Contemplation
«C'était un petit village perdu dans la montagne, perdu au pied d'un immense rocher qui le dominait de sa masse granitique et dans lequel avait été sculptée par la nature une gigantesque figure humaine. Cette figure régnait sur toute la contrée non seulement par ses dimensions exceptionnelles mais par ses traits grandioses empreints de noblesse et de bonté.
Au-dessous d'elle l'imperceptible amas de maisons s'accrochait comme une grappe de champignons vieillis ; mais voici ce que sous ces toitures humaines on se plaisait à dire : on disait qu'un jour un homme viendrait d'une bonté merveilleuse et ressemblant trait pour trait à l'homme de la montagne, pour exercer sa vertu et répandre dans le hameau d'inoubliables bienfaits.
Or parmi tous les enfants du hameau, il en était un sur qui l'antique tradition exerçait une séduction étrange. Cette histoire transmise de père en fils s'était gravée dans sa mémoire ; il en avait conçu dans son cœur une émotion si vive qu'il ne cessait d'y réfléchir ; et de jour en jour il levait irrésistiblement son regard vers la royale figure qui dominait le mont. Le matin, le soir, avant et après son travail, à chaque instant, s'arrêtant même au milieu de ses jeux, il fixait les yeux sur l'homme de la montagne et plus il le regardait et plus il l'aimait, et plus il l'aimait et plus il lui ressemblait.»
Ce conte a le mérite de réunir dans une même métaphore, le visage dans la montagne, les formes les plus humbles et les plus hautes de la contemplation. Parmi les formes humbles, qui enferment déjà un peu d’amour et de désir de ressemblance, il y a l’admiration de l’enfant pour ses parents, pour des héros, pour les merveilles de la nature; dans les formes hautes s’ajoutent la conviction que la perfection est au-dessus de nous et que la seule façon de nous en rapprocher c’est de la contempler à travers les êtres, les payages et les œuvres achevées et, par delà ces choses sensibles, jusqu’à la fusion avec l’Être invisible dont elles sont la manifestation.
Victor Hugo, dans Les contemplations, évoque cette ascension par le regard avec encore plus de précision. C'est à un pâtre qu'il prête cette extase:
L'homme, seul
Vivant qui voit hors de la vie.
[…]
Il sent, faisant passer le monde
Par sa pensée à chaque instant,
Dans cette obscurité profonde
Son oeil devenir éclatant; [...]
Et, dépassant la créature,
Montant toujours, toujours accru,
Il regarde tant la nature,
Que la nature a disparu!
Car, des effets allant aux causes,
L'oeil perce et franchit le miroir,
Enfant; et contempler les choses,
C'est finir par ne plus les voir.[...]
Il ne voit plus Saturne pâle,
Mars écarlate, Arcturus bleu,
Sirius, couronne d'opale,
Aldebaran, turban de feu;
Ni les mondes, esquifs sans voiles,
Ni, dans le grand ciel sans milieu,
Toute cette cendre d'étoiles;
Il voit l'astre unique; il voit Dieu! […]
Oeil serein dans l'ombre ondoyante,
Il a conquis, il a compris,
Il aime; il est l'âme voyante
Parmi nos ténébreux esprits.