to basics», sorte de brutale prise de conscience de l'égarement de deux décennies de démarches pédagogiques est, fondamentalement, une démarche philosophique, instinctive peut-être mais non moins fondée sur une volonté de retour à l'essentiel: «per causas ultimas».
C'est, aussi, le constat d'échec de ce qu'il est convenu d'appeler le paradigme cartésien ou, plutôt, de l'échec de son usage exclusif. Un nouveau paradigme est apparu; le paradigme systémique, qui «privilégie l'identification d'un plus grand nombre de variables influençant un phénomène éducatif et se centre sur l'étude de la dynamique qu'elles entretiennent entre elles. Il en résulte une compréhension plus globale des phénomènes, considérés comme des ensembles d'influences diverses tendant vers un équilibre dynamique» 2.
Voilà enfin réhabilitée la complexité du réel!
Le mot «éducation» reprend, petit à petit, son sens, celui dont l'étymologie retrace l'origine, si belle, si plein de sens. «Terra educat» disaient les Anciens: la terre produit, la terre nourrit... Tel est donc, enfin retrouvé, le sens premier de l'éducation.
Il aura fallu que l'écologie nous oblige à revoir nos approches rationnelles et stérilisantes pour que l'éducation retrouve sa vocation première. Et c'est un philosophe, mon ami Jacques Dufresne, qui a posé la question fondamentale: la grille ou le jardin? «Deux modèles s'offrent présentement à nous» écrivait-il, «pour penser toutes choses et nous-mêmes. L'un est issu de l'informatique, et, d'une manière plus générale, du progrès de la connaissance scientifique depuis trois siècles: nous l'appellerons la grille. L'autre est issu d'une science nouvelle, l'écologie, mais il nous renvoie aux expériences primordiales de l'humanité. Nous le désignerons par le mot jardin» 3. La lecture de ce texte m'a profondément ému.
Douze ans auparavant, dans ce désert qu'était devenue l'éducation au Québec, j'avais rédigé, pour la Revue de l'Association canadienne d'éducation de langue française un article intitulé: «Pour une écologie pédagogique» dans lequel j'avais osé écrire: «Au risque de scandaliser le milieu, j'affirmerai que l'urgence est à l'écologie pédagogique et non à l'individualisation de l'enseignement. Il faut absolument tarir le déversement dans l'école de tous les individualismes qui l'asphyxient. La pédagogie, si elle veut mériter de vivre, doit apprendre à étudier le milieu qu'est l'école dans une optique écologique» 4.
Jacques Dufresne concluait son article en ces termes: «La question posée n'est plus: comment battre l'homme aux échecs ou au travail à la chaîne, mais: comment vivre pour que les nourritures, physiques ou intellectuelles, puissent féconder l'humus intérieur et être fécondées par lui, de telle sorte qu'il puisse en rejaillir des œuvres allant d'un concerto de Bach à un sourire compatissant?».
Votre colloque a posé les mêmes questions fondamentales et le pédagogue que je suis se sent tout à fait à l'aise parmi des philosophes «qui se sont reconnu la tâche de reconduire le regard vers la totalité, le tout concret, lieu de vérité et lieu inéluctable de décision», tâche que le texte de présentation de votre programme définit comme «plus cruciale que jamais».
I — La désertification
Le choix de «la grille» a transformé le monde de l'éducation en désert.
En cette année internationale de la jeunesse, c'est toujours avec un frisson d'horreur que j'évoque les tragiques statistiques qui nous apprennent que le suicide est devenu, chez les jeunes Québécois, la deuxième cause de décès et ce sans compter toutes les tragédies routières qui ne sont, souvent, que des suicides plus ou moins inconscients.
Pourquoi tant de jeunes tiennent-ils si peu à la vie? Ou, pis encore, la vie les a-t-elle à ce point écrasés ou ignorés qu'ils n'en voient même plus l'utilité?
A ces questions complexes, il n'y a pas, bien sûr, de réponses simples. Mais, fidèle au choix que j'ai fait du «jardin» comme «modèle pour penser toutes choses et nous-mêmes», je crois, avec Jacques Barzun, que la culture menacée, «c'est celle qui est dérivée de la première grande expérience nourricière de l'homme: l'agriculture. Elle évoque une créature dont la substance a été retournée, labourée, ensemencée avec de bonne graines, d'une manière telle que les possibilités de l'être humain et de ce qui a été implanté en lui puissent être réalisées de façon visible et utile» 5.
Je vous ferai donc grâce des quelque cent cinquante objectifs qui, à la forme infinitive, prétendent rendre compte de l'essentiel de l'enseignement du français au secondaire. Je vous ferai grâce, aussi, du vocabulaire ampoulé qui orne maintenant nos guides pédagogiques pour lesquels les genres littéraires sont devenus des «discours littéraires», et la rédaction... un «discours écrit!»
Il y a, dans ce phénomène, beaucoup plus qu'une mode: il s'agit vraiment de manifestations évidentes du modèle «grille» dont le célèbre «apprendre à apprendre» a fait la fortune, comme si, en apprenant des choses on n'apprenait pas... à apprendre.
Neil Postman a, il y a quelques années, secoué le monde de l'éducation en répondant à la question toute simple: «Les maîtres peuvent-ils enseigner quelque chose à des élèves qui ne les écoutent pas?», que «la salle de classe est un lieu privilégié, qui doit échapper à l'influence des médias et non les concurrencer, où l'activité intellectuelle est à l'honneur, où les idées s'expriment dans un langage raffiné, les relations humaines sont civilisées et les symboles sociaux respectés» 6.
Bref, un sol de qualité!
Puisque nous avons retenu le modèle «jardin», nous réfléchirons sur l'importance de la qualité du sol, du climat et de la semence et sur l'apport essentiel de la culture.
II — Un sol durci
Beaucoup de nos jeunes ont l'âme «dure». C'est la constatation désolante que font beaucoup d'éducateurs qui s'entendent dire, par leurs élèves: «on ne veut rien savoir!». Pourquoi cette attitude de refus, ce manque d'accueil, cette fermeture au monde de l'esprit, du cœur, de l'âme? Pourquoi cette «dureté» précoce, cette fermeture au monde?
Il existe, pour certaines colles, pour certains ciments et certains mortiers, une «période de malléabilité» période que l'on peut réduire au moyen de substances appelées «durcisseurs». Quels sont donc «les durcisseurs» qui ont, prématurément, endurci le cœur, l'esprit, l'âme de nos enfants? Quels sont les durcisseurs qui ont rendu le sol si pénible à cultiver?
En premier lieu la mollesse de l'éducation des tout jeunes enfants, cette lâcheté qui se dissimule sous l'étiquette de «permissivité» et qui durcit si vite les cœurs en tuant la «docilité» qui est, selon l'étymologie, «la disposition à se laisser enseigner».
Vient ensuite «L'ÉCOLE», une abstraction «pluraliste» qui esquive les valeurs pour éviter conflits et affrontements: incapable pour cela même de se donner des finalités, elle a choisi de se farcir «d'objectifs» qu'elle change selon les modes et au même rythme fou.
«L'École» des bureaucrates prouve bien l'à-propos de l'affirmation de Gabriel Marcel: «la bureaucratie c'est le mal, et c'est un mal par essence métaphysique;» 7. La prise en charge des écoles par les bureaucrates, avec leur mentalité impérialiste, «a fait perdre pied aux pédagogues de première ligne (...) embarqués, à leurs corps défendant, dans des aventures sans issue» 8.
Pourtant les besoins fondamentaux ne changent pas. A preuve cette «révélation» américaine du «National Center for Education Statistics» qui fait état d'une étude faite entre 1980 et 1982 auprès de 58,000 élèves du niveau secondaire qui prouve qu'aux États-Unis les élèves dont les parents suivent le rendement scolaire ont tendance à obtenir ... les meilleures notes! Et je cite: «La très grande majorité des élèves qui ont obtenu des notes A (88%) sont également ceux qui avaient la meilleure supervision de la part de leurs parents».
Un durcisseur, aussi, que cette philosophie de la vulgarité qui a fait et fait encore tant de dégâts. Vulgarité qui se manifeste dans le mépris des rituels les plus simples et les plus beaux: ceux de la politesse, ceux des repas, ceux qui sont essentiels au respect mutuel et à la création d'un cadre de vie respectueux des valeurs humanistes. Le silence n'existe plus: pourtant, «l'universalité se situe dans la dimension de la profondeur et non dans l'extension» 9. J'écrivais, il y a quelque quinze ans: «C'est au fond de lui-même, dans la solitude de son intimité que l'homme entre vraiment en contact avec l'essentiel et seuls les êtres qui se sont abreuvés à cette source peuvent vraiment communiquer c'est-à-dire partager la joie d'être, de vivre» 10. On n'a jamais tant parlé dans les écoles mais jamais, non plus, n'a-t-on si peu «communiqué». La vulgarité, a écrit Gustave Thibon, c'est «la cécité à l'invisible».
III — La culture
Le climat, la semence, la culture ...
Ces quelques «durcisseurs» et tant d'autres ont privé l'âme de nos enfants de cet «espace intérieur» dont parlait André Maurois, espace intérieur qui permet de réfléchir, de penser, de naître à soi-même, d'être.
Mais comment amender ce sol? Comment respecter chez nos enfants ce que Jean Rostand appelait si bellement «la mystérieuse et respectable matière d'un citoyen de tout l'avenir»? Rostand nous livre le secret en quelques mots: «Ayons le respect de ce recommencement, de ce renouveau. Veillons, en l'informant, à ne point le déformer, en le munissant, à ne pas l'alourdir, ce «voyageur sans bagages» 11...!
Pour ce faire, il nous faudra faire prendre conscience aux jeunes, des longs cheminements des idées, des inventions, des institutions. Ils doivent apprendre la patience alors que tout ce qui les entoure les invite à l'impatience (facilité, superficialité, spontanéité ...) et cultive la pensée magique.
Nous avons choisi, à Louis-Riel, un moyen sûr: une pratique pédagogique humaniste. Une pratique pédagogique d'enracinement qui accorde une grande importance aux multiples petites racines qui soutiennent l'éducation et la nourrissent: petites racines fragiles, au premier coup d'œil insignifiantes même, quand on les considère une à une mais dont l'ensemble, dont le réseau inextricable assure à la fois la solidité et la vie des plus grands arbres: l'ordre, la propreté, la tenue, la ponctualité, la politesse, la déférence, la «distance» à conserver, l'orthographe dont il y aurait tant à dire!
Une pratique pédagogique qui accorde, aussi, une grande importance aux grandes racines profondes en mettant les jeunes en contact avec les grands esprits et les grandes œuvres: littérature, poésie, science, vie spirituelle, technologie, arts.
La richesse d'une telle semence! La qualité d'un tel climat!
Délaisser la pratique de l'actualité, la futilité des opinions pour mettre les jeunes en contact avec les grandes œuvres qui ont, selon le mot de Thibon, une inépuisable «puissance germinative» parce que, expliquait-il, «Seul défie l'usure des siècles le dialogue intérieur entre l'homme et sa source» 12.
Nous voilà aux antipodes de la «pédagogie du nombril», qu'une étudiante définissait ainsi: «tu me regardes — je — te regarde — et — on — se — raconte — notre — vécu!».
Une école humaniste est une école dont les éducateurs se reconnaissent le droit et le devoir de guider leurs élèves et de leur apprendre des choses; une école qui attache une grande importance à chaque personne et s'efforce de lui faire prendre conscience de toutes ses ressources, même et surtout, comme le souhaitait Malraux, de la grandeur qu'elle ignore en elle; une école qui attache de l'importance à des valeurs bien identifiées, vécues et affirmées par les maîtres; une école, enfin, qui préférant les finalités aux objectifs, veut mettre ses élèves en contact avec les choses de l'esprit et les grands esprits pour les enraciner dans l'humanité à laquelle ils appartiennent et leur donner accès au trésor commun de l'humanité. En cela, l'humanisme se distingue du béhaviorisme de façon essentielle: il s'adresse à l'essence même de l'homme et non à son comportement. Il croit en la capacité de l'homme à se transformer lui-même s'il plonge ses racines dans un sol riche qui nourrit son esprit, son cœur et son âme. «L'homme cultivé, dans cette perspective» écrit Jacques Dufresne, «c'est celui qui est fils de l'Homme avant d'être fils de son époque, celui qui, ayant jeté l'ancre dans les eaux les plus claires et les plus profondes de l'histoire peut résister aux courants d'idées qui se succèdent et s'entrechoquent à la surface du temps» 13.
IV — Philosophie du désert
Le titre de cette conférence m'est venu à la lecture du livre de Jean Steinman: «Saint Jean-Baptiste et la spiritualité du désert». On y lit que «l'ascétisme du désert suppose une discipline. La vie y est rude. La solitude absolue y signifierait la mort. La lutte spirituelle suppose une économie de forces» et, plus loin, «Quoique indirectement, le désert a continué d'exercer cette influence simplifiante, unissante et purifiante sur le Christianisme primitif (...) » 14. Des signes, timides encore, portent à croire que ce désert qu'a été, depuis vingt ans, l'éducation, exercera peut-être, lui aussi, sur notre pédagogie «une influence simplifiante, unissante et purifiante». Dans ce désert, comme dans celui de Jean-Baptiste, «la vie est rude» et «la lutte spirituelle suppose une économie de forces». Peut-être n'aurons-nous plus les moyens de continuer à «bureaucratiser» l'éducation comme nous l'avons fait depuis vingt ans. L'immense solitude de tant de jeunes, leur détresse, souvent tragique, nous obligera peut-être à «une économie de forces».
La philosophie, comme le désert, simplifie et ramène à l'essentiel. Comme lui, elle donne le goût de «l'étendue» laissant ainsi, à l'homme, de «l'espace» pour son accomplissement. Elle est la conscience de l'humanisme et la garante de l'ouverture de l'avenir si elle défend les «possibles» contre les idéologies qui les détruisent parce qu'elles mêlent au présent une caricature d'éternité. La philosophie empêche le durcissement des âmes et des sociétés et conserve, au cœur de l'homme le goût de l'étendue c'est-à-dire de la sagesse.
Vous rappeliez, dans votre texte liminaire, «(qu') Est en jeu ce qui, en l'homme, passe infiniment l'homme, selon le mot de Pascal». Gabriel Marcel a écrit: «les êtres ne peuvent être effectivement reliés les uns aux autres que parce que dans l'autre dimension ils sont reliés à quelque chose qui les dépasse et qui les comprend en soi» 15.
En cela, la vision du poète rejoint bien la préoccupation du philosophe: «un mousse inquiet songe ... alors qu'au bastingage la mer mêle à son âme une étrange étendue» 16.
Pour que tous les jeunes puissent sentir cette «étrange étendue» les envahir, il faut proclamer l'urgence de la philosophie. L'âme humaine étouffe: la philosophie doit indiquer aux hommes les chemins de la transcendance. Ainsi prendront un sens «leur besoin de justice, de liberté, d'amour, ces racines du ciel si profondément enfoncées dans leur poitrine» 17.
Notes
1. Gabriel Marcel, Les Hommes contre l'humain, La Colombe, Éditions du Vieux Colombier (Paris, 1951) p. 116.
2. Gabriel Goyette, Jean Villeneuve, Intégration de la recherche à la pratique éducative, (document de travail), UQAM, 1983.
3. Jacques Dufresne, Plus (La Presse) samedi 20 octobre 1984.
4. Émile Robichaud, Pour une écologie pédagogique, Revue de l'Association canadienne d'éducation de langue française — Volume 2, no 3, octobre 1973.
5. Jacques Barzun, Scholarship versus Culture, Atlantic Monthly, novembre 1984.
6. Neil Postman, Teaching as a Conserving Activity
7. Gabriel Marcel, op. cit., p. 149.
8. Association des directeurs d'école de Montréal, Des écoles au service des publics, (Montréal — 1980).
9. Gabriel Marcel, op. cit. p. 202.
10. Émile Robichaud, Ce pour quoi il faut contester, Éditions Beauchemin (Montréal, 1970) p. 20.
11. Jean Rostand, Pensées d'un biologiste, Éd. Stock (1954) p. 40.
12. Gustave Thibon, L'ignorance étoilée, Éditions du Boréal — Express (Montréal, 1984) p. 119.
13. Jacques Dufresne, la revue Critère, février 1970.
14. Jean Steinman, Saint Jean-Baptiste et la spiritualité du désert, collection «Maîtres spirituels» — Éditions du Seuil (1955) p. 171.
15. Gabriel Marcel, op. cit., p. 196.
16. Félix-Antoine Savard, Le Bouscueil, Fides (Montréal, 1972), p. 54.
17. Romain Gary, Les racines du ciel, Éditions Gallimard — Folio (1962), p. 228
(Conférence prononcée lors du Colloque du cinquantième anniversaire de la Faculté de Philosophie de l'Université Laval).