Des besoins au désir

Jean Proulx

Philosophie existentialiste transcendantale revendiquant une insatisfaction profonde, ou plutôt un manque que rien ne saurait combler. Une recherche désespérée de l'être qui se retire déjà depuis longtemps...

« "Il n'y a pas d'amour heureux" chante le poète (1). Les choses et les êtres aimés n'arrivent pas à satisfaire l'homme qui chemine en ce monde, tel le Juif errant, avec une "conscience malheureuse"(2). Toutes ses expériences humaines, malgré "la plénitude de soi" et la communion auxquelles elles peuvent parfois le conduire, le laissent profondément inquiet et tourmenté. Son monde ressemblerait-il à une caverne et sa condition serait-elle analogue à celle des prisonniers, condamnés à ne connaître que les ombres des choses et des êtres (3) ? Ce qui semble juste en ce qui a trait à la connaissance le serait-il aussi en regard du désir ? Par-delà la satisfaction immédiate de ses besoins, l'homme devrait-il se contenter de vivre parmi les ombres de ce qu'il désire?

Les besoins humains ou l'existence incorporée

Se nourrir, se loger, se reposer sont des activités qu'on rattache normalement à des besoins humains fondamentaux. En tant que besoins ils expriment un manque vital. C'est donc dire qu'il est essentiel à l'homme de leur apporter une réponse et un apaisement. Il s'agit ici, en effet, d'exigences qui doivent être satisfaites pour que l'organisme se maintienne dans le courant de la vie. Elles revêtent donc un caractère de nécessité vitale.

Ce type de besoins exige aussi la satisfaction la plus immédiate. Si le temps entre l'appel et la réponse franchit un certain seuil, c'est la destruction et la mort pour l'organisme. En ce sens, on peut parler de ces besoins en termes d'intentionnalités immédiates de la vie et de mouvements spontanés de l'élan vital.

La satisfaction de ce manque vital ne s'accomplit que dans la présence de l'objet complémentaire au besoin. Le besoin poursuit donc un objet précis qu'il cherche à posséder et son apaisement sera atteint dans la présence immédiate de ce même objet.

Le besoin, quel qu'il soit, peut être décelé dans la pulsion ou le penchant. Aux besoins de l'organisme correspondent de multiples pulsions. Pourtant, par-delà cette multiplicité de penchants, une analyse pénétrante pourrait peut-être "découvrir que tous les drives (besoins) ne sont que des variations sur un même thème qui serait en somme le conatus spinoziste" (4). Ce conatus est précisément l'effort naturel de chaque être pour persévérer dans son être même (5). Le besoin de se nourrir s'exprimant dans la faim (penchant) et s'apaisant dans la nourriture (objet défini, représentation), constitue en somme, pour l'organisme, une variation sur le thème fondamental de l'effort pour se maintenir dans l'être.

Le besoin, enfin, du moins en son sens le plus primitif, se rattache à l'homme comme être naturel. Il exprime un manque vital de l'organisme humain et non de la personne en tant que telle. On peut donc le caractériser comme finalité naturelle et le rattacher à cette dimension de l'humain que Mounier nomme "l'existence incorporée" (6). C'est aussi ce que Scheler nous propose quand il rattache les divers systèmes de tendances (reproduction, croissance, nutrition) au "principe de vie" en l'homme (7).

Voilà donc quelques caractéristiques des besoins les plus Primitifs (primaires) de l'homme, ceux qui jaillissent de son être naturel. C'est par analogie qu'on peut parler des besoins sociaux (dérivés). Ainsi le besoin de conversation ne s'insère pas dans l'être naturel de l'homme. Il participe, à un niveau différent, des caractéristiques du besoin primitif.

Simone Weil, dans un très beau livre (8), nous propose une réflexion intéressante sur les besoins vitaux de l'âme humaine. Ces besoins moraux, qu'on retrouve par couples de contraires, sont analogues aux besoins physiques de la nourriture, de la chaleur et du sommeil :

La première étude à faire est celle des besoins qui sont à la vie de l'âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur. Il faut tenter de les énumérer et de les définir (9).

Simone Weil nous présente donc par la suite des couples de besoins contraires (obéissance et responsabilité, égalité et hiérarchie, sécurité et risque, etc.). Sur ces besoins vitaux, physiques ou moraux, se fondent en définitive les devoirs éternels envers l'être humain (10). Si riche de suggestions que soit cette étude, elle ne me semble pas rejoindre cette profondeur humaine qui ne se livre que dans la sphère du désir humain.


La sphère du désir ou la transcendance

C'est au coeur même des expériences humaines de la faute, de l'échec, de la solitude et de la vénération que Jean Nabert (11) décèle ce sentiment moral originaire, celui de l'inadéquation de notre être à nous-mêmes. Ici se vit la rupture tragique entre ce qu'il nomme la conscience réelle et la conscience pure, entre l'être donné et l'être absolu, entre le moi concret et le moi idéal. C'est ainsi que "la conscience doit se définir comme l'expérience d'une séparation" (12) et se manifester "sous les traits d'un désir qui n'a pas sa source dans la nature" (13). L'histoire de toute conscience devient donc l'histoire de cette aspiration fondamentale et de ce vouloir essentiel, un regard sur les grands moments du désir d'être.

Ainsi la conscience se révèle comme avenir. Telle est, d'ailleurs, l'affirmation sartrienne de la conscience comme néant et pour-soi. L'homme, dans cette optique, est une subjectivité "qui existe avant de pouvoir être définie par aucun concept" (14). Son existence précède son essence et parce qu'il est fondamentalement mouvement de dépassement de soi, il peut affirmer qu'il n'est pas ce qu'il est (devenu) et qu'il est ce qu'il n'est pas (encore). Telle est, de même, la pensée de Mounier qui parle de "L'éminente dignité" (15) de la personne et qui la pose comme "vocation" et ouverture au transcendant. C'est ainsi que, dans la sphère du désir, il nous faut parler de variations sur le thème fondamental du dépassement incessant de soi-même, et non plus, comme dans la sphère des besoins, de l'effort pour se maintenir dans l'être.

Ce désir constitutif de l'être humain, à la différence du besoin une fois de plus, est sans objet représentable. À la poursuite, par le besoin, d'une représentation objective comme la nourriture, le logement, le partenaire sexuel, il oppose la recherche continue d'un non représentable. Cette présence absente ressemble à la Beauté en soi à laquelle parvient, chez Platon, la pensée dialectique (16). Le désir, en effet, exprime le dynamisme illimité de l'être humain et maintient, en l'homme, l'horizon inaccessible de "la totalité qui se refuse à toute représentation" (17).

Parce que le désir ouvre l'homme sur l'universel, il en fait un être profondément insatisfait de toutes ses réalisations et une conscience malheureuse au coeur même de toutes ses actions. Possédant ce que Hégel appelle des "fenêtres sur l'absolu ", l'homme est voué à l'inassouvissement et à l'insatisfaction. Kierkegaard, parlant des trois sphères de l'existence - la sphère esthétique (Don Juan), la sphère éthique (L'époux fidèle), la sphère religieuse (Abraham) - affirmait déjà qu'en chacune d'elles existe une passion, un pathos infini qui prend les noms de la jouissance, du devoir et de la foi (18). Que l'homme soit cette passion infinie de l'infini, nous en trouvons la confirmation dans une analyse sérieuse de sa "conscience axiologique". Telle est bien la pensée de Sartre qui en arrive, cependant, à parler de l'homme comme d'une "passion inutile":

La valeur est le sens et l'au-delà de tout dépassement, elle est comme l'en-soi absent qui hante l'être pour soi (19).

Cette passion, cette aspiration ou ce désir d'être dont parle Nabert ne s'enracine pas dans l'être naturel de l'homme. Ce "penchant pur" est un au-delà des pulsions naturelles et des instincts. Il n'a pas son origine dans la nature mais dans l'esprit; il ne se fonde pas sur l'organisme, mais sur la personne. C'est en ce sens que se dessine la distinction entre l'homme et l'animal, selon Scheler et Buytendijk (20). L'homme n'est pas, comme l'animal, soumis à son environnement et à ses besoins. Il possède cette capacité fondamentale de se donner des idées universelles et de poursuivre des valeurs. Son milieu devient un monde et ses besoins sont traversés par un désir qui les transcende. C'est même le vide infini du coeur de l'homme qui lui permet de saisir les êtres et les événements dans des formes vides d'espace et de temps (21). La sphère du désir se réfère donc à la "spiritualité" humaine. Mais l'homme n'est pas plus "un ange" qu'il n'est "une bête" et c'est dans un ensemble de médiations que devra s'opérer la réconciliation des besoins et du désir.

Les médiations du désir

Malinowski parle de toute réalité culturelle comme d'une réponse à un besoin, primaire ou dérivé, biologique ou social. Ainsi le besoin est à la source de la culture et la culture revêt un caractère organique. Il nous semblerait plus juste de mettre l'ensemble des "produits culturels" en relation à la fois avec les besoins et avec le désir d'être et de les saisir alors dans leur fonction essentielle de médiation.

Ainsi la réflexion elle-même "apparaît comme un moment dans l'histoire du désir constitutif de notre être" (22). Il s'agit évidemment ici de cette réflexion qui cherche à approfondir la signification des expériences existentielles. Le mouvement d'authenticité intellectuelle qui s'empare de la pensée n'a de cesse qu'il ne soit parvenu à un sens englobant et totalisant. L'ensemble des finalités naturelles et des mouvements spontanés qui les expriment, trouvent ici la condition de possibilité de leur intégration au désir essentiel de l'homme. La réflexion existentielle se manifeste alors comme un chemin et une médiation fondamentale dans l'intégration des multiples besoins à l'unité du désir d'être. Le sens englobant auquel peut parvenir la réflexion rend possible l'appropriation des pulsions naturelles par le désir et leur unification.

De même, les responsabilités et les institutions que l'homme se donne à lui-même sont des médiations entre la nature et l'aspiration essentielle qui traverse l'homme, entre les penchants naturels, exprimant les besoins, et le désir d'être. Les responsabilités (devoirs), en effet, constituent un appui pour le désir d'être mais elles participent de son élan vers l'universel et l'infini (23). Par rapport aux pulsions, elles intègrent leurs énergies dans la mouvance du désir d'être. De même, les institutions interprètent les pulsions dans le sens de l'aspiration fondamentale. Elles jouent un rôle de médiatrices entre la nature et l'esprit, entre les penchants naturels et le désir d'être. Ainsi, dans le mariage, la pulsion sexuelle est intégrée dans le désir d'être qui prend alors les noms de valeurs telles que la communion et la fidélité créatrice.

Enfin, l'art lui-même et la rêverie qui le porte s'inscrivent dans cette médiation. L'expérience esthétique réconcilie la nature et la liberté, elle rend l'esprit sensible et spiritualise la sensibilité (24). Le monde de l'imaginaire franchit les limites, traverse les déterminations de toutes sortes et situe l'homme tout entier, sensibilité et esprit, dans l'ouverture sur l'infini et l'universel, dans l'horizon de la totalité, dans l'élan du désir d'être.

L'homme a des besoins mais il est désir. Le définir par ses besoins, c'est l'objectiver, le naturaliser. Le situer dans la seule sphère du désir, c'est le déshumaniser. Son existence réelle est tragique. Elle oscille entre les besoins et le désir, entre la nature et l'esprit. La réflexion, les responsabilités et les institutions, l'art jouent un rôle médiateur entre les besoins et ce désir. Mais toujours plane sur l'homme la menace d'une "naturalisation" de son désir infini et d'une dégradation de son être en avoir. »


Notes

1. Aragon, chanté par Léo Ferré.

2. Kierkegaard, Soren, L'existence, Paris, Presses universitaires de France, 1962, p. 108.

3. Platon, La République, Paris, Les Belles Lettres, 1956, pp. 514a-518d.

4. Dufrenne, M., La personnalité de base, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 73.

5. Spinoza, L'Éthique, Paris, Gallimard, 1964, 3e partie, propositions 6 et 7.

6. Mounier, Emmanuel, Le personnalisme, Paris, Presses universitaires de France, 1967, première partie, ch. I.

7. Scheler, Max, L'homme et l'histoire, Paris, Aubier, 1955, pp. 48, 64-65.

8. Weil, Simone, L'enracinement, Paris, Gallimard, 1962.

9. Ibid., p. 17.

10. Weil, Simone, op. cit., p. 13.

11. Nabert, J., Eléments pour une éthique, Paris, Aubier, 1962.

12. Ibid., p. 110.

13. Ibid., p. 114.

14. Sartre, Jean-Paul, L'existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1966, p. 21.

15. Mounier, Emmanuel, op. cit., première partie, ch. I.

16. Platon, "Le Banquet", dans Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1950, t. 1, p. 746-748.

17. Jolif, J.-Y., Comprendre l'homme, Paris, Cerf, 1967, p. 141.

18. Kierkegaard, Soren, op. cit., p. 85-155.

19. Sartre, Jean-Paul, L'être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 137.

20. Scheler, Max, La situation de l'homme dans le monde, Paris, Aubier, 1951;
Buytendijk, F.J.J., L'homme et l'animal, Paris, Gallimard, 1965.

21. Scheler, Max, op. cit., p. 62.

22. Nabert, J., op. cit., p. 20.

23. Nogué J., L'activité primitive du moi, Paris, Alcan, 1936; Combès, Joseph, Valeur et liberté, Paris, Presses universitaires de France, 1967.

24. Marcuse, Herbert, Eros et civilisation, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, deuxième partie, ch. 9, pp. 153-172.

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