L'homme qui plantait des arbres

Jacques Dufresne
La nouvelle de Giono mise en images par un Québécois de talent.
Je ne sais plus quel Oscar a donné son nom aux trophées les plus convoités de la planète, mais je connais, depuis dimanche soir dernier, un certain Elzéard Bouffier dont le nom mériterait bien d'être rattaché à un prix qui, chaque année, récompenserait le film ayant le plus contribué à la défense et à l'illustration de la vie.

    Je fais, bien sûr, allusion au film de Frédéric Back que nous avons pu voir aux Beaux Dimanches. Ceux qui n'étaient pas au rendez-vous devraient s'empresser de demander une reprise, faveur qui leur sera sûrement accordée puisque la première projection n'a pas été présentée à l'heure indiquée dans les horaires.

    Elzéard Bouffier est un planteur de chênes, un homme-souche, solitaire et désintéressé, qui a consacré les trente dernières années de sa vie au reboisement d'une région des Alpes que l'humaine incurie avait transformée en désert. À chaque chêne planté par Elzéard, Frédéric Back a fait correspondre, avec la même patience, la même sollicitude pour la vie, un dessin merveilleux. À la fin du film on voit, au milieu d'un village ayant retrouvé ses habitants, couler une source auparavant tarie. Les arbres avaient d'abord retenu l'eau, puis domestiqué le soleil. Prodige! Un prodige semblable s'opère parfois dans nos intelligences acidifiées, nos imaginations encombrées. Il en résulte alors une oeuvre comme le film de Frédéric Back. L'esprit a aussi son écologie jamais cette grande vérité psychologique n'aura été aussi évidente que dans le rapprochement entre Elzéard Bouffier, planteur d'arbres et Frédéric Back, dessinateur et cinéaste.

    Elzéard Bouffier a-t-il vraiment existé? On voudrait le croire. Et si c'étaient les naïfs qui, dans ce cas, avaient raison? En décembre 1982 le magazine Harrowsmith publiait, sous la signature de Jean Giono, le texte intégral dit par Philippe Noiret dans le film de Back. De nombreux lecteurs en ont conclu que ce personnage avait bel et bien existé, ce qui les a incités davantage à reboiser leur environnement. Une Québécoise, Madame Beverley von Baeyer, s'est même rendue dans le village perdu de Banon, pour y fleurir la tombe d'Elzéard qui, selon Giono, y avait été enterré en 1947. Deux ans plus tard elle racontait son pèlerinage dans Harrowsmith. C'est à la mairie de Banon, après une longue course en taxi vers ce lieu perdu, qu'elle apprit que Giono était un romancier plus connu dans la région qu'Elzéard Bouffier. Elle ne fut pas trop désenchantée: Elzéard Bouffier, avoua-t-elle, rejoignait mes héros: Robin Hood, Hereward the Wake... Giono avait, sans le savoir, réussi un canulard international; d'autres Pèlerins étaient venus, d'Allemagne notamment.

    Il se pourrait fort bien qu'avec l'aide de Frédéric Back, Elzéard Bouffier devienne plus célèbre dans le monde que Jean Giono. Au début de ce siècle, le grand philosophe espagnol Miguel de Unamuno a écrit une biographie de Don Quichotte et Sancho Panza. C'était le plus bel hommage qu'il pouvait rendre à Cervantès: rappeler que ses personnages l'avaient éclipsé dans la gloire.

    Notre époque a d'ailleurs le plus grand besoin de personnages mythiques qui puissent faire contrepoids aux robots de la science fiction, de héros enracinés que l'on puisse proposer aux jeunes à côté de ces héros branchés que sont les cosmonautes. On aura incidemment remarqué que les fusées tombent les unes après les autres depuis quelques années. C'était le moment rêvé pour lancer un planteur d'arbres à l'assaut des Alpes, et de nos sommets intérieurs.

    N'oublions pas que la vie est le premier défi à la gravité. Si nous en laissons les formes élémentaires s'assécher, peut-être n'aurons-nous plus bientôt assez de sève dans le cerveau pour concevoir et diriger des fusées?

    J'en oubliais la qualité des images du film. La vie est mouvement. Le cinéma aussi. Le mot cinéma vient du grec kinésis, qui signifie mouvement. Un peintre peut saisir un instant de ce mouvement, mais un prodige encore plus grand ne commence-t-il pas ensuite, lorsqu'un grand artiste a la patience de faire suffisamment de tableaux pour qu'ils puissent se fondre dans un mouvement continu?

    En plus de toucher l'indicible vie à travers ces milliers de tableaux s'unissant, comme les arbres, pour former un écosystème, nous pouvions, dans le film, retrouver quelques-uns des plus beaux moments de la peinture, comme si, pour rendre un suprême hommage à la nature, Frédéric Back avait convoqué, en leur imprimant sa marque, ses plus beaux souvenirs visuels: Monet, Chagall et même Vinci, dont certains ont cru reconnaître le trait dans la dernière évocation d'Elzéard.

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