Ruskin ou le sermon sur les pierres
Si l'Anglais John Ruskin n'a pas encore conquis en France un nom égal aux noms de Tolstoï ou d'Ibsen, ce n'est pas faute de preneurs. Le livre que M. André Chevrillon, neveu et élève de Taine, a publié chez Hachette, sur la Pensée de Ruskin, s'ajoute, à toute une série d'études apologétiques, dont la plus agréable et, à mon sens, la plus substantielle, dans sa grâce et sa modération, demeure celle de M. de la Sizeranne, publiée en 1897. Presque en même temps que le travail de M. Chevrillon, paraissait, au Mercure de France, une traduction du John Ruskin, de M. Frédéric Harrisson, avec un recueil de Pages choisies. Ce sont là les plus récents éléments d'une bibliographie, où vous trouveriez les noms de MM. Jacques Bardoux, Marcel Proust et Paul Desjardins. M. Paul Desjardins est le propre ancêtre du «ruskinianisme» en France. Voici tout près de vingt ans que, dans son Devoir présent, dans ses Grandes âmes et petites vies, ses Compagnons de la Vie nouvelle, sa Nouvelle Fiésole, il élaborait, à l'usage des Français, une sorte de religion, que j'appellerai protestantisme ombrien, ou bien calvinisme préraphaëlite, et où dominait l'inspiration de Ruskin.
Ruskin a joui dans les pays de langue anglaise du succès le plus étendu. On me dit que sa popularité décline aujourd'hui. Mais, pendant un demi-siècle au moins, ses livres ont rapporté, comme on dit, «gros d'argent».
Et je comprendrais que M. de la Sizeranne s'émerveillât d'un tel résultat, s'il était vrai, comme il le prétend, que la littérature de Ruskin appartienne aux genres sévères de la philosophie et de la critique d'art. Mais ne se trompe-t-il pas quand il prétend rapporter à quelque genre défini la littérature de Ruskin? Elle est, à vrai dire, inclassable. Elle offre comme une mixture unique des genres les plus divers, ce qui est un genre aussi, mais le, moins sévère et le moins philosophique qu'on puisse imaginer.
Historien et critique des arts, voilà, j'en conviens, ce que Ruskin semble avoir été avant tout. Mais ce n'est qu'une apparence. Il a été également cent autres choses, et il a été toutes ces choses, les plus différentes du monde, non pas dans des livres et à des moments différents, mais dans chacun de ses livres, dans chacun des chapitres de ses livres et bien souvent dans la même page. Évidemment, des ouvrages intitulés: les Peintres modernes, les Sept Lampes de l'architecture, les Pierres de Venise, traitent d'esthétique. Mais l'esthétique, telle que la conçoit Ruskin, embrasse à peu près tous les sujets. Il n'est ordre de questions ou de considérations qu'il n'y fasse rentrer. Que ne peut-on, quand on le veut bien, rattacher au commentaire d'un monument d'architecture ou d'un tableau! L'explication des œuvres d'art est pour lui le prétexte et l'amorce d'un bavardage passionné, enflammé, et souvent plein d'humour, qui butine à tort et à travers dans la théologie, la mythologie, la symbolique, l'histoire naturelle, la morale, l'économie politique, l'hygiène et l'utopie sociale. Penseur intarissable. Ruskin ne pense guère que par digression. Il y a beaucoup de ressemblance entre lui et notre Michelet, le Michelet des derniers volumes de l'Histoire de France, de l'Oiseau, de la Mer, et surtout de la Sorcière.
Cependant, si la matière de la plupart de ses livres, traités, articles, discours et leçons, est composite, bigarrée, capricieuse, dépourvue d'ordre et de choix logique, au point d'en rendre l'analyse et le compte rendu proprement impossibles, si M. Harrisson a exactement caractérisé son procédé littéraire le plus fréquent, en disant que chez Ruskin «chaque paragraphe, chaque sentence, chaque phrase même semble au lecteur la dernière à laquelle il aurait songé pour faire suite à la précédente», il est bien vrai, à un autre point de vue, qu'on ne saurait imaginer œuvre plus une, dans son ensemble, que l'œuvre de cet étrange esprit. Elle est une tout d'abord car l'accent de la personnalité qui en pénètre, qui en anime toutes les parties, tous les détails, et qui donne à tous les dires, raisonnables ou non, de Ruskin, le cachet de Ruskin. Elle est une encore, en vertu d'un certain fond d'idées aussi aventureux que rudimentaire, formé par Ruskin une fois pour toutes, d'où il n'est jamais sorti, auquel il a tout ramené, se servant, pour la défense de ses idées favorites, de tous les arguments qu'une culture encyclopédique, mais improvisée et hâtive, sans force et sans sérieux, fournissait en surabondance à sa prodigieuse fantaisie.
Pour la personnalité de Ruskin, s'il est un caractère qui la définisse, c'est celui d'apôtre, d'annonciateur religieux, de prédicateur exalté — prédicateur d'une croyance composée ou combinée par lui-même. Il a dit de ses Pierres de Venise que c'était un «sermon sur les pierres». Toute son œuvre n'est qu'un sermon en quatre-vingts volumes, elle a des prétentions de révélation et de prophétie, elle veut régénérer le monde. Il est vrai que c'est par des moyens fort innocents. Jamais l'Angleterre n'a connu secte moins fanatique, moins sombre, moins morne, j'allais presque dire plus aimable, que celle que rêvait de fonder ce puritain épris de Venise, de Florence, de Fra Angelico, de saint François d'Assise, et qui mettait d'ailleurs toute la violence et parfois l'amertume de sa religion native, toute l'âpreté sarcastique de sa race, à prescrire le culte de ces grâces lumineuses et innocentes. Cependant, avec tout son amour de l'Italie médiévale et de l'art catholique, Ruskin ne se comprend, en définitive, que comme l'un de ces grands sectaires qui, de génération en génération, se lèvent du sol protestant de sa patrie pour entreprendre sur les âmes quelque vaste opération de conversion et de résurrection morale. Ce trait, dans notre pensée, le rabaisse-t-il? Non pas précisément; car nous l'appliquerions aussi à l'étonnant Carlyle. Il le montre seulement très étranger à des hommes de naissance catholique et latine, de formation classique, et au fond peu intelligible pour eux. La singularité de Ruskin, singularité qui adoucit sa physionomie et qui sera jugée par quelques-uns diminuer son éloignement de nous, c'est d'avoir été le sectaire esthète.
Pour sa croyance ou sa religion, voici, je crois, comment on en peut résumer les articles essentiels. Fonds de protestantisme puritain que le charme de l'école ombrienne, de Dante et des cathédrales fit évoluer vers une sorte de catholicisme rétrospectif, anté-luthérien, rejetant toute l'œuvre de l'Église à partir du concile de Trente. Aveu et déploration de la défiance ou de l'hostilité manifestée par la Réforme luthérienne et calviniste envers les beaux-arts, sur lesquels Ruskin accuse d'ailleurs les papes et l'Église d'avoir exercé, depuis le seizième siècle, une influence corruptrice. Exaltation des peintres «primitifs» et de l'architecture gothique, considérés comme le sommet de l'histoire de l'art européen. Condamnation de la Renaissance classique, de tous les styles et de toutes les écoles qui en sont sortis, de l'étude et de l'imitation esthétique des anciens (l'art grec est matérialiste!), de l'idolâtrie de la science expérimentale et positive, de l'esprit encyclopédique du dix-huitième siècle, de l'industrialisme moderne et de toutes les nouveautés qu'il a introduites dans la civilisation, ces fléaux divers étant un peu considérés par saint Georges-Ruskin comme autant de têtes du même dragon. Explication de la supériorité et de la grandeur du moyen âge par la vertu morale de cette époque, la simplicité des cœurs, l'absence de la distinction ultérieurement établie entre l'artisan et l'artiste, la perfection d'un état social qui incorporait toujours les efforts et les inventions de l'individu à une œuvre collective et mettait l'esthétique au service de la cité et de la religion. Explication de la dégénérescence des arts, à dater de la Renaissance, par la corruption païenne des sens et de l'esprit, par la vanité et le pédantisme des artistes, par leur préoccupation des règles, leur souci de plaire à des initiés, leur asservissement à la volupté et aux goûts luxueux des princes et des grands, par l'orgueil du savoir et l'amour de la beauté pour la beauté. Nécessité de revenir, non pas à la foi catholique, mais à l'organisation sociale, aux modes de travail, aux mœurs, et aux coutumes du moyen âge.
Voilà, en bonne partie tout au moins, le système de ses articles de foi. Il apparaît clairement, sur ce seul résumé. Comment la défense de toutes ces croyances qui font bloc dans son cœur et son imagination, l'induit à parler constamment et comme d'une seule haleine de toutes choses. Curieux mélange de très belles idées et de pures lubies, de très nobles et magnifiques sentiments et d'irritantes puérilités, de très hautes vérités et d'opinions absurdes, que cette religion esthético-sociale de Ruskin! Et quelle plus étrange esthétique que celle qui oblige à considérer (Ruskin n'hésitait pas devant cette conséquence) un Rembrandt, un Vélasquez, un Claude Lorrain, un Poussin comme des témoins de la dégénérescence de l'art, à les immoler (avec un Salvator Rosa) aux pieds de Fra Angelico, de Giotto et de Cimabue!
Les admirateurs (surtout français) de Ruskin m'accuseront de ne pas le comprendre. C'est bien possible. Pour autant que je l'aie compris, je n'y serais point parvenu si je ne m'étais rappelé le comte Russel; qui me parait avoir été un original dans le genre de Ruskin, un grand cœur ingénu, généreux,- chimérique, poétique, maniaque comme lui. Si vous avez voyagé, voici seulement quinze ans, dans les Pyrénées, vous l'aurez rencontré sur la Place Royale de Pau, à la table d'hôte, de Gabas ou de Gavarnie. Venu tout jeune dans notre Béarn, pour sauver sa poitrine malade des brouillards de Londres, cet Anglais, qui a vécu plus de quatre-vingts ans, découvrit avec ivresse et piété la montagne, entendez la haute montagne, les extrêmes sommets qu'il visitait et qu'il habitait même le plus souvent possible. Il aima la montagne; il n'en sortit plus; il lui voua sa vie et, avec sa vie, qu'elle devait prolonger au delà des limites communes, sa foi. En bon Anglais, qui doit toujours prêcher quelque chose, il la prêcha. Il loua en elle la médicatrice de toutes les plaies physiques et morales. Il aurait voulu attirer l'humanité entière sur les cimes du Vignemale et de la Maladetta. Quand il voyait se dérouler, dans les colonnes du Tunes, l'image affreuse des maux des nations et des sociétés, guerres, crimes, suicides, prostitution, paupérisme, il songeait qu'il n'y a que l'influence de la montagne pour apaiser et purifier l'âme des humains. Il conforma son existence à sa conviction et il s'appliqua à la répandre par ses écrits. Mais je n'omettrai pas surtout de dire qu'il construisit de ses deniers de nombreux refuges, infirmeries et hôtelleries de fortune, dans les endroits périlleux. Beaucoup de touristes, guides et bergers pyrénéens doivent leur vie à cet excellent homme.
Hé bien! l'histoire de John Ruskin me paraît avoir été, en beaucoup plus grand, l'histoire du comte Russel. Ce que les Pyrénées furent pour l'un, le moyen âge le fut pour l'autre, un moyen âge qu'il ne faudrait pas croire la construction en l'air d'un noble rêveur: car Ruskin n'a pas manqué d'un certain sens profond et concret des belles réalités religieuses et sociales de l'Occident au treizième siècle. La séduction exercée sur son imagination par les cathédrales médiévales et par le temps qui les vit construire, contrastant avec son horreur à la fois de philanthrope et d'artiste pour les «enfers industriels» de l'Angleterre moderne, voilà d'où est sortie toute sa pensée. Il s'est dit qu'il fallait revenir intégralement à la coutume de cette époque et supprimer de notre civilisation les éléments perturbateurs qui s'y sont introduits depuis, exerçant sur tontes ses parties une influence inhumaine. À bas donc la science et la tyrannie de ses applications! À bas la frénésie du gain, du commerce et l'économie politique! À bas la machine à vapeur et le travail mécanique!
Certes nous ne prétendrons pas que ce soient là des divinités intangibles et que leur action sur le monde où elles ont été intronisées n'ait eu sa part de malfaisance. Mais en nous proposant de revenir au rouet et au moulin à vent ancestraux, de renoncer aux chemins de fer, Ruskin, sans parler de l'utopie de régime politique et économique à laquelle il subordonnait tout cela et qu'on a justement appelée un «torysme socialiste», ne nous décourage-t-il pas de prêter l'oreille à ses éloquentes plaintes?
PIERRE LASSERRE, Portraits et discussions, 1914, Mercure de France, Paris, p.155 et suiv.