Initiation à la musique

Léo-Pol Morin

LA MUSIQUE DANS L'ANTIQUITÉ

Si loin qu'on remonte dans la civilisation, il est impossible de préciser le moment où la musique a pris naissance. A n'en pas douter, il a toujours été question de musique à travers le monde. S'il faut en croire Pythagore, et surtout Aristoxène de Tarente, qui parle de la décadence de la musique au temps de Sophocle, s'il faut en croire Platon qui se plaignait de la médiocrité de l'art musical dès après le VIIe siècle avant notre ère, la musique a dû, dans les temps les plus reculés, connaître des destinées brillantes. Et Romain Rolland remarque dans ses Musiciens d'Autrefois qu'il n'y a pas de peuple civilisé qui n'ait eu, à quelque moment de son histoire, une époque glorieuse de musique. Ainsi donc, ne perdons point confiance, notre tour viendra...
Les Chinois, il y a des milliers d'années, ont établi une échelle de sons de cinq notes dont nous nous servons encore. C'est sur cette échelle sonore que devaient s'appuyer plus tard les modes grecs et les grégoriens. Ce sont également les Chinois qui, plus de mille ans avant Jésus-Christ, ont déterminé l'échelle des sept degrés qui constituent notre gamme diatonique actuelle.
Les Egyptiens se sont aussi adonnés à la musique. Trois mille ans avant notre ère, la musique servait déjà aux cérémonies religieuses et militaires. (Ce qui nous porterait à croire que la musique pouvait adoucir les mœurs, mais aussi, déjà, les exaspérer.) Enfin, les Egyptiens possédaient des luths, des harpes et même des flûtes traversières. De même aussi les Hindous, dont l'instrument le plus courant était une sorte de luth à grande échelle. Il est vrai que l'on sait plus ou moins ce qu'étaient leurs compositions.
Il semble que ce soient les Hébreux qui aient, dans l'antiquité, montré le plus de goût et de ferveur pour la musique. Nous avons ouï dire de leurs trompettes, de leurs cymbales et de leurs harpes, dont usaient par exemple les prêtres et les lévites au Temple de Salomon. Les prouesses du jeune David nous sont connues par l'histoire autant que par la littérature. Et si l'on en juge par le nombre considérable d'instruments à cordes dont se servaient les musiciens de ce temps-là pour les cérémonies du culte, celles-ci devaient être majestueuses. Car c'est par milliers qu'on groupait les musiciens en ces occasions. Nous ne possédons cependant aucun manuscrit de cette musique.
Par contre, il existe des documents précis sur la musique des Grecs. Nous savons qu'ils possédaient un système musical relativement complet, une écriture et une esthétique particulières, enfin des modes qui ont exercé une influence considérable et durable sur l'avenir de la musique en Occident.
La musique grecque, essentiellement vocale, ne se séparait jamais de la poésie et de la danse. A cette époque, en effet, poésie, musique et danse ne faisaient qu'un. La lyre, instrument à cordes, et l'aulos, instrument à vent, servaient à accompagner ces chants. Les archéologues nous ont ainsi restitué plusieurs hymnes précieux dont les notes de la mélodie étaient gravées dans le marbre, sous des frises admirables de pureté. Mais il n'a pas été possible de reconstituer les notes de l'accompagnement instrumental, soit qu'elles aient manqué sur la pierre, soit qu'elles aient été effacées par le temps.
Ainsi, l'histoire nous parle avec certitude de l'Ode Guerrière pythique de Pindare au VIe siècle avant Jésus-Christ. On a aussi retrouvé un fragment de chœur pour l'Oreste d'Euripide, deux Hymnes Delphiques à Apollon, du IIIe siècle, l'Epitaphe de Seikolos de Tralles en Asie Mineure, qui est du Ier siècle après Jésus-Christ, enfin des Hymnes au Soleil, aux Muses, à Némésis, des morceaux pour l'Enéide de Virgile, trois Hymnes de Mésomède de Crète, du IIIe siècle de notre ère.
Je connais un Hymne au Soleil, chanté par une voix, avec reprises par le chœur, dont le rythme et le sentiment sont assez étonnants. Mais j'ai sous la main un Hymne plus beau encore, à mon sens, un Hymne à Apollon, découvert à Delphes en 1893, lors des fouilles entreprises par l'Ecole française d'Athènes. On considère cet hymne comme l'un des plus importants et des plus authentiques spécimens de la musique des Grecs qui nous soient parvenus. La notice qui accompagne l'édition indique qu'il était gravé sur une des assises de marbre du Trésor des Athéniens. Le nom de l'auteur est perdu, mais on a pu reconstituer presque toutes les notes du chant, qui étaient figurées par des lettres de l'alphabet. Et ces lettres-notes étaient inscrites au-dessus des paroles correspondantes. L'accompagnement instrumental manque, mais j'ai en ma possession un accompagnement imaginé par Gabriel Fauré. Il est tout à fait juste de caractère. Quant au texte grec de l'hymne, il fut rétabli par le savant Henri Weil, et la traduction française, rythmée, est due à Eugène d'Eichthal et à Théodore Reinach. Voici la première strophe du texte français:
0 Muses de l'Hélicon aux bois profonds,
Filles de Zeus retentissant,
Vierges aux bras glorieux,
Venez par vos accents charmer le dieu Phébus,
Votre frère à la chevelure d'or...

Ainsi donc, la musique avait beaucoup d'importance dans la vie des Grecs. (Peu à peu, leur musique est sortie du cadre religieux ou guerrier pour servir à l'expression des plaisirs ordinaires de la vie courante.) Et les virtuoses de l'antiquité, comme ceux de nos jours, étaient recherchés.
Les Romains se sont soumis aux modes de la musique grecque. Mais ce sont eux qui ont les premiers brisé l'union absolue de la musique et de la poésie. Et c'est la naissance, si l'on peut dire, de la musique pure. D'après les historiens, bien des empereurs romains ont été des musiciens, quelques-uns même des virtuoses et des compositeurs remarquables. Néron ne chantait-il pas aux jeux Olympiques ! Enfin, la musique faisait partie des mœurs du temps, et elle avait pénétré les différentes couches de la société.
L'art grec nous a toujours ébloui. Et combien la culture grecque nous est précieuse! La musique grecque a autant de titres à notre admiration que la littérature, l'architecture et la sculpture grecques. Bien des musiciens ont étudié l'art musical de la Grèce antique et s'en sont inspirés. D'ailleurs, les modes grecs nourrissent encore notre système de musique.
Parmi d'autres, le musicien français Erik Satie, qui est mort en 1925, a écrit trois gymnopédies pour piano dont le caractère et le sentiment sont adorablement évocateurs de ce que nous savons de l'art grec de l'antiquité. La gymnopédie était une danse en usage à Lacédémone et exécutée par une troupe d'hommes et d'enfants nus qui chantaient des hymnes composés à cet effet. Une de ces danses a été orchestrée par Debussy. Elle est pleine de noblesse calme et digne. Sous son revêtement orchestral, cette danse prend une tonalité ancienne, une couleur vieillotte qui en souligne la plastique et le caractère d'ancienneté.


LA MUSIQUE PROFANE AU MOYEN ÂGE


Nous allons faire un bond de plusieurs siècles pour atteindre le moyen âge. Non pas que ces premiers siècles de notre ère soient vides de musique. C'est même tout le contraire, et le chant d'église, à lui seul, pourrait faire l'objet de longues études. En effet, dès le début du catholicisme, le chant fait partie des cérémonies du culte, et les historiens nous racontent que «saint Ambroise fascinait le peuple par le charme mélodique de ses hymnes... »
La Liturgie de saint Ambroise dura quelques siècles, et Grégoire le Grand y apporta une réforme nécessaire vers la fin du VIe siècle; une réforme si profonde, si riche, si largement ouverte vers l'avenir que de nos jours encore la musique d'église y trouve une direction sûre.
La musique grégorienne est un vaste monument composite qui s'étend sur plusieurs siècles, et on ne saurait dire que ce soit l’œuvre d'un seul homme. Bien des pays participèrent à son développement, et on vit éclore un peu partout des écoles de musique liturgique dont l'importance fut considérable, par exemple du Xe au XVe siècle.
C'est justement le chant d'église qui donna naissance à la musique profane et les plus anciens airs profanes que nous connaissons sont pour ainsi dire de style religieux. Et pourtant, l'art nouveau, l'art profane devait s'opposer à l'art d'église. Peu à peu, la mélodie modifie son caractère sous l'influence des trouvères et des troubadours. La poésie chevaleresque, lyrique, galante et de plus en plus raffinée des troubadours emprunte de moins en moins à l'érudition des moines, et elle annonce déjà, au XIIIe siècle, ce souffle merveilleux de liberté que fut la Renaissance pour la musique.
Les premiers troubadours vinrent de Provence et les plus célèbres de ce temps sont assurément Guillaume de Poitou, Bertrand de Born, Blondel de Nesle. Il y a aussi le célèbre Gaucelm Faidit, dont la lamentation sur la mort de Richard Cœur de Lion est une méthode d'une puissance d'expression remarquable... Des rois et des reines se sont aussi occupés de musique et Richard Cœur de Lion, Thibaut de Navarre et Eléonore d'Aquitaine ne furent pas moins célèbres que leurs chevaliers. Par la suite, Roland de Coucy et Adam de la Halle eurent une grande renommée. Un peu plus tard, au XIVe siècle, Jehannot de Lescurel et Guillaume de Machaut sont des musiciens déjà pleins d'érudition. Les historiens rapportent que «Guillaume de Machaut perfectionna la notation et contribua à la création de la musique polyphonique».
En Allemagne, les maîtres-chanteurs chantaient eux-mêmes leurs oeuvres, tandis qu'en France, les troubadours confiaient leurs chansons à des ménestrels, ou jongleurs, qui voyageaient à travers le pays. Ils s'accompagnaient sur la vielle ou sur la harpe, et ils transmettaient ainsi aux populations les messages galants ou nobles des troubadours. A la cour des rois de France ou d'Angleterre, à la cour des princes, des ducs ou des comtes, l'art des trouvères et des troubadours fut honoré. Blondel de Nesle fut grandement fêté, et nous savons que la reine Éléonore d'Aquitaine cultiva la musique.
En Allemagne, les minnesingers ou maîtres-chanteurs mirent plus longtemps à développer l'art des chansons, puisque leur belle époque est le XIIIe siècle. Soumises aux rythmes et aux divisions du vers allemand, leurs chansons sont plus longues et de forme différente. Enfin, chez eux, la chanson passe de la chevalerie à la bourgeoisie. Les bourgeois s'organisent en corporations et fondent des écoles de chant à Strasbourg, à Munich, à Francfort. Ce fut la belle époque des maîtres-chanteurs, et chacun sait combien fut célèbre le poète cordonnier Hans Sachs, immortalisé par Wagner.
L'art des troubadours et des minnesingers était l'apanage des classes aristocratiques et cultivées. Le peuple n'avait encore rien en propre et c'est ainsi qu'on voit naître la véritable chanson populaire. Le peuple prit dans l'art des troubadours ce qui lui parut le plus simple et le plus facile à retenir, et il transforma le tout à sa convenance. On vit ainsi naître des ballades, des récits, des chansons de route et de soldats, des chansons de danse, et cela aussi bien en France qu'en Angleterre, en Écosse et au Danemark, en Espagne et en Italie. A la fin du XVIe siècle on voit déjà circuler les premiers recueils imprimés de chansons. C'est toujours de la monodie sans accompagnement, parce que la polyphonie naissante reste l'apanage des moines, l'apanage du chant d'église.
Blondel de Nesle, dont je viens de parler, fut le confident et l'ami de Richard Cœur de Lion. La légende veut qu'il ait longtemps été à la recherche de son roi après la croisade, et qu'il le retrouva enfin et s'en fit reconnaître en chantant au pied de la tour où il était enfermé une chanson qu'ils avaient composée en commun.

À lire également du même auteur

Portrait de James Callihou ou portrait de l'artiste par lui-même
«Curieux homme, ce James Callihou! Curieux artiste!» Curieux texte que celui-ci dans lequel Léo-P




Articles récents