50 000 Québécois à Compostelle depuis 1995
À propos d’un livre du sociologue Michel O’Neill que tous les marcheurs, en acte ou en puissance, auront plaisir à lire … et à consulter parce qu’il s’agit aussi d’un guide: Entre Saint-Jacques de Compostelle et Sainte-Anne de Beaupré. La marche pèlegrine au Québec depuis les années 1990.
Pour ces pèlerins de l’inutile que sont les penseurs, il est parfois doux de croire qu’ils ont pu avoir une certaine influence, non seulement sur quelques lecteurs solitaires, mais sur l’ensemble de la société. À l’Agora, la marche, l’honneur de l’homme, a toujours été à l’honneur. Parce qu’elle est une étape majeure de l’évolution, un signe de vie, d’autonomie, parce que l’homme assis est une erreur de la culture.
À l’occasion du lancement de notre magazine sur papier en 1993, nous avons organisé à Orford une marche qui fut suivie d’un colloque sur le sujet. Le conférencier principal, Christian Paquin, était un infirmier de Montréal qui rentrait, régénéré, d’une randonnée de six mois et de 3 600 km sur l’Appalachian Trail. Depuis nous enrichissons sans cesse nos dossiers sur ce thème.
Influence n’est pas le bon mot, parce qu’on l’associe trop facilement à causalité. Or qui peut prétendre être la cause d’un phénomène complexe comme un engouement nouveau pour la grande randonnée pédestre ? Disons plutôt que nous avons pressenti la pertinence de cette pratique et que nous l’avons accompagnée.
Dans notre numéro de janvier 1996, (Vol 3, no 4) nous avons publié un dossier de plusieurs pages sur Compostelle. Intitulé Le chemin étoilé, ce dossier était l’œuvre, c’est le mot qui convient, du journaliste Michel Dongois, l’un des deux précurseurs au Québec de ce pèlerinage. Michel Dongois avait aussi publié un article dans la revue Marche, aujourd’hui Rando Québec, mais la date de cette publication n’est pas précisée dans le livre. M.Dongois devait publier ensuite des reportages destinés au grand public, dans l’Actualité en 1997 et Châtelaine en 1999. Le second précurseur, Denis Leblanc, un policier à la retraite, a fait le chemin en 1995, la même année que Michel Dongois. Michel O’Oneill estime que, depuis 1995, entre 40,000 et 50,000 Québécois ont suivi leurs traces. À l’échelle internationale, on est passé de 5758 pèlerins en 1989 à 262 516 en 2015. Pour ce qui est des Chemins du Québec, le chiffre s’élève à 10,000. Des femmes, majoritairement, dans l’un et l’autre cas.
C’est en sociologue rigoureux, méthodique que Michel O’Neill aborde la question, en commençant par bien définir ses thèmes. Il ne s’intéresse pas à la marche en général, mais à la marche pèlerine. Il ne faut pas s’attendre à un à un style fleuri, rythmé, lyrique même auquel la marche dans la nature semble à jamais associée. Il y a autant de chiffres que d’adjectifs dans le livre. Le premier but de l’auter est de prendre la mesure du phénomène Chemin faisant, il évoque les pionniers, nous parle de leurs livres, une vingtaine, de leurs organisations, en particulier de l’AQPAC(l’Association québécoise des pèlerins et amis du chemin de Saint-Jacques, nom abrégé : Du Québec à Compostelle). de Rando Québec et de Marcher autrement. À la fin, le livre devient un guide, particulièrement intéressant pour ce qui est des Chemins du Québec. Chose prometteuse, dans les villages, on semble avoir compris que la grande randonnée est une occasion d’enrichissement sur tous les plans.
Les précisions données dans le livre sur les organisations et leur évolution, de même que sur les pionniers et les membres actuels font bien ressortir le contraste entre d’un côté, le sport professionnel, unidimensionnel, soutenu par les gouvernements, omniprésent dans les médias et enrichissant financièrement quelques actionnaires et quelques joueurs, de l’autre, une activité physique auto organisée, qui se double d’une aventure spirituelle … et fait le bonheur de 50 000 personnes et de leur entourage. Le sport commercial distrait et captive, la marche conviviale éveille et libère. Le mot autonomie revient souvent dans le livre. Ivan Illich voyait donc juste quand il soutenait que la marche est la mère de l’autonomie, que la dépendance à l'endroit de la voiture dans les déplacements est le prélude à la perte d'autres formes d'autonomie. Vus sous cet angle, nos sages marcheurs sont plus révolutionnaires que bien des radicaux qui s’enlisent dans l’État et le marché en oubliant l’essentiel entre les deux: la société civile, son autonomie et sa convivialité.
Je remarque que Michel O’Neill n’emploie ni le mot sport, ni le mot grande randonnée. Il s’en tient à son sujet, la marche pèlerine et il y reste fidèle jusque dans l’interprétation du phénomène. « Ceci permet d'introduire mon dernier constat sur la marche | pèlerine québécoise : la présence encore étonnamment significative de la tradition religieuse catholique. J'ai abondamment discuté au quatrième chapitre du fait que ce type de marche devient souvent un espace-temps que l'on se donne en période de transition pour, de plus en plus dans une perspective de recherche de bien-être-général, se (re)construire une identité et se bricoler un nouveau rapport au sacré, au spirituel, au religieux. Et face à ces activités de bricolage et de reconstruction, les matériaux symboliques et culturels utilisés seront différents selon les âges : alors que ceux du catholicisme sont facilement convoqués, bien que de manière critique, par les baby-boomers, ils le sont de moins en moins par les plus jeunes générations.»
J’avoue que les mots bricolages, reconstruction, matériaux symboliques, dans ce passage clé du livre, me laissent pantois. Ailleurs, il parle de stratégie de reconstruction du sens. On voit mal comment un authentique rapport au sacré peut se reconstituer à la manière d’un projet d’ingénierie. La marche elle-même, selon cet auteur, est une merveille d’ingénierie. Le témoignage de Michel Dongois est plutôt une protestation contre l’ingénierie généralisée.
« L’abandon progressif de la marche au profit de la machine traduit un appauvrissement de l’être. La longue randonnée permet un réapprentissage de la vie nomade. Pour un temps, elle oblige à se désenvoûter de la technique. Ainsi apprend-on à mesurer à sa juste valeur le km/marcheur, bien différent du km/voiture. On peut encore nuancer entre le kilomètre matinal, joyeux et plein d’espoir, et le dernier de la journée, parfois proche du calvaire. On redécouvre une notion autre que celle du temps numérique et abstrait de nos montres: la cloche des églises qui indique l’heure. Ou encore la course du Soleil.»Source
À la relecture du livre de Michel O’Neill, je comprends un peu mieux l’usage du mot «bricolage», qui semble justifié dans le cas du récit de l’autre précurseur Denis Leblanc : « C’est en autodidacte, que (le pèlerin) se documente de manière de plus en plus approfondie sur tout ce qui touche le mystique et le sacré. Il prend rapidement distance de l’Église catholique à l'adolescence, et ce sont plutôt ses lectures d’ouvrage de science-fiction puis d'auteurs tels Lobsang Rampa, Robert Charroux ou Lao-Tseu qui l'entraîneront dans sa quête et le pousseront à s'intéresser au religieux au sens large et à la période du Moyen-Àge en particulier. »
Suggestion à l’auteur pour un prochain livre : prendre acte du fait suivant pour rendre compte des origines des pèlerinages actuels. Autour de 1960, les universitaires du Québec étaient invités à participer, à un pèlerinage à pied à Saint-Benoît-du- Lac, chaque année, le Vendredi saint. J’ai participé à ce pèlerinage. Si ma mémoire est bonne c’est Charles Péguy et son pèlerinage à Chartres qui était la principale source d’inspiration, un Péguy qui ne cesse de renaître :
Présentation de la Beauce à Notre-Dame
Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l'océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape
[...]
Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l'océan de notre immense peine.
Un sanglot rôde et court par-delà l'horizon.
À peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte d'appel.
L'épaisse église semble une basse maison.
Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.
Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce on fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l'âme solitaire.
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1-Michel O'Neill, Entre Saint-Jacques de Compostelle et Sainte-Anne de Beaupré. La marche pèlegrine au Québec depuis les années 1990, Québec, Presses de l'université Laval, 2017, p.153