L'amour de Périclès pour Aspasie

Plutarque
Aspasie avait beau réunir les plus belles qualités que les hommes prêtent aux femmes, on se souvient d'elle comme une «célèbre courtisane». Est-ce parce qu'elle n'a pas laissé d'oeuvre?
Quelque temps après, les Athéniens ayant conclu avec les Spartiates une trêve de trente ans, Périclès fit déclarer la guerre aux Samiens; il donna pour prétexte leur refus d'obéir à l'ordre qui leur avait été signifié de pacifier leurs différends avec les Milésiens. Mais comme on a cru qu'il ne fit la guerre à Samos que pour complaire à Aspasie, c'est ici le moment de rechercher par quel art si puissant, par quel charme si persuasif, cette femme put prendre un tel empire sur les premiers hommes de la république, et faire dire tant de bien d'elle aux philosophes les plus célèbres.Tout le monde convient qu'Aspasie était de Milet et fille d'Axiochus. On dit qu'à l'exemple d'une courtisane d'entre les anciennes Ioniennes, nommée Thargélia, elle ne s'attacha qu'aux premiers de la ville. Cette Thargélia, qui joignait à beaucoup de grâces et de beauté un esprit vif et agréable, fut liée avec tout ce qu'il y avait de plus grand et de plus puissant parmi les Grecs; elle gagnait au roi de Perse tous ceux qui l'approchaient, et elle avait répandu dans toutes les villes de la Grèce des semences de la faction médique.
Pour Aspasie, on dit que Périclès s'attacha à elle à cause de son savoir et de ses connaissances en politique. Socrate lui-même allait la voir quelquefois avec ses amis; et ceux qui la fréquentaient le plus y menaient souvent leurs femmes pour l'entendre, quoiqu'elle fit un métier peu honnête, et qu'elle eût dans sa maison plusieurs courtisanes. Eschine dit que Lysiclès, simple marchand de bestiaux, homme d'un esprit bas et abject, devint le premier des Athéniens par une suite du commerce qu'il eut avec Aspasie, après la mort de Périclès. Platon, dans son Ménexéne, quoique le commencement de ce dialogue soit écrit sur un ton de plaisanterie, avance comme un fait positif que plusieurs Athéniens allaient chez elle pour y prendre des leçons de rhétorique.
Il paraît cependant que l'attachement de Périclès pour Aspasie fut une véritable passion. En effet, quoique sa femme, qui était sa parente, et qui avait épousé en premières noces Hipponicus, dont elle avait eu le riche Callias, eût donné à Périclès deux fils, Xanthippe et Paralus, ils s'inspirèrent réciproquement un tel dégoût, que l'ayant mariée à un autre, de son consentement, il épousa Aspasie. Il l'aima si tendrement, qu'il ne sortait et ne rentrait jamais chez lui sans l'embrasser. Aussi dans les comédies de ce temps-là est-elle appelée la nouvelle Omphale, Déjanire et Junon. Cratinus la traite ouvertement de courtisane:

Elle eut cette Junon, cette belle Aspasie
Qui se déshonora par sa mauvaise vie.

On croit que Périclès en avait eu un fils naturel; car Eupolis, dans sa comédie des Bourgs, lui en fait demander des nouvelles:

Et mon fils naturel, dis-moi, vit-il encore?

Pyronides lui répond :

Sans doute; et déjà même il serait marié,
S'il n'eut craint de trouver une femme impudique
Qui marchât sur les pas d'une mère lubrique.

Enfin cette Aspasie eut tant de célébrité que Cyrus, celui qui fit la guerre au roi Artaxerxe et lui disputa l'empire des Perses, donna le nom d'Aspasie à celle de ses concubines qu'il aimait le plus, et qui s'appelait auparavant Milto. Elle était de la Phocide, et fille d'Hermotimus. Cyrus ayant péri dans le combat, elle fut amenée au roi Artaxerxe, auprès duquel elle eut un grand crédit. Voilà des particularités qui me sont revenues à la mémoire, en écrivant la Vie de Périclès; et il eût été sans doute d'une sévérité outrée de les passer sous silence.
Pour revenir à la guerre de Samos, on accuse Périclès d'avoir, à la prière d'Aspasie, fait prendre aux Athéniens le parti de ceux de Milet. Ces deux villes étaient en guerre au sujet de celle de Prienne. Les Samiens ayant eu l'avantage, les Athéniens leur ordonnèrent de mettre bas les armes, et de venir discuter devant eux leurs prétentions. Ils le refusèrent; et Périclès, étant allé à Samos avec une flotte, y abolit le gouvernement oligarchique, prit pour otages cinquante des principaux citoyens, avec un pareil nombre d'enfants, et les fit partir pour Lemnos. On dit que chacun de ces otages voulut lui donner un talent pour avoir sa liberté; que ceux qui craignaient le gouvernement démocratique lui offrirent aussi plusieurs talents; enfin le Perse Pissouthnès, qui favorisait les Samiens, lui envoya dix mille pièces d'or pour l'engager à leur faire grâce. Périclès refusa tout; il traita les Samiens comme il l'avait d'abord résolu et après leur avoir donné un gouvernement populaire, il s'en retourna. À peine fut-il parti, que les Samiens, dont Pissouthnès avait enlevé furtivement les otages, se révoltèrent et firent tous leurs préparatifs de guerre. Périclès, s'étant aussitôt rembarqué, marcha contre eux. Il ne les trouva point dans l'inaction ou dans la crainte, mais bien déterminés à combattre et à disputer l'empire de la mer. Les deux flottes se livrèrent un grand combat près de l'île de Trigie. Périclès, qui n'avait que quarante-quatre vaisseaux, remporta la victoire, et défit entièrement soixante-dix vaisseaux ennemis, dont vingt étaient des vaisseaux de Guerre. Profitant de sa victoire, il s'empara du port de Samos, et mit le siège devant la ville. Les Samiens se défendirent avec vigueur; ils osèrent même faire des sorties et combattre devant leurs murailles. Cependant,il vint d'Athènes une nouvelle flotte qui resserra les Samiens de tous les côtés. Périclès, ayant pris avec lui soixante vaisseaux, s'avança dans la mer extérieure, pour aller, disent la plupart des historiens, au-devant d'une flotte phénicienne qui venait au secours des Samiens, et la combattre le plus loin qu'il pourrait de Samos; ou, suivant Stésimbrote, pour aller en Cypre; ce qui ne paraît pas vraisemblable.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Du roi Crésus, de Lydie au roi Gadhafi, de Libye
De Crésus, roi de Lydie à Gaddafi, roi de LybieLa Méditerranée et 2 500 ans séparent ces deux rois; ils sont unis par une même démesure dans la richesse et par  le même isolement au milieu de leurs palais bien gardés. Crésus eut toutefois un bonheur dont on se demand

Vie de Périclès
PériclèsI.César, voyant un jour à Rome de riches étrangers qui portaient entre leurs bras de petits chiens et de petits singes auxquels ils prodiguaient des caresses, leur demanda si chez eux les femmes ne faisaient point d'enfants. Cette question, digne d'un homme d'État, était

Vie des Gracques - 1e partie
I. Après avoir achevé l'histoire des deux rois de Sparte Agis et Cléomène, les Vies des deux Romains Tibérius et Caïus Gracchus, que nous allons mettre en parallèle avec eux, ne nous offriront pas des événements moins funestes à raconter. Ils étaient fils de Tibér

Vie de Caton
1. Ses ancêtres. Origine du nom de Caton --II. Son éloquence et sa valeur.- III. Il profite des exemples de Curius, et des leçons du philosophe Néarque. - IV. Valérius l'attire à Rome. - V. Il s'attache à Fabius Maximus , et refuse de passer en Afrique avec Scipion. - VI. Son Ã

Solon chez Crésus
Quelques auteurs regardent comme controuvée son entrevue avec Crésus, et ils prétendent en prouver l'anachronisme. Mais un trait si généralement répandu, confirmé par un si grand nombre de témoins, si analogue d'ailleurs aux moeurs de Solon, si digne de sa sagesse et de sa gr

Les amis de passage
Voici les particularités qu'on raconte d'une entrevue de Solon avec Anacharsis, et d'un entretien qu'il eut avec Thalès. Anacharsis étant venu à Athènes, alla chez Solon; et, après avoir frappé, il s'annonça pour être un étranger qui venait s'unir avec lui par les liens

Le financement de Périclès
Mais ce qui flatta le plus Athènes, ce qui contribua davantage à son embellissement, ce qui surtout étonna tous les autres peuples, et atteste sent la vérité de tout ce qu'on a dit sur la puissance de la Grèce et sur son ancienne splendeur, c'est la magnificence des édifices pub

La vie de Pompée - 2e partie
XXI. Crassus avait plus d'autorité dans le sénat et Pompée plus de crédit auprès du peuple; il lui avait rendu le tribunat et avait permis que, par une loi expresse, les jugements fussent de nouveau transférés aux chevaliers. Le peuple le vit, avec un plaisir singulier, paraî




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué