Le temps linéaire

Gaétan Daoust

Voici le temps linéaire tel que les Occidentaux l'ont conçu. Ceertains auteurs l'appellent aussi le temps fléché.Extrait d'une conférence, disponible sur ce site,  intitulée « Entre la mort de Dieu et le triomphe de la science: l'homme en quête d'identité ».

"Au commencement...", nous est-il dit. Car pour l'Hébreu, et à sa suite pour l'homme occidental, il y a un commencement du temps. Il est linéaire et historique, le temps, et non cyclique comme dans les autres cultures. Il commence, il progresse et il s'achèvera, le temps. Le peuple hébreu nous a légué la conviction que le temps de l'homme est celui d'une histoire, que cette histoire a ses origines, qu'elle progresse et quelle doit progresser, grâce au concours de l'homme et à la sueur de son front, pour s'achever un soir de parousie, d'apothéose ou d'apocalypse. Seule entre toutes, notre culture sait qu'elle doit un jour mourir. Et elle est, sans doute, aussi la seule où l'imaginaire collectif est hanté, tout au long du temps, par la grande peur de la fin des temps. Individuellement et collectivement, nous sommes persuadés que chaque instant nous rapproche davantage de la fin, que le temps presse chacun d'entre nous, à nous en rendre malades souvent. Certains médecins en viennent même à conclure, sur la base d'expériences cliniques interprétées à la lumière des théories de la physique quantique, que "beaucoup de maladies, peut-être toutes, sont probablement causées" par cette perception d'un temps linéaire et irréversible, "composé de la succession rigide du passé, du présent et du futur(2)". Mais nous nous sommes persuadés que le temps de notre histoire est le temps réel, et même que notre calendrier a légitimement acquis le droit de scander et délimiter le temps de l'histoire universelle. À l'échelle de ce temps chaque culture a plus ou moins progressé, était autrefois plus ou moins christianisée, naguère plus ou moins civilisée ou socialisée, aujourd'hui plus ou moins développée techniquement et économiquement. Nous en sommes venus à croire que le temps est ainsi structuré, en lui-même et non dans la représentation que nous nous en faisons. De plus en plus privés du contact avec la nature et à l'abri du rythme toujours renouvelé des saisons, nous ne pouvons plus guère concevoir, par exemple, que notre représentation du temps puisse être cyclique. Nous nous en défendrions, du reste, comme d'un dernier avatar d'une mentalité animiste. Et même après Einstein et Niels Bohr, il est difficile, quand on porte une montre au poignet, de considérer que la véritable horloge qui nous sert à mesurer le temps est située à l'intérieur de nous.

Mais ce temps qui pour nous a eu un commencement et aura une fin est régi, nous dit aussi la Bible, par un Dieu unique. Au milieu de peuples aux nombreuses divinités (et tous les peuples, anciens et modernes, portent dans leur imaginaire des dieux multiples conçus et fabriqués à leur image), est proférée une parole singulière, abrupte et terriblement exigeante: le Dieu qui fera alliance avec le peuple d'Israël est un Dieu unique, et parce que seul il est en dehors du temps, il domine le temps. Les dieux des Ègyptiens ou des Grecs, bien qu'immortels, étaient conçus à l'image de l'homme, ils connaissaient comme eux les vicissitudes du devenir et des passions et ils restaient soumis à la puissance supérieure de la fatalité. Le Dieu du peuple qui se dira le peuple élu est le Seigneur unique de l'histoire, le maître absolu du destin de l'homme et de la collectivité. Et il possède ce pouvoir exclusif, parce qu'il a tiré toutes choses du néant, parce qu'il est le créateur du monde. Il déroule le cours de ce temps de l'histoire selon le plan qui est le sien, conçu dès avant la fondation du monde et caché dans les profondeurs insondables de son être. On ne pratique pas de divination sur ce Dieu et bien malvenu celui qui osera lui demander des comptes ou s'étonner de ses manières de faire et de ses exigences. Le douloureux Job, qui en vient à regretter le jour même de sa naissance et à déplorer que le malheur s'abatte indifféremment sur le juste et l'impie, en demeure sans doute l'exemple le plus dramatique.
Mais le paradis perdu peut être retrouvé, si l'homme accepte de devenir le collaborateur de Dieu dans l'acte d'une création renouvelée. Il y aura une terre nouvelle et des cieux nouveaux. La paix, de nouveau, règnera: "le loup paîtra avec l'agneau, l'enfant mettra sa main dans le nid de la vipère". La promesse en est faite d'abord au peuple élu, par un Dieu qui est celui d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Progressivement, la promesse s'étend à d'autres. Après l'exil, avec le second Isaïe, elle s'universalise. Pour le chrétien, elle atteint son accomplissement avec la venue du Christ. En lui, et parce qu'il assume la condamnation de l'homme, le péché et la mort sont vaincus. Les infranchissables barrières qui par le péché avaient été érigées entre les humains, sont désormais abolies: "il n'y a plus désormais ni homme ni femme, ni maître ni esclave, ni Juif ni Gentil, mais vous êtes tous un dans le Christ Jésus", écrit Saint Paul. La solidarité humaine a toujours été fragile et sociologues et philosophes nous disent à quel point elle est dangereusement menacée à notre époque où Narcisse triomphe des autres héros de notre mythologie. Pendant des siècles, cette solidarité des humains a cherché à se nourrir, et a triomphé parfois de ses obstacles, dans la foi en la présence continuée, au milieu des hommes, de ce Jésus de Nazareth. Cela s'est appelé la charité.

La foi en ce Jésus est la foi en un Dieu fait homme. La pensée chrétienne, dont nous sommes les héritiers, a médité inlassablement sur ce fait si inouï qu'il inspirera à l'apôtre Saint Jean de réécrire le récit des origines: "Au commencement était le Verbe (la Parole)... et ce Verbe était Dieu...; sans lui rien n'a été fait..., et ce Verbe Dieu s'est lui même fait homme". À la question de l'identité de l'homme, à la question: qui suis-je? qui sommes-nous? d'où venons-nous? où allons-nous? (car c'est là au fond une seule et même question), la pensée chrétienne a trouvé ici une réponse définitive: l'homme est plus grand que ce qu'il peut penser de lui-même, son être ne trouve sa mesure que dans la pensée de Dieu. Enfouie dans les profondeurs de Dieu, cette pensée de l'homme a été arrachée à ses voiles, elle s'est révélée, s'est tout entière manifestée, comme lumière dans les ténèbres. Dieu lui-même, l'éternel, celui qui ne devient pas, celui qui ne peut pas devenir, est devenu un homme. C'est là le scandale, l'essentiel "paradoxe", selon le mot de Kierkegaard, qui fonde le christianisme, cela de "si incomparablement grand que tout le reste à côté paraît être un néant(3)". Dans l'homme Jésus, Dieu a proféré la parole identique à lui-même, la parole qui englobe tout: il a dit le dernier mot sur l'homme. C'est par la contemplation de cet homme, et par l'imitation de sa vie, que le chrétien essaiera de devenir un homme. C'est là l'expérience chrétienne, dont les mystiques, de Paul de Tarse à Charles de Foucault, nous font soupçonner les profondeurs, et qui, par-delà les abstractions et les réductions de la théologie, peut sans doute se prolonger et s'éprouver encore chez ceux de nos contemporains qui ont entrepris vraiment de devenir chrétiens, c'est-à-dire de consentir à la dépossession d'eux-mêmes pour parvenir à se posséder. Mais ceux qui, au contraire, s'efforcent avec la même gravité de devenir athées doivent, eux aussi, pénétrer dans cette brèche qu'ont ouverte dans la conscience occidentale la foi et la pensée chrétiennes, et se laisser saisir par ce mouvement vertigineux où elles ont emporté la question de l'identité de l'homme.

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