1967 ou le déploiement identitaire du Québec

Jacques Dufresne

Les 26 et 27 mai 2017, eut lieu à Montréal un colloque franco-québécois dans le cadre de la commémoration du voyage du général De Gaulle en 1967 au Québec. On pourra lire les actes dans le numéro de juin 2017de la revue Action nationale.

Abstraction faite du centième anniversaire de la Confédération canadienne qui était aussi célébrée (1867-1967), les deux grands événements de cette année-là étaient à première vue opposés¨ : une fête humanitaire, l’Exposition universelle de Montréal et une fête identitaire : les acclamations de la foule le long du Chemin du Roi, emprunté par le Président de la France, depuis Québec jusqu’à Montréal.

L’opposition entre les deux événements n’était qu’une apparence. C’est dans un même déploiement identitaire bipolaire que le Québec eut un regain de confiance en lui-même et invita le reste du monde à l’Expo de Montréal.

André Laurendeau était encore l'intellectuel le plus influent au Québec à ce moment. Voici à son sujet, un mot de Fernand Dumont qui illustre bien l'esprit de ce temps:

«Laurendeau connaissait les pensées étrangères:il est sorti très tôt de l'indigénisme. Comme plusieurs avant lui et comme beaucoup d'entre nous, il a étudié en dehors du Québec; il y a recueilli défis et influences. Il a eu des maîtres qui n'étaient pas du pays (Mounier, par exemple); il en a eu d'autres qui en étaient (Groulx, en particulier). Il n'a éprouvé aucun besoin de les opposer ou de les confondre; il était assez fort pour les vénérer sans s'asservir. Il a souffert de nos insuffisances et de nos étroitesses; il n'a pas cru que d'autres peuples, plus nombreux ou plus riches que le nôtre, en étaient exempts. Il aura vécu et exprimé une période cruciale de transition dans l'histoire de notre milieu. Le nationalisme d'antan agonisait. Duplessis et bien d'autres l'avaient caricaturé. La science et la technique semblaient condamner à jamais les traditionnelles raisons de vivre qui soudain, à plusieurs d'entre nous, paraissaient dérisoires. Le nationalisme de Laurendeau nous aura appris à composer les vieux appels et ceux de l'avenir. Face à ceux qui prêchent le néant de toutes les idéologies en évoquant un homme universel et abstrait qui ne nous concerne guère, Laurendeau est demeuré le témoin à la fois fervent et ironique des vieilles fidélités.»

En 1967 toujours, après s’être doté d’un ministère de l’Éducation nationale, le Québec créait les cégeps, offrant ainsi à toute sa jeunesse un accès à l’universel par les arts, les sciences et les lettres.

Quelques années plus de tard, dans ce milieu des cégeps était lancée une revue, Critère, dont le succès n’a pas eu d’équivalent depuis. J’en fus le fondateur et le directeur, de 1970 à 1980. Me permettra-t-on d’en évoquer objectivement le souvenir, puisque nos historiens ne semblent s’intéresser, pour ce qui est de cette époque, qu’à des revues comme Parti pris qui en disent plus sur nos symptômes que sur nos talents.

Critère
fut un déploiement identitaire bipolaire, par le bonheur d’être soi et l’appel à quelques-uns des plus grands penseurs et savants du monde : René Dubos, Archie Cochrane, Ivan Illich, Edgar Morin, Henri F.Ellenberger, Philippe Ariès. Cent, deux-cents intellecrtuels et chercheurs québécois ont participé à nos travaux, pour certains ce fut le début d'une belle carrière. Le grand public a bénéficié du succès de cette publication qui organisait chaque année un colloque international sur un thème traité dans les numéros précédents. En 1976, le colloque Vivre en ville, marqué par des événements  à la Place des arts et au Complexe Desjardins, suscita un grand intérêt dans la pupulation et eut des échos dans tous les médias.

Les membres de l’équipe de Critère étaient tous des nationalistes, à la fois libres par rapport à l’autorité ecclésiastique et fidèles à l’essentiel de la tradition. Nous avions une vision du monde cohérente qui affleurait dans tous nos travaux. C’est ce qui nous permettait d’être ouvert à l’autre sans craindre d’être dévorés par lui. Nous nous reconnaissions dans des hommes comme René Lévesque, Camille Laurin, Jacques-Yvan Morin, Yves Martin, Fernand Dumont et ils se reconnaissaient en nous. Nous appliquions, sans avoir prémédité la chose, cette pensée de saint Thomas : :«Tout ce qui est reçu est reçu à la façon de celui qui reçoit». Nous recevions et nous donnions à notre façon. Auparavant c’est le mouvement missionnaire et l’identification au catholicisme qui constituaient les deux pôles, unis également.

Mon seul but ici est d’accréditer l’idée de déploiement identitaire dans le sens que 1967 lui a donné. La Renaissance française lui a donné le même sens : Ronsard et Du Bellay chantaient  la France pendant que les érudits découvraient l’Antiquité et que les artistes s’enthousiasmaient pour l’Italie.

Tout se dégrade quand les deux pôles, l’ouverture à l’autre et l’affirmation de soi sont séparés. Est-ce le cas en ce moment? Ce n’est pas parce que les membres actifs de Québec solidaire en sont persuadés qu’il faut adhérer à un tel diagnostic.  Je suis plutôt d’avis que le problème résulte du fait que nous offrons aux immigrants le spectacle d’une société éclatée, sans vision du monde cohérente, attrayante et rassurante et que, pour nous faire pardonner cette lacune, nous aggravons le mal, en poussant l’ouverture à l’autre jusqu’à l’effacement devant lui. S’il y a une séparation entre les deux pôles, elle prend la forme d’une inconsistance dans l’affirmation de soi combinée avec une inconditionnalité dans l’ouverture à l’autre.

Une des causes de cette séparation est la façon insidieuse dont le déploiement identitaire, si légitime soit-il, est réduit au «repli identitaire » sous l’effet de la propagande de l’empire mondial, avec lequel l’empire canadien est en symbiose.

Une recherche sur Google donne 361 résultats pour déploiement identitaire et 247 000 pour repli identitaire. S’il manque de rigueur, cet argument a le mérite de mettre en relief l’extraordinaire efficacité de la propagande impérialiste. Il est temps de bien définir les termes qui déterminent nos rapports avec nos semblables.

Déploiement identitaire

Élan collectif de reconnaissance à l’endroit des pionniers de son pays.

Repli identitaire

Variante actuelle de l’éternelle propagande des empires à l’endroit des peuples qui leur résistent. Les Romains appelaient ces peuples, barbares. Les habitants de Numance, morts jusqu’au dernier pour défendre leur patrie, étaient à leurs yeux victimes d’un repli identitaire. Cette propagande avilit ses cibles au point de s’en faire aimer et de les inciter à répandre son venin parmi leurs proches.

1- Raisons communes, Montréal, Boréal, 1997, p. 250 :

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