Importance de la contemplation

Gaétan Daoust
Extrait d'une conférence de Gaétan Daoust, où l'idéal de solitude et de renoncement qui était celui de la vie monastique, de l'Antiquité au Moyen Âge, est présenté comme un modèle de la recherche d'une identité personnelle.
« ll importe ici d'évoquer rapidement une doctrine d'origine grecque qui a exercé une influence très importante, celle de la contemplation. Pendant près de deux millénaires, depuis l'Antiquité classique jusqu'à la fin du Moyen Âge, la conscience occidentale s'est progressivement imprégnée de la conviction que, de toutes les activités de l'homme, la contemplation était la plus importante. Plus que le travail qui transforme le monde extérieur, et que l'action qui transforme l'homme et la société, la contemplation était considérée comme l'activité propre à l'homme. Elle constituait l'exercice par excellence de son esprit, qui le définit comme être humain, l'activité noble entre toutes parce qu'elle lui permet d'accéder à la fin même à laquelle il est naturellement ordonné, la connaissance de l'être et l'amour du bien. Chez les Grecs, cette activité puis ce repos de la contemplation se pratiquaient dans la vie philosophique, inaugurée par une véritable conversion, c'est-à-dire par un retournement de la pensée et des amours, qui s'arrachent à l'univers des apparences et des biens périssables, pour vouer toute la lumière de l'esprit et les désirs les plus intenses à la recherche de l'être véritable et du bien qui demeure. D'Héraclite à Spinoza ou à Nietzsche, l'histoire de la pensée a retenu plusieurs exemples de cette conversion philosophique, surtout aux périodes de troubles, où l'âme individuelle, déçue de l'état de la société, de ses intérêts et de ses projets, se tourne vers elle-même et entreprend de chercher dans la vie intérieure une raison d'être. C'est par une conversion philosophique de cet ordre que, à la fin du IVe siècle, Augustin se laissera séduire, avant de consommer sa conversion au christianisme. Il a décrit dans ses premiers Dialogues l'extraordinaire enthousiasme qu'avait soulevé en lui la soudaine découverte de cet idéal de vie selon l'esprit. Un peu plus tard, Boèce, témoin de la décomposition de l'Empire romain et des valeurs qui avaient défini l'homme antique, attendant lui-même la mort, se consolera des malheurs du temps en écrivant, au fond de sa prison, son ouvrage sur La consolation de la philosophie.

Cet idéal de vie solitaire, de silence et de contemplation continua d'inspirer la pensée et le désir des hommes et des femmes du Moyen Âge. La forme en demeurait substantiellement la même, mais le contenu en avait changé. Le souverain bien des philosophes était devenu le Dieu chrétien, le chemin de la raison philosophique avait fait place à la foi et à l'imitation de Jésus-Christ. Ceux que séduisait particulièrement cet idéal entraient dans les ordres monastiques. Pour paraphraser Sigmund Freud, on y entrait aussi par peur du monde, comme on entre aujourd'hui en névrose. Les abbayes et monastères se multipliaient à travers tous les pays d'Europe. Ceux, par ailleurs, qui ne voulaient pas renoncer au monde pour cette vie de silence, n'en subissaient pas moins l'influence de cet idéal et s'ils ne se privaient pas de critiquer certains moines, c'était au nom même de l'idéal de vie que ceux-ci s'étaient engagés à poursuivre et dont on estimait que certains se montraient indignes, par leur vie dissolue. La vie monastique elle-même, identifiée à la poursuite de la vie parfaite, demeura pendant de longs siècles à l'abri des critiques des croyants. Ce n'est que dans la seconde moitié du XIIIe siècle que l'on commence à critiquer sérieusement les ordres monastiques, en raison notamment de leur prolifération et pour d'autres causes1. Le célèbre Roman de la Rose en est le principal témoin.

Ainsi, pendant plusieurs siècles, des hommes et des femmes à qui leur culture religieuse d'origine judaïque avait enjoint de dominer et soumettre le monde, se consacrèrent, sous l'influence de la pensée philosophique grecque, à contempler le monde et à y chercher les vestigia dei, la trace des pas de Dieu dans la nature. »


Note

1. On peut lire notamment sur cette question et, en général sur l'homme et la société du Moyen Âge à son déclin l'ouvrage remarquable, souvent réédité et toujours actuel de J. HUIZINGA, L'Automne du Moyen Âge, 1ère éd. 1919.

Autres articles associés à ce dossier

Le contemplatif

Victor Hugo


La beauté des femmes

Victor Hugo

Chez Hugo, parfois, un idéalisme presque désincaré, et pourtant authentique.

À lire également du même auteur

Entre la mort de Dieu et le triomphe de la science: un homme en quête d'identité
Dans cette conférence, prononcée devant une assemblée de psychologues, Gaétan Daoust nous rappelle qu'il n'est pas de connaissance de soi indépendante de la vision que l'on a eue de Dieu et du monde dans la culture à laquelle on appartient. La

Le temps linéaire
Voici le temps linéaire tel que les Occidentaux l'ont conçu. Ceertains auteurs l'appellent aussi le temps fléché.Extrait d'une conférence, disponible sur ce site,  intitulée « Entre la mort de Dieu et le triomphe de la science: l'homme en quÃ

La mort de Dieu
Extrait d'une conférence intitulée « Entre la mort de Dieu et le triomphe de la science: l'homme en quête d'identité ».

La liberté à la Renaissance
Peut-être est-ce dans le texte de Pic de la Mirandole commenté ici que se trouve le principal caractère distinctif de la Renaissance. Le nouvel homme est le fils de ses oeuvres, plutôt que d'être défini par sa lignée; hijo de sus obras, dira C

Dieu et soi
L'occidental qui veut se connaître lui-même a intérêt à se rappeler que le Dieu d'Augustin n'était pas seulement la raison ultime du monde qui nous entoure, qu'il était la source même de la subjectivité. « L'homme occidental actuel, si é




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?