La vie de César - 3e partie
M. Dacier place le premier consulat de César jusqu'à sa mort, depuis l'an du monde 3891, la 2° année de la 180° olympiade, l'an de Rome 694, avant J.-C. 57, jusqu’à l'an du monde 3906, la première année de la 184' olympiade l'an de Rome 709, avant J.-C. 42. Les nouveaux éditeurs d'Amyot renferment sa vie depuis l'an 654 jusqu'à l'an 710 de Rome, avant J.-C. 44.
XL. C'était un spectacle digne de pitié que de voir, dans une si terrible tempête, cette ville abandonnée, et, semblable à un vaisseau sans pilote, flotter au hasard dans l'incertitude de son sort. Mais quelque déplorable que fût cette fuite, les Romains regardaient le camp de Pompée comme la patrie, et ils fuyaient Rome comme le camp de César. Labiénus lui-même, un des plus intimes amis de César, son lieutenant dans toute la guerre des Gaules et qui l'avait toujours servi avec le plus grand zèle, quitta son parti et alla joindre Pompée. Cette désertion n'empêcha pas César de lui renvoyer son argent et ses équipages : il alla camper ensuite devant Corfinium, où Domitius commandait pour Pompée. Cet officier, qui désespérait de pouvoir défendre la ville, demanda du poison à un de ses esclaves, qui était médecin, et l’avala dans l'espérance de mourir promptement ; mais , ayant bientôt appris avec quelle extrême bonté César traitait ses prisonniers, il déplora son malheur et la précipitation avec laquelle il avait pris une détermination si violente. Son médecin le rassura, en lui disant que le breuvage qu'il lui avait donné n'était pas un poison mortel, mais un simple narcotique. Content de cette assurance, il se leva sur-le-champ et alla trouver César, qui le reçut avec beaucoup d'amitié : cependant, peu de temps après, Domitius se rendit au camp de Pompée. Ces nouvelles portées à Rome causèrent beaucoup de joie à ceux qui y étaient restés, et plusieurs de ceux qui en avaient fui y retournèrent.
XLI. César prit à sa solde les troupes de Domitius; et, ayant prévenu ceux qui faisaient dans les villes des levées de soldats pour Pompée, il incorpora ces nouvelles recrues dans son armée. Devenu redoutable par ces renforts, il marcha contre Pompée; mais celui-ci, ne jugeant pas à propos de l'attendre, se retira à Brunduse, d'où il fit d'abord partir les consuls pour Dyrrachium avec des troupes, et y passa lui-même bientôt après l'arrivée de César devant Brunduse. J’ai raconté ces faits en détail dans la Vie de Pompée. César eût bien voulu le poursuivre; mais il manquait de vaisseaux; il s'en retourna donc à Rome, après s'être rendu maître, en soixante jours, de toute l'Italie, sans verser une goutte de sang. Il trouva la ville beaucoup plus calme qu'il ne l’avait espéré; il parla avec beaucoup de douceur et de popularité à un grand nombre de sénateurs que la confiance y avait ramenés, et les exhorta à députer vers Pompée pour lui porter de sa part des conditions raisonnables. Aucun d'eux ne voulut accepter cette commission, soit qu'ils craignissent Pompée après l'avoir abandonné, soit qu'ils crussent que César ne parlait pas sincèrement et que ce n'étaient de sa part que des paroles spécieuses. Le tribun Métellus voulut l'empêcher de prendre de l'argent dans le trésor public et lui allégua des lois qui le défendaient. « Le temps des armes, lui dit . César, n'est pas celui des lois : si tu n'approuves pas ce que je veux faire, retire-toi; la guerre ne souffre pas cette liberté de parler. Quand, après l'accommodement fait, j'aurai posé les armes, tu pourras alors haranguer tant que tu voudras. Au reste , ajouta-t-il , quand je parle ainsi, je n'use pas de tous mes droits; car vous m’appartenez par le droit de la guerre, toi et tous ceux qui, après vous être déclarés contre moi, êtes tombés entre mes mains. » En parlant ainsi à Métellus, il s'avança vers les portes du trésor, et, comme on ne trouvait pas les clefs, il envoya chercher des serruriers et leur ordonna d'enfoncer les portes. Métellus voulut encore s'y opposer et plusieurs personnes louaient sa fermeté. César, prenant un ton plus
haut, menaça de le tuer s'il l'importunait encore. « Et tu sais, jeune homme, ajouta-t-il, qu'il m'était moins facile de le dire que de le faire. » Métellus, effrayé de ces dernières paroles, se retira, et tout de suite on fournit à César, sans aucune difficulté , tout l'argent dont il eut besoin pour faire la guerre.
XLII. Il se rendit aussitôt en Espagne avec une armée pour en chasser les deux lieutenants de Pompée , Afranius et Varron, et pouvoir, après s'être rendu maître de leurs troupes et de leurs gouvernements , marcher contre Pompée, sans laisser derrière aucun ennemi. Dans cette guerre sa vie fut souvent en danger par les embûches qu'on lui dressa, et son armée manqua de périr par la disette; mais il n'en fut pas moins ardent à poursuivre les ennemis , à les provoquer au combat, à les environner de tranchées, à ne pas s'arrêter, qu'il n'eût en sa puissance leurs troupes et leurs camps. Les chefs prirent la fuite et allèrent trouver Pompée. Quand César fut de retour à Rome, Pison, son beau-père, lui conseilla d'envoyer des députés à Pompée pour traiter d'un accommodement; mais Isauricus, qui voulait plaire à César, combattit cette proposition. Élu dictateur par le sénat, il rappela les bannis, rétablit dans tous leurs droits les enfants de ceux qui avaient été proscrits par Sylla, et déchargea les débiteurs d'une partie des intérêts de leurs dettes. Il fit quelques autres ordonnances semblables et ne garda la dictature que onze jours: après ce
terme, il déposa cette magistrature qui tenait de la monarchie, se nomma lui-même consul avec Servilius Isauricus, et ne s'occupa plus que de la guerre.
XLIII. II fit tant de diligence , qu'il laissa derrière lui une grande partie de son armée, et, quoiqu'il n'eût que six cents chevaux d'élite et cinq légions; quoiqu'on fût vers le solstice d'hiver, au commencement de janvier, qui répond au mois Posidéon des Athéniens, il s'embarqua, traversa la mer Ionienne et se rendit maître des villes d'Oricum et d'Apollonie. Il renvoya des vaisseaux de transport à Brunduse pour amener les troupes qui n'avaient pu s'y rendre avant qu'il partît. Ces troupes, épuisées de fatigue, rebutées de combattre sans relâche contre tant d'ennemis, se plaignaient de César dans leur route : « Où donc, disaient-elles, cet homme veut-il nous mener? quel terme mettra-t-il à nos travaux? ne cessera-t-il jamais de nous traîner partout à sa suite et de se servir de nous comme si nous avions des corps de fer? mais le fer même s'use par les coups dont on le frappe, les boucliers et les cuirasses ont de temps en temps besoin de repos. César, en voyant nos blessures, ne doit-il pas songer qu'il commande à des hommes mortels et que nous souffrons tous les maux attachés à notre condition? Dieu lui-même peut-il sur les mers forcer la saison de l'hiver, des vents et des tempêtes? Et cependant c'est dans cette saison qu'il nous expose à tous les périls de la mer; on dirait, non qu'il poursuit ses ennemis, mais qu'il fuit devant eux. » Tout occupés de leurs plaintes, ils s'acheminaient lentement vers Brunduse; et, lorsqu'en y arrivant, ils trouvèrent César déjà parti, alors, changeant de langage, ils se firent à eux-mêmes les plus vifs reproches et s'accusèrent d’avoir trahi leur général; ils s'en prirent à leurs officiers qui n'avaient pas pressé leur marche ; et , assis au haut de la côte, ils portaient leurs regards sur la mer et vers l'Épire, pour voir s'ils apercevraient les vaisseaux qui devaient revenir les chercher.
XLIV. Cependant César se trouvait à Apollonie avec une armée trop faible pour rien entreprendre, parce que les troupes de Brunduse tardaient à arriver. Livré à une incertitude affligeante, il prit enfin la résolution hasardeuse de s'embarquer seul, à l'insu de tout le monde, sur un simple bateau à douze rames , pour se rendre plus promptement à Brunduse , quoique la mer fût couverte de vaisseaux ennemis. A l'entrée de la nuit, il se déguise en esclave, monte dans le bateau, se jette dans un coin, comme le dernier des passagers, et s'y tient sans rien dire. La barque descendait le fleuve Anius, qui la portait vers la mer. L'embouchure de ce fleuve était ordinairement tranquille; un vent de terre, qui se levait tous les matins, repoussait les vagues de la mer et les empêchait d'entrer dans la rivière: mais cette nuit-là il s'éleva tout à coup un vent de mer si violent, qu'il fit tomber le vent de terre. Le fleuve, soulevé par la marée et par la résistance des vagues, qui, poussées avec furie, luttaient contre son courant, devint d'une navigation dangereuse; ses eaux, repoussées violemment vers leur source par les tourbillons rapides que cette lutte causait, et qui étaient accompagnés d'un affreux mugissement, ne permettaient pas au pilote de gouverner sa barque et de maîtriser les flots. Il ordonna donc à ses matelots de tourner la barque et de remonter le fleuve. César, ayant entendu donner cet ordre, se fait connaître, et prenant la main du pilote, fort étonné de voir là César : « Mon ami , lui dit-il, continue ta route et risque tout sans rien craindre, tu conduis César et sa fortune. » Les matelots, oubliant la tempête, forcent de rames et emploient tout ce qu'ils ont d'ardeur pour surmonter la violence des vagues; mais tous leurs efforts sont inutiles, César, qui voit la barque faire eau de toutes parts et prête à couler à fond dans l'embouchure même du fleuve, permet au pilote, avec bien du regret, de retourner sur ses pas. Il regagnait son camp, lorsque ses soldats, qui étaient sortis en foule au-devant de lui, se plaignirent avec douleur de ce que, désespérant de vaincre avec eux seuls et se méfiant de ceux qui étaient auprès de lui, il allait, par une inquiétude injurieuse pour eux, s'exposer au plus terrible danger pour chercher les absents.
XLV. Antoine étant arrivé bientôt après avec les troupes de Brunduse, César, plein de confiance, présenta le combat à Pompée, qui, placé dans un poste avantageux, tirait abondamment de la terre et de la mer toutes ses provisions, tandis que César, qui n'en avait pas d'abord en abondance, se trouva bientôt réduit à manquer des choses les plus nécessaires. Ses soldats, pour se nourrir, pilaient une certaine racine qu'ils détrempaient avec du lait; quelquefois même ils en faisaient du pain; et, s'avançant jusqu'aux premiers postes des ennemis, ils jetaient de ces pains dans leurs retranchements, en leur disant que tant que la terre produirait de ces racines, ils ne cesseraient pas de tenir Pompée assiégé. Pompée défendit qu'on rapportât ces discours dans son camp, et qu'on y montrât ces pains; il craignait l'entier découragement de ses soldats, qu'il voyait redouter déjà la dureté et l'insensibilité farouche de leurs ennemis, qui, comme des bêtes sauvages, supportaient patiemment les plus grandes privations. Il se faisait chaque jour, près du camp de Pompée, des escarmouches, où César avait toujours l'avantage; une fois seulement ses troupes furent mises en déroute, et il se vit en danger de perdre son camp.
XLVI. Pompée les ayant attaquées avec vigueur, aucun des corps de César ne tint ferme, ils prirent tous la fuite; on en fit un si grand carnage, que les tranchées furent couvertes de morts, et ils furent poursuivis jusque dans leurs lignes et leurs retranchements. César courut au-devant des fuyards, pour les ramener au combat; et, voyant ses efforts inutiles, il saisit les drapeaux des enseignes, afin de les arrêter; mais ils les jetaient à terre, et trente-deux tombèrent au pouvoir de l'ennemi. César lui-même manqua d'y périr; il avait voulu retenir un soldat, grand et robuste, qui fuyait comme les autres, et l'obliger de faire face à l'ennemi: cet homme, troublé par le danger, et hors de lui-même, leva l'épée pour le frapper; mais l'écuyer de César le prévint, et d'un coup d'épée lui abattit l'épaule. César croyait déjà tout perdu : et lorsque Pompée, ou par un excès de précaution, ou par un caprice de la fortune, eut manqué de conduire à son terme un si heureux commencement; que, satisfait d'avoir obligé les fuyards de se renfermer dans leur camp, il se fut retiré; César, en s'en retournant, dit à ses amis: « La victoire était aujourd'hui assurée aux ennemis, si leur chef avait su vaincre. » Après être rentré dans sa tente, il se coucha et passa la nuit dans la plus cruelle inquiétude, livré à de tristes réflexions; il se reprochait la faute qu'il avait faite, lorsque, ayant devant lui un pays abondant, et les villes opulentes de la Macédoine et de la Thessalie, au lieu d'attirer la guerre dans ces belles contrées, il s'était campé sur les bords de la mer, dont les ennemis étaient les maîtres, et où il était lui-même bien plus assiégé par la disette, qu'il n'assiégeait Pompée par les armes.
XLVII. Déchiré par ces réflexions, tourmenté du défaut de vivres, et de la situation fâcheuse dans laquelle il se trouvait, il leva son camp, résolu d'aller dans la Macédoine, combattre Scipion ; il espérait ou attirer Pompée sur ses pas, et l'obliger de combattre dans un pays qui ne lui donnerait pas la facilité de tirer ses provisions par mer, ou opprimer aisément Scipion, si Pompée l'abandonnait. La retraite de César enfla le courage des soldats de Pompée, et surtout des officiers, qui voulaient qu'on le poursuivît sur-le-champ, comme un ennemi déjà vaincu et mis en fuite. Mais Pompée n'était pas assez imprudent pour mettre de si grands intérêts au hasard d'une bataille : abondamment pourvu de tout ce qui lui était nécessaire pour attendre le bénéfice du temps, il croyait plus sage de tirer la guerre en longueur, et de laisser se flétrir le peu de vigueur qui restait encore aux soldats de César. Les plus aguerris d'entre eux avaient beaucoup d'expérience et d’audace dans les combats; mais quand il fallait faire des marches et des campements, assiéger les places fortes et passer les nuits sous les armes, leur vieillesse les faisait bientôt succomber à ces fatigues ; ils étaient trop pesants pour des travaux si pénibles, et leur courage cédait à la faiblesse de leur corps. On disait d'ailleurs qu'il régnait dans son camp une maladie contagieuse, dont la mauvaise nourriture avait été la première cause; et ce qui était encore plus fâcheux pour César, il n'avait ni vivres ni argent, et il ne pouvait éviter de se consumer lui-même en peu de temps. Tous ces motifs déterminaient Pompée à refuser le combat. Caton était le seul qui, par le désir d'épargner le sang des citoyens, approuvât sa résolution; il n’avait pu voir les corps des ennemis tués à la dernière action, au nombre de mille, sans verser, des larmes ; et en se retirant il se couvrit la tête de sa robe, en signe de deuil. Mais tous les autres accusaient Pompée de refuser le combat par lâcheté ; ils cherchaient à le piquer, en l'appelant Agamemnon et roi des rois, en lui imputant de ne vouloir pas renoncer à cette autorité monarchique dont, il était investi, à ce concours de tant de capitaines qui venaient dans sa tente prendre ses ordres, et dont sa vanité était flattée . Favonius, qui cherchait à imiter la liberté de Caton dans ses paroles, déplorait, d'un ton tragique, le malheur qu'on aurait encore cette année de ne pas manger des figues de Tusculum, pour ne pas dépouiller Pompée du pouvoir absolu. Afranius, nouvellement arrivé d'Espagne, où il s'était fort mal conduit, et qu’on accusait d’avoir vendu et livré son armée, lui demanda pourquoi il n’allait pas combattre contre ce marchand qui avait acheté de lui ses gouvernements. Tous ces propos ayant forcé Pompée de se déterminer à combattre, il se mit à la poursuite de César.
XLVIII. Celui-ci avait éprouvé les plus grandes difficultés dans les premiers jours de sa marche. Personne ne voulait lui fournir des vivres, et sa derrière défaite lui attirait un mépris général; mais lorsqu'il eut pris la ville de Gomphes en Thessalie, il eut des vivres en abondance pour son armée, qui fut guérie même de sa maladie d'une manière fort étrange. Ses soldats ayant trouvé une quantité prodigieuse de vin, en burent avec excès, et, se livrant à la débauche, ils célébrèrent, dans tout le chemin, une espèce de bacchanale. Cette ivresse continuelle chassa la maladie, qui venait d'une cause contraire, et changea entièrement la disposition de leur corps. Quand les deux généraux furent entrés dans la Thessalie, et qu'ils eurent assis leur camp l'un vis-à-vis de l'autre, Pompée revint d'autant plus volontiers à sa première résolution, qu'il était alarmé par des présages sinistres, et par une vision qu'il avait eue pendant son sommeil . Il avait cru être à Rome dans le théâtre, où le peuple le recevait avec de grands applaudissements, pendant que lui-même s'était mis à orner la chapelle de Vénus Nicéphore. Cette vision lui donnait d'un côté de la confiance, à cause des applaudissements du peuple; mais d'un autre côté il craignait que ce songe ne signifiât qu'il relèverait par ses propres dépouilles la gloire du descendant de Vénus, à qui César rapportait son origine.
XLIX. Mais ceux qu'il avait auprès de lui étaient bien loin de partager ses inquiétudes; au contraire, pleins de présomption, et prévenant la victoire par leurs espérances, déjà Domitius, Spinther et Scipion se disputaient la souveraine sacrificature que César possédait; plusieurs avaient envoyé retenir et louer d'avance, à Rome, les maisons les plus convenables à des consuls et à des préteurs, ne doutant pas qu'à la fin de la guerre ils ne fussent élevés à ces magistratures. Mais aucun corps de l'armée ne témoignait plus d'impatience de combattre que celui des chevaliers : fiers de la beauté de leurs armes, du bon état de leurs chevaux, de leur bonne mine et de leur nombre ( car ils étaient sept mille , contre mille que César en avait ), ils se tenaient assurés de la victoire. Leur infanterie, supérieure aussi en nombre, était de quarante-cinq mille hommes, et celle des ennemis ne montait qu'à vingt-deux mille; mais César ayant assemblé ses soldats, leur dit que Cornificius, qui n'était pas éloigné, lui amenait deux légions; que Calénus avait autour de Mégare et d'Athènes quinze autres cohortes; et il leur demanda s'ils voulaient attendre ces renforts, ou hasarder seuls la bataille. Ils le conjurèrent tous de ne pas attendre; mais plutôt d'imaginer quelque stratagème, pour attirer tout de suite l'ennemi au combat.
L. Il fit un sacrifice pour purifier son armée; et après l'immolation de la première victime, le devin lui annonça que dans trois jours il en viendrait aux mains avec les ennemis. César lui demanda s'il voyait dans les entrailles quelques signes d'un succès favorable : « Vous répondrez à cette question mieux que moi, lui dit le devin; les dieux me font voir un grand changement, une révolution générale de l'état actuel des choses, à une situation toute contraire: si donc vous croyez être bien maintenant, attendez-vous à un état fâcheux; si vous êtes mal, espérez un meilleur sort. » La veille de la bataille, il visitait lui-même les gardes, lorsque, sur le minuit, on aperçut en l'air une traînée de feu qui, passant par-dessus le camp de César, se changea tout-à-coup, en une flamme vive et éclatante, et alla tomber dans le camp de Pompée. Quand on posa les gardes du matin, on reconnut qu'une sorte de terreur panique s'était répandue parmi les ennemis; mais César, qui ne s'attendait pas à combattre ce jour-là, avait donné le signal de décamper, pour se retirer vers la ville de Scotuse. Déjà les tentes étaient levées, lorsque ses coureurs vinrent lui dire que les ennemis se disposaient au combat. Cette nouvelle le comble de joie; et après avoir fait sa prière aux dieux, il range ses troupes en bataille, et les divise en trois corps. Il donne à Domitius Calvinus le commandement du centre, met Antoine à la tête de l'aile gauche, et se place lui-même à la droite, afin de combattre avec la dixième légion. La cavalerie des ennemis était opposée à cette aile droite; et César, qui craignit leur nombre et l'éclat de leurs armes, tira secrètement de sa dernière ligne six cohortes qu'il plaça derrière son aile droite, après leur avoir prescrit ce qu'elles devaient faire quand la cavalerie ennemie viendrait à la charge. Pompée était à son aile droite; Domitius commandait la gauche, et Scipion, son beau-père, occupait le centre. Toute sa cavalerie s'était portée à l'aile gauche, dans le dessein d’envelopper la droite des ennemis, et de commencer leur entière déroute à l'endroit même où se trouvait le général; elle ne doutait pas que le bataillon le plus profond de cette aile ne cédât à ses efforts; que le premier choc d'une cavalerie si nombreuse ne la mît en désordre, et ne la rompît entièrement. Les deux généraux allaient faire sonner la charge, lorsque Pompée ordonna à son infanterie de rester immobile et bien serrée, pour attendre le choc de l'ennemi, et ne s'ébranler que lorsqu'il serait à la portée du trait. César dit qu'en cela il fit une grande faute ; qu'il ignorait sans doute qu'au commencement de l'action l'impétuosité de la course rend le choc bien plus terrible, qu'elle donne plus de raideur aux coups, et qu'elle enflamme le courage, qui est comme allumé par le mouvement d'une si grande multitude.
LI. César ébranlait déjà ses bataillons pour aller à la charge, lorsqu'il vit un de ses premiers capitaines, homme d'une grande expérience dans la guerre et d'une fidélité à toute épreuve, qui animait ses soldats à combattre en gens de cœur. César lui adressant la parole : « Eh bien! Crassinius, lui dit-il, que devons-nous espérer aujourd'hui? avons-nous bon courage? » Crassinius lui tendant la main: «Nous vaincrons avec gloire, César, lui dit-il d'une voix forte; et aujourd'hui vous me louerez mort au vif. » En disant ces mots, il s'élance avec impétuosité sur l'ennemi et entraîne après lui sa compagnie, au nombre de cent vingt hommes. II taille en pièces les premiers qu'il trouve sur son passage, pénètre au milieu des plus épais bataillons et s'entoure de morts, jusqu'à ce qu'enfin il reçoit dans la bouche un coup d'épée si violent , que la pointe sortit par le chignon du cou. Quand l'infanterie des deux armées fut ainsi engagée dans une mêlée très vive, la cavalerie de l'aile gauche de Pompée s'avança avec fierté et étendit ses escadrons pour envelopper l'aile droite de César; mais elle n'avait pas encore eu le temps de la charger, lorsque les six cohortes que César avait placées derrière son aile courent sur ces cavaliers; et au lieu de lancer de loin leurs javelots, suivant leur coutume, et de frapper à coups d'épée les jambes et les cuisses des ennemis, elles portent leurs coups dans les yeux et cherchent à les blesser au visage ; c'était l'ordre qu'elles avaient reçu de César , qui s'était bien douté que ces cavaliers, si novices dans les combats et peu accoutumés aux blessures, qui d'ailleurs, à la fleur de l'âge, étalaient avec complaisance leur jeunesse et leur beauté , éviteraient avec soin ces sortes de blessures , et ne soutiendraient pas longtemps un genre de combat où ils auraient à craindre, et le danger actuel, et la difformité pour l'avenir. Il ne fut pas trompé dans son espérance: ces jeunes gens délicats ne purent supporter les coups de javeline qu'on leur portait au visage, et, n'osant fixer ce fer qui brillait de si près à leurs yeux, ils détournaient la vue et se couvraient la tête pour préserver leur figure. Ils rompirent enfin eux-mêmes leurs rangs, et, prenant honteusement la fuite, ils causèrent la perte du reste de l'armée; car les soldats de César, après les avoir vaincus, enveloppèrent l'infanterie; et, la prenant par derrière, ils la taillèrent en pièces.
LII. Pompée n'eut pas plus tôt vu de son aile droite la déroute de sa cavalerie , qu'il ne fut plus le même : oubliant qu'il était le grand Pompée, et semblable à un homme dont un dieu aurait troublé la raison, ou peut-être accablé d'une défaite qu'il regardait comme l'ouvrage de quelque divinité, il se retira dans sa tente sans dire un seul mot et s'y assit pour attendre l'issue du combat. Son armée ayant été entièrement rompue et mise en fuite, les ennemis vinrent attaquer les retranchements et combattre contre ceux qui les défendaient; alors, revenu à lui-même, il s'écria: « Eh! quoi, jusque dans mon camp! » Il quitta sa cotte d'armes avec toutes les autres marques de sa dignité; et, prenant un habillement plus propre à la fuite, il se déroba du camp. La suite de ses aventures et son assassinat par les Égyptiens auxquels il s'était livré, ont été rapportés en détail dans sa Vie. César, entrant dans le camp de Pompée, vit ce grand nombre d'ennemis dont la terre était couverte et ceux qu on massacrait encore; ce spectacle lui arracha un profond soupir: « Hélas! dit-il, ils l’ont voulu; ils m'ont réduit à cette cruelle nécessité: oui, si César eût licencié son armée, malgré tant de guerres terminées avec gloire, il aurait été condamné. » Asinius Pollion dit que César prononça ces paroles en latin, et que lui; il les traduisit en grec dans son histoire. Il ajoute que le plus grand nombre de ceux qui furent tués à la prise du camp étaient des valets de l'armée, et que dans la bataille il ne périt pas plus de six mille hommes. César incorpora dans ses légions la plupart des prisonniers et fit grâce à plusieurs des plus distingués: de ce nombre fut Brutus, celui qui le tua depuis. César ne le voyant pas paraître après la bataille, en témoigna beaucoup d'inquiétude; et, quand il le vit venir à lui sans avoir éprouvé aucun accident, il montra la plus grande joie.
LIII. Entre les divers présages qui précédèrent cette victoire, le plus remarquable est celui qu'on en eut à Tralles: il y avait dans le temple de la Victoire une statue de César; du sol d'alentour, qui, ferme par lui-même, était encore pavé d'une pierre très dure, il sortit une palme près du piédestal de la statue. A Padoue, Caïus Cornélius, devin célèbre, compatriote et ami de l'historien Tite-Live , était assis ce jour-là à contempler le vol des oiseaux. Il connut l'instant de la bataille, et dit à ceux qui étaient présents que l'affaire allait se terminer et que les deux généraux engageaient le combat. Il se remit à ses observations ; et, après avoir examiné les signes, il se leva avec enthousiasme et s'écria : « Tu triomphes, César! » Comme il vit tous les assistants étonnés de cette prophétie, il déposa la couronne qu'il avait sur la tête et jura qu'il ne la remettrait que lorsque l'événement aurait justifié sa prédiction: voilà, au rapport de Tite-Live, comment la chose se passa. César, après avoir rendu la liberté à toute la Thessalie, en considération de la victoire qu'il avait remportée, se mit à la poursuite de Pompée. Arrivé en Asie, il accorda la même grâce aux Cnidiens en faveur de Théopompe, auteur d'un recueil de mythologie, et déchargea tous les habitants de l'Asie du tiers des impôts. Il n'aborda à Alexandrie qu'après l'assassinat de Pompée ; et, quand Théodote lui présenta la tête de ce grand homme, il détourna les yeux avec horreur ; et en recevant son cachet, il ne put retenir ses larmes. Il combla de présents tous les amis de Pompée, qui , s’étant dispersés, après sa mort, dans la campagne, avaient été pris par le roi d'Égypte; et il se les attacha; il écrivit à ses amis de Rome que le fruit le plus réel et le plus doux qu'il pût retirer de sa victoire était de sauver tous les jours quelques uns de ceux de ses concitoyens qui avaient porté les armes contre lui.
LIV: Les historiens varient sur les motifs de la guerre d'Alexandrie: les uns disent que son amour pour Cléopâtre la lui fit entreprendre avec autant de honte pour sa réputation que de danger pour sa personne; les autres en accusent les ministres du roi et surtout l'eunuque Pothin, qui, jouissant auprès de Ptolémée du plus grand crédit, après avoir tué Pompée, avait chassé Cléopâtre et tendait secrètement des embûches à César. Ce fut là, dit-on, ce qui détermina César à passer depuis ce temps-là les nuits dans les festins , pour
veiller à sa sûreté. D'ailleurs, en public même , Pothin n'était plus supportable: il ne cessait de dire et de faire tout ce qui pouvait rendre César odieux et méprisable. Il donnait pour les soldats romains le pain le plus vieux et le plus gâté, et leur disait que, vivant aux dépens d'autrui, ils devaient s'en contenter et prendre patience. Il ne faisait servir à la table même du roi que de la vaisselle de bois et de terre, sous prétexte que César avait reçu, pour gage d'une dette, toute la vaisselle d'or et d'argent. Le père du roi régnant avait en effet contracté envers César une dette de dix-sept millions cinq cent mille sesterces, dont César avait déjà remis aux enfants de ce prince sept millions cinq cent mille sesterces, et demandait les dix millions restants pour l'entretien de ses troupes. Pothin le pressait de partir pour aller terminer les affaires importantes qu'il avait, en l'assurant qu'à son retour il recevrait, avec les bonnes grâces du roi , tout l'argent
qui lui était dû. César lui répondit qu'il ne prenait pas conseil des Égyptiens, et il manda secrètement à Cléopâtre de revenir. Elle partit sur-le-champ et ne prit de tous ses amis que le seul Apollodore de Sicile; elle se mit dans un petit bateau et arriva de nuit devant le palais d'Alexandrie. Comme elle ne pouvait y entrer sans être reconnue, elle s'enveloppa dans un paquet de hardes , qu'Apollodore lia avec une courroie , et qu'il fit entrer chez César par la porte même du palais.
LV. Cette ruse de Cléopâtre fut, dit-on, le premier appât auquel César fut pris; il en conçut une idée favorable de son esprit, et, vaincu ensuite par sa douceur, par les grâces de sa conversation, il la réconcilia avec son frère, à condition qu'elle partagerait le trône. Dans le festin qui suivit cette réconciliation, un des esclaves de César, qui était son barbier et l'homme le plus timide et le plus soupçonneux, en parcourant tout le palais, en prêtant l'oreille à tout, en examinant tout ce qui se passait, découvrit que Pothin et Achillas , général des troupes du roi, dressaient une embûche à César pour se défaire de lui. César en ayant eu la preuve plaça des gardes autour de la salle, et fit tuer Pothin. Achillas , s'étant sauvé à l'armée , suscita contre César une guerre difficile et dangereuse, dans laquelle, avec très peu de troupes, il eut à résister à une ville puissante et à une nombreuse armée. Le premier danger auquel il se vit exposé fut la disette d'eau; les ennemis avaient bouché tous les aqueducs qui pouvaient lui en fournir. Il courut un second péril lorsque les Alexandrins voulurent lui enlever sa flotte, et que pour se sauver il fut obligé de la brûler lui-même : le feu prit de l'arsenal au palais et consuma la grande bibliothèque que les rois d'Égypte avaient formée. Enfin, dans le combat qui se donna près de l’île du Phare, il sauta de la digue dans un bateau, pour aller au secours de ses troupes qui étaient pressées par l'ennemi: voyant les Égyptiens accourir de toutes parts pour l'envelopper, il se jette à la mer et se sauve à la nage avec la plus grande difficulté. Ce fut, dit-on , dans cette occasion qu'il nagea en tenant dans sa main des papiers, qu'il n'abandonna jamais, malgré la multitude de traits que les ennemis faisaient pleuvoir sur lui et qui l'obligeaient souvent de plonger; il soutint toujours ces papiers d'une main au-dessus de l'eau, pendant qu'il nageait de l'autre. Il était à peine à terre, que le bateau coula à fond. Le roi ayant joint son armée, César le suivit, lui livra bataille, et après lui avoir tué beaucoup de monde, il remporta une victoire complète. Ptolémée disparut à ce combat et depuis on n'en entendit plus parler. César donna tout le royaume d'Égypte à Cléopâtre, qui peu de temps après accoucha d'un fils que les Alexandrins appelèrent Césarion ; et aussitôt César partit pour la Syrie.
LVI. En arrivant en Asie, il apprit que Domitius , après avoir été battu par Pharnace, fils de Mithridate, s'était enfui du Pont avec peu de troupes; que Pharnace, poursuivant avec chaleur sa victoire, s'était emparé de la Bithynie et de la Cappadoce et se préparait à envahir la petite Arménie, dont il avait fait soulever les rois et les tétrarques. César marche promptement contre lui avec trois légions et lui livre une grande bataille près de la ville de Zéla ; il taille en pièces toute son armée et le chasse du royaume de Pont. Ce fut alors que, pour marquer la rapidité de cette victoire, il écrivit à Amintius, un de ses amis de Rome, ces trois mots seulement : « Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. » Dans le latin, ces trois mots terminés de même ont une grâce et une brièveté qui disparaissent dans une autre langue. Après cette grande victoire, il repassa en Italie et arriva à Rome vers la fin de l'année où devait se terminer sa seconde dictature : cette charge, avant lui , n'avait jamais été annuelle. Il fut nommé consul pour l'année suivante. On le blâma fort de son extrême indulgence pour ses soldats, qui, dans une émeute, avaient tué deux personnages prétoriens, Cosconius et Galba; la seule punition qu'il leur infligea fut de leur donner le nom de citoyens, au lieu de celui de soldats; il leur distribua même mille drachmes par tête et leur assigna des terres considérables dans l'Italie. On lui reprochait aussi les fureurs de Dolabella, l'avarice d'Amintius, les ivrogneries d'Antoine et l'insolence de Cornificius, qui s'étant adjugé la maison de Pompée et ne la trouvant pas assez grande pour lui , en construisait sur le même terrain une plus grande. Les Romains étaient indignés de tous ces désordres; et César, qui ne l'ignorait pas, aurait bien voulu les empêcher; mais, pour arriver à ses fins politiques, il était obligé d'employer de pareils agents.
LVII. Après la bataille de Pharsale, Caton et Scipion s'étaient enfuis en Afrique, où, par le secours du roi Juba, ils avaient mis sur pied une armée assez considérable. César, résolu de marcher contre eux sans différer, passe en Sicile vers le solstice d'hiver; et, pour ôter à ses officiers tout espoir de retard et de délai, il dresse sa tente sur le bord de la mer, et au premier vent favorable il fait voile avec trois mille hommes de pied et quelques chevaux; il les débarque sans être aperçu et se remet aussitôt en mer, pour aller chercher le reste de son armée, dont il était inquiet; il la rencontre sur sa route et l'amène dans son camp. Il apprit en arrivant que les ennemis avaient la plus grande confiance en un ancien oracle qui portait que la race des Scipions serait toujours victorieuse en Afrique. Il serait difficile de dire s'il se fit un jeu de tourner en ridicule Scipion qui commandait les troupes ennemies , ou s'il voulut sérieusement s'approprier cet oracle; mais il prit dans son camp un bomme obscur et méprisé, qui était de la famille des Scipions et qui se nommait Scipion Sallutio. Dans tous les combats, il le mettait à la tête de l'armée , comme s'il eût été le véritable général, et l'obligeait souvent de combattre contre les ennemis. César, ayant peu de vivres pour les hommes et peu de fourrages pour les chevaux, qu'il fallait nourrir avec de la mousse et de l'algue marine qu’on faisait macérer dans de l'eau douce et à laquelle on mêlait du sainfoin, pour lui donner un peu de goût, était forcé d'en venir souvent aux mains avec l'ennemi, pour se procurer des provisions. Les Numides, peuples très légers à la course, se montraient tous les jours en grand nombre et étaient maîtres de la campagne. Un jour que les cavaliers de César, n'ayant rien à faire, s'amusaient à regarder un Africain qui dansait et jouait de la flûte à ravir; que, charmés de son talent, ils étaient assis à l'admirer et avaient laissé les chevaux à leurs valets , tout-à-coup les ennemis fondent sur eux, les enveloppent, tuent les uns, mettent les autres en fuite et les poursuivent jusqu'à leur camp, où ils entrent pêle-mêle avec eux. Si César et Pollion n'étaient sortis des retranchements, pour courir à leur secours et les arrêter dans leur fuite, la guerre était ce jour-là terminée. Dans une seconde rencontre, où les ennemis eurent encore l'avantage, César, voyant l'enseigne qui portait l'aigle prendre la fuite, court à lui, le saisit au cou et le force de tourner tête en lui disant : « C'est là qu'est l'ennemi. »
LVIII. Ces succès enflèrent tellement Scipion, qu'il résolut de risquer une bataille; et que, laissant d'un côté Afranius, de l'autre Juba, qui campaient séparément à peu de distance de lui, il plaça son camp au-dessus d'un lac près de la ville de Thapse, et le fortifia pour servir d'arsenal et de retraite à ses troupes. Il était occupé de ce travail, lorsque César, traversant avec une incroyable rapidité un pays marécageux et coupé de défilés, tombe sur ses soldats, prend les uns en queue, attaque les autres de front et les met tous en fuite. De là, saisissant l'occasion et profitant de sa fortune; il prend tout d'un trait le camp d'Afranius, enlève et pille celui des Numides, d'où Juba s'était retiré. Ainsi, dans la moindre partie d'un seul jour, il s'empare de trois camps et tue cinquante mille ennemis, sans avoir perdu cinquante des siens. Voilà le récit que quelques historiens font de cette bataille ; d’autres prétendent que César ne fut pas présent à l'action; qu'au moment où il rangeait son armée en bataille et donnait ses ordres, il fut pris d'un accès d'épilepsie, maladie à laquelle il était sujet; que, lorsqu’il en sentit les premières atteintes et qu'il était déjà saisi du tremblement, avant que la maladie ne lui eût entièrement ôté l'usage de ses sens et de ses forces, il se fit porter dans une des tours voisines, où il attendit en repos la fin de l'accès. D'un grand nombre d'hommes consulaires et prétoriens qui échappèrent au carnage et qui furent faits prisonniers, les uns se tuèrent eux-mêmes et César en fit mourir plusieurs.
LIX. Comme il avait le plus grand désir de prendre Caton vivant, il marcha promptement vers Utique : Caton , chargé de la défense de cette ville, ne s'était pas trouvé à la bataille. César apprit en chemin qu'il
s’était donné lui-même la mort et laissa voir toute la peine qu'il en ressentait; on ignore par quel motif; il dit seulement, quand on lui en donna la nouvelle: « O Caton, j'envie ta mort, puisque tu m'as envié la gloire de te donner la vie! » Le traité qu'il écrivit contre Caton, après sa mort, n'est pas d'un homme adouci à son égard et qui fût disposé à lui pardonner. L'eût-il épargné vivant, s'il l'eût eu en sa puissance, lui qui versait sur Caton, mort depuis longtemps, tant de fiel et d'amertume? Il est vrai que la clémence dont il usa envers Cicéron, Brutus et mille autres qui avaient porté les armes contre lui, fait conjecturer qu'il aurait aussi pardonné à Caton, et que s'il composa ce traité contre lui, ce fut moins par un sentiment de haine que par une rivalité politique: il le fit à l'occasion suivante. Cicéron avait composé l'éloge de Caton et donné même le nom de ce célèbre Romain à cet ouvrage, qui, sorti de la plume du plus grand orateur de Rome et sur un si beau sujet, était, comme on peut le croire, fort recherché. César en eut du chagrin; il regarda comme une censure indirecte de sa personne l'éloge d'un homme dont il avait occasionné la mort. Il composa donc un écrit, dans lequel il entassa beaucoup de charges contre lui et qu'il intitula Anti-Caton. Les noms de Cicéron et de César font encore aujourd'hui à ces deux ouvrages de zélés partisans.
LX. Dès que César fut de retour de son expédition d'Afrique; il fit une harangue au peuple, où il parla de sa victoire dans les termes les plus magnifiques ; il dit que les pays dont il venait de faire la conquête étaient si étendus, que le peuple romain en tirerait tous les ans deux cent mille médimnes attiques de blé et trois millions de livres d'huile. Il triompha trois fois: la première pour l'Égypte, la seconde pour le Pont, et la troisième pour l'Afrique. Dans ce dernier triomphe, Scipion n'était pas nommé; il n'y était question que du roi Juba : le fils de ce prince, qui était encore dans l'enfance, suivit le char du triomphateur; et ce fut pour lui la captivité la plus heureuse. Né Barbare et Numide, il dut à son malheur de devenir un des plus savants historiens grecs. Après ses triomphes, César fit de grandes largesses à ses soldats et donna des festins et des spectacles à tout le peuple, qu'il traita sur vingt-deux mille tables de trois lits chacune. Il fit représenter à l'honneur de sa fille Julie, morte depuis longtemps, des combats de gladiateurs et des naumachies. Quand tous ces spectacles furent terminés, on fit le dénombrement du peuple; et, au lieu de trois cent vingt mille citoyens qu'avait donné le dernier dénombrement, il ne s'en trouva que cent trente mille : tant la guerre civile avait été meurtrière pour Rome! tant elle avait moissonné de citoyens, sans compter tous les fléaux dont elle avait affligé le reste de l'Italie et toutes les provinces!
LXI. Après ce dénombrement, César, nommé consul pour la quatrième fois, partit sur-le-champ pour aller en Espagne faire la guerre aux fils de Pompée. Malgré leur jeunesse, ils avaient mis sur pied une armée formidable par le nombre des soldats, et ils montraient une audace qui les rendait dignes du commandement; aussi mirent-ils César dans le plus grand danger. Ils livrèrent sous les murs de la ville de Munda une grande bataille, dans laquelle César, voyant ses troupes, vivement pressées, n'opposer aux ennemis qu'une faible résistance, se jeta au fort de la mêlée, en criant à ses soldats s'ils n'avaient pas honte de le livrer ainsi à des enfants. Ce ne fut que par des efforts extraordinaires qu'il parvint à repousser les ennemis; il leur tua plus de trente mille hommes et perdit mille des siens, qui étaient les plus braves de l'armée. En rentrant dans son camp, après la bataille, il dit à ses amis qu'il avait souvent combattu pour la victoire, mais qu'il venait de combattre pour la vie. Il remporta cette victoire le jour de la fête des Dionysiaques, le même jour que Pompée, quatre ans auparavant, était sorti de Rome pour cette guerre civile. Le plus jeune des fils de Pompée se sauva de la bataille, et peu de jours après Didius vint mettre aux pieds de César la tête de l'aîné.
LXII. Ce fut la dernière guerre de César, et le triomphe qui la suivit affligea plus les Romains que tout ce qu'il avait pu faire précédemment; c'était, non pour ses victoires sur des généraux étrangers ou sur des rois barbares qu'il triomphait; mais pour avoir détruit et éteint la race du plus grand personnage que Rome eût produit, et qui avait été la victime des caprices de la fortune. On ne lui pardonnait pas de triompher ainsi des malheurs de sa patrie et de se glorifier d'un succès que la nécessité seule pouvait excuser, et devant les dieux et devant les hommes, d'autant que jusqu'alors il n'avait jamais ni envoyé de courriers, ni écrit de lettres au sénat pour annoncer les victoires qu'il' avait remportées dans les guerres civiles; il avait toujours paru rejeter une gloire dont il était honteux. Cependant les Romains pliaient sous l'ascendant de sa fortune et se soumettaient au frein sans résistance : persuadés même qu'ils ne pourraient se relever de tous les maux qu'avaient causés les guerres civiles que sous l'autorité d'un seul, ils le nommèrent dictateur perpétuel. C'était reconnaître ouvertement la tyrannie, puisqu'à l'autorité absolue et indépendante de la monarchie on ajoutait l'assurance de la posséder toujours. Les premiers honneurs que Cicéron avait proposé au sénat de lui décerner étaient dans les bornes d'une grandeur humaine; mais d'autres y en ajoutèrent de si immodérés, en disputant à l'envi à qui lui en prodiguerait le plus, que par ces distinctions excessives et déplacées, ils le rendirent odieux et insupportable aux personnes même du naturel le plus doux. Aussi croit-on que ses ennemis ne contribuèrent pas moins que ses flatteurs à les lui faire décerner, pour se préparer plus de prétextes de l'attaquer un jour, en paraissant en avoir les motifs les plus graves et les plus légitimes; car il faut avouer que, les guerres civiles une fois terminées, il se montra depuis irréprochable dans sa conduite.
LXIII. Ce fut donc une justice que les Romains lui rendirent, lorsqu'ils ordonnèrent que, pour consacrer sa douceur dans la victoire, on bâtirait, en son honneur, un temple à la Clémence. En effet, il avait pardonné à la plupart de ceux qui avaient porté les armes contre lui; il donna même à quelques uns d'entre eux des dignités et des emplois, en particulier à Brutus et à Cassius, qu'il nomma tous deux préteurs. Il ne vit pas même avec indifférence qu'on eût abattu les statues de Pompée, et il les fit relever. « César, dit à ce sujet Cicéron , en relevant les statues de Pompée, a affermi les siennes. » Ses amis lui conseillaient de prendre des gardes pour sa sûreté, et plusieurs même d'entre eux s'offraient à lui en servir. Il le refusa constamment
et leur dit qu'il valait mieux mourir une fois, que de craindre continuellement la mort; mais, persuadé que l'affection du peuple était la garde la plus honorable et la plus sûre dont il pût s'entourer, il s’appliqua de nouveau à gagner les citoyens par des repas publics, par des distributions de blé; et les soldats par 1’établissement de nouvelles colonies. Les plus considérables furent Corinthe et Carthage: ainsi
ces deux villes, qui avaient été prises et détruites en même temps, furent aussi rétablies et repeuplées ensemble. Il s'attira la bien veillance des grands en promettant aux uns des consulats et des pré-tures, en consolant les autres de leurs pertes par des charges et des honneurs, en donnant enfin à tous les plus belles espérances et cherchant par-là à rendre la soumission volontaire. Le consul Fabius Maximus mourut la veille de l'expiration de son consulat. César nomma Caninius Rebilius consul pour le seul jour qui restait; et comme on allait en foule, suivant l'usage, chez le nouveau consul pour le féliciter et l'accompagner au sénat, Cicéron dit plaisamment : « Hâtons-nous d'y aller, de peur qu'il ne sorte de charge avant qu'il ait pu recevoir notre compliment.
LXIV. César se sentait né pour les grandes entreprises; et, loin que ses nombreux exploits lui fissent désirer la jouissance paisible du fruit de ses travaux, ils lui inspirèrent au contraire de plus vastes projets; et flétrissant, pour ainsi dire, à ses yeux la gloire qu'il avait acquise, ils allumèrent en lui l'amour d'une gloire plus grande encore. Cette passion n'était qu'une sorte de jalousie contre lui-même, telle qu'il aurait pu l'avoir à l'égard d'un étranger; qu'une rivalité de surpasser ses exploits précédents par ceux qu'il projetait pour l'avenir. Il avait formé le dessein de porter la guerre chez les Parthes et il en faisait déjà les préparatifs. Il se proposait , après les avoir domptés, de traverser l'Hyrcanie, le long de la mer Caspienne et du mont Caucase; de se jeter ensuite dans la Scythie, de soumettre tous les pays voisins de la Germanie, et la Germanie même; et de revenir enfin en Italie par les Gaules, après avoir arrondi l'empire romain, qui aurait été ainsi de tous côtés borné par l'Océan. Pendant qu'il préparait cette expédition, il songeait à couper l'isthme de Corinthe; il avait même chargé Aniénus de cette entreprise et de celle de creuser un canal profond qui commencerait à Rome même et irait jusqu'à Circéum, pour conduire le Tibre dans la mer de Terracine et ouvrir au commerce une route plus commode et plus sûre jusqu'à Rome. Il voulait aussi dessécher les marais Pontins, dans le voisinage de Sétium, et changer les terres qu'ils inondaient en des campagnes fertiles qui fourniraient du blé à des milliers de cultivateurs. Il avait enfin le projet d'opposer des barrières à la mer la plus voisine de Rome, en élevant sur ses bords de fortes digues; et , après avoir nettoyé la rade d'Ostie, que des rochers couverts par les eaux rendaient périlleuse pour les navigateurs, d'y construire des ports et des arsenaux qui pussent contenir le grand nombre de vaisseaux qui s'y rendaient de toutes parts : mais ces grands ouvrages restèrent en projets.
LXV. II fut plus heureux dans la réforme du calendrier : il imagina une correction ingénieuse de l'inégalité qui jetait dans le calcul des temps beaucoup de confusion; et cette réforme, heureusement terminée, fut depuis d'un usage aussi commode qu'agréable. Les Romains, dans les premiers temps de leur monarchie, n'avaient pas même des périodes fixes et réglées pour accorder leurs mois avec l'année; et il en résultait que leurs sacrifices et leurs fêtes, en reculant peu à peu, se trouvaient successivement dans des saisons entièrement opposées à celles de leur établissement. Bien plus, au temps de César, où l’année solaire était seule en usage, le commun des citoyens n'en connaissait pas la révolution; les prêtres, qui seuls avaient la connaissance des temps, ajoutaient tout à coup, sans qu'on s’y attendit, un mois intercalaire, qu'ils appelaient Mercédonius, que le roi Numa avait imaginé; mais qui n'était qu'un faible remède , dont l’effet avait peu d'influence sur les erreurs qui, comme on l'a dit dans la Vie de ce prince, avaient lieu dans le calcul de l'année. César ayant proposé cette question aux plus savants philosophes et aux plus habiles mathématiciens de son temps, publia, d'après les méthodes déjà trouvées, une réforme particulière et exacte , dont les Romains font encore usage et qui prévient une partie des erreurs auxquelles les autres peuples sont sujets, sur l’inégalité qui a lieu entre les mois et l’années. Cependant ses envieux et ceux qui ne pouvaient souffrir sa domination en prirent sujet de le railler. Cicéron, si je ne me trompe, ayant entendu dire à quelqu'un que la constellation de la Lyre se lèverait le lendemain: « Oui, dit-il, elle se lèvera par édit; » comme si ce changement même n'avait été reçu que par contrainte.
LXVI. Mais la haine la plus envenimée des Romains contre lui et la véritable cause de sa mort vinrent du désir qu'il eut de se faire déclarer roi. De là naquit l'aversion que le peuple lui porta toujours depuis, et le prétexte le plus spécieux pour ses ennemis secrets d'exécuter leur mauvais dessein. Ceux qui voulaient l'élever à la royauté semaient dans le public que, d'après un oracle des livres sibyllins, les Parthes ne seraient soumis par les armées romaines que lorsqu'elles seraient commandées par un roi; que sans cela elles n'entreraient jamais dans leur pays. Un jour qu'il revenait d'Albe à Rome, ces mêmes personnes osèrent le saluer du nom de roi. César, qui s'aperçut du trouble que ce titre excitait parmi le peuple, fit semblant d'en être offensé et dit qu'il ne s'appelait pas roi, mais César. Ce mot fut suivi d'un silence profond de la part de tous les assistants, et César suivit son chemin d'un air triste et mécontent. Un autre jour que le sénat lui avait décerné des honneurs extraordinaires, les consuls et les préteurs, suivis de tous les sénateurs, se rendirent sur la place, où il était assis dans la tribune, pour lui faire part du décret. Il ne daigna pas se lever à leur arrivée; et, leur donnant audience comme aux plus simples particuliers, il leur dit qu'il fallait diminuer ses honneurs plutôt que de les augmenter. Le sénat ne fut pas plus mortifié de cette hauteur que le peuple lui-même, qui crut voir Rome méprisée dans ce dédain affecté pour les sénateurs; tous ceux qui n'étaient pas obligés par état de rester, s'en retournèrent la tête baissée et dans un morne silence. César s'en aperçut et rentra sur-le-champ dans sa maison; là, se découvrant la poitrine, il criait à ses amis qu'il était prêt à la présenter au premier qui voudrait l'égorger. Enfin, il s'excusa sur sa maladie ordinaire, qui, disait-il, ôte à ceux qui en sont attaqués l'usage de leurs sens, quand ils parlent debout devant une assemblée nombreuse; saisis d'abord d'un tremblement général, ils éprouvent des éblouissements et des vertiges qui les privent de toute connaissance. Mais cette excuse était fausse, car il avait voulu se lever devant le sénat; mais il en fut empêché par un de ses amis, ou plutôt par un de ses flatteurs, Cornélius Balbus, qui lui dit : « Oubliez-vous que vous êtes César? et voulez-vous rejeter les honneurs qui sont dus à votre dignité? »
LXVII. Après avoir ainsi mécontenté tous les ordres de la ville, il fit encore aux tribuns du peuple un outrage sanglant. On célébrait la Fête des Lupercales, qui, selon plusieurs écrivains, fut anciennement une fête de bergers, et a beaucoup de rapport avec la Fête des Lyciens en Arcadie. Ce jour-là les jeunes gens de première maison de Rome et la plupart des magistrats courent nus par la ville, armés de bandes de cuir qui ont tout leur poil et dont ils frappent, en s'amusant, toutes les personnes qu'ils rencontrent. Les femmes même les plus distinguées par leur naissance vont au-devant d'eux et tendent la main à leurs coups, comme les enfants dans les écoles; elles sont persuadées que c'est un moyen sûr pour les femmes grosses d'accoucher heureusement, et pour celles qui sont stériles, d'avoir des enfants. César assistait à cette fête, assis dans la tribune sur un siège d'or et vêtu d'une robe de triomphateur. Antoine, en sa qualité de consul, était un de ceux qui figuraient dans cette course sacrée. Quand il arriva sur la place publique et que la foule se fut ouverte pour lui donner passage, il s approcha de César et lui présenta un diadème enlacé d'une branche de laurier. Cette tentative n'excita qu'un battement de mains faible et sourd, qui avait l'air de venir de gens apostés; César repoussa la main d'Antoine, et à l'instant tout le peuple applaudit. Antoine lui présenta une seconde fois le diadème, et très peu de personnes battirent des mains; César le repoussa encore, et la place retentit d'applaudissements universels. Convaincu par cette double épreuve des dispositions du peuple, il se lève et donne ordre qu'on porte ce diadème au Capitole. Quelques jours après, on vit ses statues couronnées d'un bandeau royal: deux tribuns du peuple, Flavius et Marcellus, allèrent sur les lieux et arrachèrent ces diadèmes. Les premiers qu'ils rencontrèrent de ceux qui avaient salué César roi, ils les firent arrêter et conduire en prison. Le peuple suivait ces magistrats en battant des mains et les appelait des Brutus, parce que anciennement Brutus avait mis fin à l'autorité monarchique et transféré le pouvoir souverain des rois au sénat et au peuple. César, transporté de colère, priva les tribuns de leur charge, et, en se plaignant d’eux publiquement, il ne craignit pas d'insulter le peuple lui-même, en les appelant , à plusieurs reprises, des brutes et des cuméens.
LXVIII. Cet événement attira sur Brutus les regards de la multitude; il passait pour être, du côté paternel, un descendant de l'ancien Brutus, et par sa mère il était de la famille Servilia, autre maison non moins illustre: il était d'ailleurs neveu et gendre de Caton , et devait naturellement désirer la ruine de la monarchie; mais les honneurs et les bienfaits qu'il avait reçus de César émoussaient ce désir et l'empêchaient de se porter à la détruire. Non content de lui avoir donné la vie après la bataille de Pharsale et la fuite de Pompée, et d'avoir, à sa prière, sauvé plusieurs de ses amis, César lui avait encore témoigné la plus grande confiance, en lui conférant cette année même la préture la plus honorable et le désignant consul pour quatre ans après; il lui donnait la préférence sur Cassius, son compétiteur, quoiqu'il avouât que Cassius apportait de meilleurs titres , mais qu il ne pouvait le faire passer avant Brutus: aussi , lorsqu'on le lui dénonça comme engagé dans la conjuration qui se tramait déjà, il n'ajouta pas foi à cette accusation; et, se prenant la peau du corps avec la main : «Ce corps, dit-il, attend Brutus. » Il faisait entendre par-là que là vertu de Brutus le rendait digne de régner; mais que pour régner il ne deviendrait pas ingrat et criminel. Cependant ceux qui désiraient un changement et qui avaient les yeux fixés sur Brutus seul, ou du moins sur lui plus que sur tout autre, n'osaient pas, à la vérité,, lui en parler ouvertement; mais la nuit ils couvraient le tribunal et le siége où il rendait la justice comme préteur, de billets conçus, la plupart , en ces termes : «Tu dors, Brutus ! Tu n'es pas Brutus: » Cassius, qui s'aperçut que ces reproches réveillaient insensiblement en Brutus un vif désir de gloire, le pressa lui-même beaucoup plus qu'il n'avait fait encore; car il avait contre César des motifs particuliers de haine, que nous ferons connaître dans la Vie de Brutus. Aussi César, qui avait des soupçons sur son compte, dit-il: un jour à ses amis: « Que croyez-vous que projette Cassius? Pour moi; il ne me plaît guère, car je le trouve bien pâle. » Une autre fois on accusait auprès de lui Antoine et Dolabella de tramer quelques nouveautés. « Ce n'est pas, dit-il , ces gens si gras et si bien peignés que je redoute; je crains plutôt ces hommes si pâles et si maigres.» Il désignait Brutus et Cassius.
LXIX: Mais il est bien plus facile de prévoir sa destinée que de l'évité; celle de César fut, dit-on, annoncée par les présages et les prodiges les plus étonnants. A la vérité, dans un événement de cette importance, les feux célestes, les bruits nocturnes qu’on entendit en plusieurs endroits, les oiseaux solitaires qui vinrent, en plein jour, se poser sur la place de Rome, ne sont pas des signes assez frappants pour être remarqués. Mais, au rapport de Strabon le philosophe, on vit en l’air des hommes de feu marcher les uns contre les autres; le valet d’un soldat fit jaillir de sa main une flamme très vive; on crut que sa main en serait brûlée : mais quand il eut cessé, on n'y aperçut aucune trace du feu. Dans un sacrifice que César offrait, on ne trouva point de cœur à la victime; et c'était le prodige le plus effrayant , car il est contre la nature que ce viscère manque à un animal. Plusieurs personnes racontent encore aujourd'hui qu'un devin avertit César qu'il était menacé d’un très grand danger, le jour des ides des mars ; et que ce jour-là César en allant au sénat , ayant rencontré le devin, le salua et lui dit, en se moquant de sa prédiction: « Eh bien ! voilà les ides de mars venues. - Oui, lui répondit tout bas le devin, elles sont venues; mais elles ne sont pas passées. » La veille de ces ides, il soupait chez Lépidus, où, suivant sa coutume, il signa quelques lettres à table. Pendant qu'il faisait ces signatures, les convives proposèrent cette question : Quelle mort était la meilleure. César, prévenant leurs réponses, dit tout haut: « C'est la moins attendue. » Après souper, il rentra chez lui; et, pendant qu'il était couché avec sa femme, comme à son ordinaire, les portes et les fenêtres s'ouvrirent tout à coup d'elles-mêmes : réveillé en sursaut et troublé par le bruit et par la clarté de la lune qui donnait dans sa chambre, il entendit sa femme Calpurnia, qui dormait d'un sommeil profond, pousser des gémissements confus et prononcer des mots inarticulés qu'il ne put distinguer; mais il lui sembla qu'elle le pleurait, en le tenant égorgé dans ses bras. Selon quelques auteurs, Calpurnia eut pendant son sommeil une autre vision que celle-là ; ils disent, d'après Tite-Live, que le sénat, par un décret, avait fait placer au faîte de la maison de César une espèce de pinacle qui en était comme un ornement et une distinction; que Calpurnia avait songé que ce pinacle était rompu, et que c'était là le sujet de ses gémissements et de ses larmes. Quand le jour parut, elle conjura César de ne pas sortir, s'il lui était possible, ce jour-là, et de remettre à un autre jour l’assemblée du sénat. « Si vous faites peu d'attention à mes songes, ajouta-t-elle, ayez du moins recours à d'autres divinations et faites des sacrifices pour consulter l'avenir. » Ces alarmes de Calpurnia donnèrent des soupçons et des craintes à César; il n'avait jamais vu dans sa femme les faiblesses ordinaires à son sexe, ni aucun sentiment superstitieux; et il la voyait alors vivement affectée. Après plusieurs sacrifices, les devins lui déclarèrent que les signes n'étaient pas favorables; et il se décida enfin à envoyer Antoine au sénat, pour remettre l'assemblée à un autre jour.
LXX. Mais dans ce moment il voit entrer Décimus Brutus, surnommé Albinus. César avait en lui une telle confiance, qu'il l'avait institué son second héritier: il était cependant de la conjuration de l'autre Brutus et de Cassius; et, craignant que, si César ne tenait pas l'assemblée ce jour-là , leur complot ne fût découvert, il se moqua des devins et représenta vivement à César que ce délai donnerait lieu aux plaintes et aux reproches du sénat, qui se croirait insulté. « Les sénateurs, lui dit-il, ne se sont assemblés que sur votre convocation; ils sont disposés à vous déclarer roi de tous les pays situés hors de l'Italie, et à vous permettre de porter le diadème partout ailleurs qu'à Rome, sur terre et sur mer. Si, maintenant qu'ils sont sur leurs siéges, quelqu'un va leur dire de se retirer et de revenir un autre jour où Calpurnia aura eu des songes plus favorables, quels propos ne ferez-vous pas tenir à vos envieux? Et qui voudra seulement écouter vos amis, lorsqu'ils diront que ce n'est pas d'un côté la plus entière servitude, et de l'autre la tyrannie la plus absolue? Si toutefois, ajouta-t-il, vous croyez devoir éviter ce jour comme malheureux pour vous, il convient au moins que vous alliez en personne au sénat, pour lui déclarer vous-même que vous remettez l'assemblée à un autre jour. » En achevant ces mots, il le prend par la main et le fait sortir. Il avait à peine passé le seuil de sa porte, qu'un esclave étranger qui voulait absolument lui parler n'ayant pu l'approcher, à cause de la foule qui l'environnait, alla se jeter dans sa maison et se remit entre les mains de Calpurnia, en la priant de le garder jusqu'au retour de César, à qui il avait des choses importantes à communiquer. Artémidore de Cnide, qui enseignait à Rome les lettres grecques, qui voyait habituellement des complices de Brutus et savait une partie de la conjuration, vint pour remettre à César un écrit qui contenait les différents avis qu'il voulait lui donner; mais, voyant que César, à mesure qu'il recevait quelques papiers, les remettait aux officiers qui l'entouraient , il s'approcha le plus près qu'il lui fut possible, et en présentant son écrit : «César, dit-il , lisez ce papier seul et promptement ; il contient des choses importantes, qui vous intéressent personnellement. » César l'ayant pris de sa main essaya plusieurs fois de le lire; mais il en fut toujours empêché par la foule de ceux qui venaient lui parler. Il entra dans le sénat, le tenant toujours dans sa main, car c'était le seul qu'il eût gardé. Quelques auteurs disent qu'Artémidore, sans cesse repoussé dans le chemin par la foule, ne put jamais approcher de César, et qu'il lui fit remettre le papier par un autre.
LXXI. Toutes ces circonstances peuvent avoir été l'effet du hasard; mais on ne saurait en dire autant du lieu où le sénat fut assemblé ce jour-1à et où se passa cette scène sanglante. Il y avait une statue de Pompée, et c'était un des édifices qu'il avait dédiés pour servir d'ornement à son théâtre. N’est-ce pas une preuve évidente que cette entreprise était conduite par un dieu, qui avait marqué cet édifice pour le lieu de l'exécution? Un dit même que Cassius, lorsqu'on fut près d'attaquer César, porta ses yeux sur la statue de Pompée et l'invoqua en secret, quoiqu’il fût d'ailleurs dans les sentiments d'Épicure; mais la vue du danger présent pénétra son âme d'un vif sentiment d'enthousiasme, qui lui fit démentir ses anciennes opinions. Antoine, dont on craignait la fidélité pour César et la force de corps extraordinaire, fut retenu , hors du lieu de l'assemblée; par Albinus; qui engagea à dessein avec lui une longue conversation. Lorsque César entra , tous les sénateurs se levèrent pour lui faire honneur. Des complices de Brutus, les uns se placèrent autour du siége de César; les autres allèrent au-devant de lui, pour joindre leurs prières à celles de Métellus Cimber, qui demandait le rappel de son frère; et ils le suivirent, en redoublant leurs instances, jusqu'à ce qu'il fut arrivé à sa place. Il s'assit, en rejetant leurs prières; et, comme ils le pressaient toujours plus vivement, il leur témoigna à chacun en particulier son mécontentement. A!ors Métellus lui prit la robe de ses deux mains et lui découvrit le haut de l'épaule; c’était le signal dont les conjurés étaient convenus. Casca le frappa le premier de son épée; mais le coup ne fut pas mortel, le fer n'ayant pas pénétré bien avant. Il y a apparence que, chargé de commencer une si grande entreprise, il se sentit troublé. César se tournant vers lui saisit son épée, qu'il tint toujours dans sa main. Ils s'écrièrent tous deux en même temps, César en latin : « Scélérat de Casca , que fais-tu ? » Et Casca, s'adressant à son frère, lui cria , en grec : « Mon frère , au secours ! »
LXXII. Dans le premier moment, tous ceux qui n'étaient pas du secret furent saisis d'horreur; et, frissonnant de tout leur corps, ils n’osèrent ni prendre la fuite, ni défendre César, ni proférer une seule parole. Cependant les conjurés, tirant chacun son épée, l'environnent de toutes parts; de quelque côté qu'il se tourne, il ne trouve que des épées qui le frappent aux yeux et au visage: tel qu'une bête féroce assaillie par les chasseurs, il se débattait entre toutes ces mains armées contre lui; car chacun voulait avoir part à ce meurtre, et goûter pour ainsi dire à ce sang, comme aux libations d'un sacrifice. Brutus lui-même lui porta un coup dans l'aine. Il s'était défendu, dit-on, contre les autres et traînait son corps de côté et d'autre en poussant de grands cris. Mais quand il vit Brutus venir sur lui l'épée nue à la main, il se couvrit la tête de sa robe et s’abandonna au fer des conjurés. Soit hasard, soit dessein formé de leur part, il fut poussé jusqu'au piédestal de la statue de Pompée, qui fut couverte de son sang. Il semblait que Pompée présidât à la vengeance qu'on tirait de son ennemi, qui, abattu et palpitant, venait expirer à ses pieds du grand nombre de blessures qu'il avait reçues. Il fut percé, dit-on, de vingt-trois coups; et plusieurs des conjurés se blessèrent eux-mêmes en frappant tous à la fois sur un seul homme.
LXXIII. Quand César fut mort, Brutus s'avança au milieu du sénat; pour rendre raison de ce que les conjurés venaient de faire: mais les sénateurs n'eurent pas la force de l'entendre; ils s'enfuirent précipitamment par les portes et jetèrent parmi le peuple le trouble et l'effroi. Les uns fermaient leurs maisons, les autres abandonnaient leurs banques et leurs comptoirs; les rues étaient pleines de gens qui couraient çà et là, et dont les uns allaient au sénat pour voir cet affreux spectacle; les autres en revenaient après l'avoir vu. Antoine et Lépidus, les deux plus grands amis de César, se dérobant de la foule, cherchèrent un asile dans des maisons étrangères. Mais Brutus et les autres conjurés, encore tout fumants du sang qu'il venaient de répandre, et tenant leurs épées nues, sortirent tous ensemble du sénat, et prirent le chemin du Capitole, non comme des gens qui fuient, mais d’un air content, et avec un visage gai qui annonçait leur confiance. Ils appelaient le peuple à la liberté et s'arrêtaient avec les personnes de distinction qu'ils rencontraient dans les rues. Il y en eut même qui se joignirent à eux, pour faire croire qu’il avaient eu part à la conjuration, et en partager faussement la gloire. De ce nombre furent Caius Octavius et Lentulus Spinther, qui, dans la suite, furent bien punis de cette vanité. Antoine et le jeune César les firent mettre à mort et leur ôtèrent même l'honneur qu'ils avaient ambitionné, et qui causa leur perte. Ceux qui les condamnèrent punirent en eux, non la complicité du meurtre, mais l'intention. Le lendemain, Brutus et les autres conjurés se rendirent sur la place et parlèrent au peuple, qui les écouta sans donner aucun signe de blâme ni d'approbation; le profond silence qu'il garda faisait seulement connaître que, si d'un côté il plaignait César, de l'autre, il respectait Brutus. Le sénat décréta l'amnistie générale du passé; il ordonna qu'on rendrait à César les honneurs divins, et qu'on ne changerait aucune des ordonnances qu'il avait faites pendant sa dictature. Il distribua à Brutus et à ses complices des gouvernements et leur décerna des honneurs convenables. Tout le monde crut que les affaires étaient sagement disposées, et la république remise dans le meilleur état.
LXXIV. Mais, quand on eut ouvert le testament de César et qu'on y eut lu qu’il laissait à chaque Romain un legs considérable; qu'ensuite on vit porter, à travers la place, son corps sanglant et déchiré de plaies, le peuple, ne se contenant plus et ne gardant aucune modération, fit un bûcher des bancs, des barrières et des tables qui étaient sur la place, et brûla le corps de César. Prenant ensuite des tisons enflammés, il courut en foule aux maisons des meurtriers, pour y mettre le feu; plusieurs même se répandirent dans la ville et les cherchèrent, dans le dessein de les mettre en pièces; mais on ne put les découvrir, parce qu'ils se tinrent bien renfermés. Un des amis de César, nommé Cinna, avait eu, la nuit précédente, un songe assez extraordinaire: il avait cru voir César qui l'invitait à souper, et qui, sur son refus, l'avait pris par la main et l'avait entraîné, malgré sa résistance. Quand il apprit qu'on brûlait sur la place publique le corps du dictateur, il se leva; et, quoique inquiet du songe qu'il avait eu, quoique malade de la fièvre, il y courut pour rendre à son ami les derniers devoirs. Lorsqu'il arriva sur la place, quelqu'un du peuple le nomma à un citoyen qui lui demandait son nom ; celui-ci le dit à un autre; et bientôt il courut dans toute la foule que c'était un des meurtriers de César: il y avait en effet un des conjurés qui s'appelait Cinna; et le peuple, prenant cet homme pour le meurtrier, se jeta sur lui, et le mit en pièces sur la place même. Brutus et Cassius, effrayés de cette fureur populaire, sortirent de la ville peu de jours après. Je raconterai dans la Vie de Brutus ce qu’ils firent depuis, et les malheurs qu'ils éprouvèrent.
LXXV. César mourut âgé de cinquante-six ans, et ne survécut guère que de quatre ans à Pompée. Cette domination, ce pouvoir souverain qu'il n'avait cessé de poursuivre à travers mille dangers, et qu'il obtint avec tant de peine, ne lui procura qu’un vain titre, qu'une gloire fragile, qui lui attirèrent la haine de ses concitoyens. Mais ce génie puissant qui l'avait conduit pendant sa vie le suivit encore après sa mort; il s'en montra le vengeur, en s'attachant sur les pas de ses meurtriers et par terre et par mer, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus un seul de ceux qui avaient pris la moindre part à l'exécution, ou qui avaient seulement approuvé le complot. Entre les événements humains, il n'en est pas de plus étonnant que celui qu'éprouva Cassius : vaincu à la bataille de Philippes, il se tua de la même épée dont il avait frappé César ; et parmi les phénomènes célestes, on vit un premier signe remarquable dans cette grande comète qui, après le meurtre de César, brilla avec tant d'éclat pendant sept nuits et disparut ensuite. Un second signe, ce fut l'obscurcissement du globe solaire, qui parut fort pâle toute cette année-là, et qui chaque jour, à son lever, au lieu de rayons étincelants, n'envoyait qu'une lumière faible et une chaleur si languissante, que l’air fut toujours épais et ténébreux; car la chaleur seule peut le raréfier; son intempérie fit avorter les fruits, qui se flétrirent avant que d'arriver à leur maturité.
LXXVI. Mais rien ne prouve davantage combien le meurtre de César avait déplu aux dieux, que le fantôme qui apparut à Brutus. Pendant qu'il se disposait à faire passer son armée du port d'Abyde au rivage opposé, il se reposait la nuit dans sa tente, suivant sa coutume, sans dormir et réfléchissant sur l'avenir. C'était de tous les généraux celui qui avait le moins besoin de sommeil, et que la nature avait fait pour veiller le plus longtemps. Il crut entendre quelque bruit à la porte de sa tente; et, en regardant à la clarté d'une lampe prête à s'éteindre, il aperçut un spectre horrible, d'une grandeur démesurée et d'une figure hideuse. Cette apparition lui causa d'abord de l’effroi; mais quand il vit que le spectre, sans faire aucun mouvement et sans rien dire, se tenait en silence auprès de son lit, il lui demanda qui il était: « Brutus, lui répondit le fantôme, je suis ton mauvais génie, et tu me verras à Philippes. - Eh bien ! reprit Brutus d'un ton assuré, je t'y verrai. » Et aussitôt le spectre s'évanouit. Quelque temps après, à la bataille de Philippes contre Antoine et César, il remporta une première victoire, renversa de son côté tout ce qui lui faisait tête et poursuivit les fuyards jusqu'au camp de César, qui fut livré au pillage. Il se préparait à un second combat, lorsque ce même spectre lui apparut encore la nuit, sans proférer une seule parole. Brutus, qui comprit que son heure était venue, se précipita volontairement au milieu des plus grands dangers. Cependant il ne mourut pas dans le combat; ses troupes ayant été mises en déroute, il se retira sur une roche escarpée; là, se jetant sur son épée, avec l’aide d’un de ses amis, il se l'enfonça dans la poitrine, et expira sur le coup.
Plutarque, Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, Furne et Cie Librairies-éditeurs, Paris, 1840.