Deux professeurs

Philippe Lorange

Fraîchement diplômé de l’Université de Montréal, l’auteur rend hommage à deux professeurs d’exception qui ont marqué son parcours : Jean Grondin et André-J. Bélanger, des hommes qui, chacun à sa façon, prodiguent un enseignement de qualité, loin du wokisme et du laxisme ambiant. Inspiré par ces deux modèles, l’auteur prône le retour d’une école exigeante où le professeur incarne une aspiration au savoir. Au temps du dogmatisme universitaire, il y a donc encore place pour l’espoir.

En cheminant dans les études supérieures, on a de temps à autre le bonheur d’avoir des professeurs d’exception. Ils refusent de se soumettre au nivellement par le bas et tiennent fermement à l’apprentissage réel des étudiants. Surtout, ils n’abdiquent pas devant le dogmatisme universitaire en place, qui voudrait les voir faire l’apologie de la sainte Révélation progressiste dans toutes leurs classes. Cela ne fait pas forcément d’eux des conservaters ou des nationalistes, mais ils savent maintenir l’ouverture au dialogue propre à la pensée. Ces hommes sont parmi les derniers des Mohicans : ils appartiennent à une espèce en voie de disparition au sein de l’université, laquelle  cède de plus en plus la place aux nouveaux curés du wokisme et aux militants fanatisés de la cancel culture. Au cours de mes études en vue du baccalauréat en science politique et philosophie, de 2018 à 2021 à l’Université de Montréal, j’ai eu la chance de rencontrer quelques professeurs de ce type. J’en présente deux, qui ont particulièrement marqué mon parcours.

Jean Grondin

Le premier est Jean Grondin, sans conteste le meilleur professeur du département de philosophie. Notons d’abord qu’il fut l’étudiant de Hans-Georg Gadamer, celui qui fonda l’herméneutique philosophique par son ouvrage célèbre Vérité et méthode (1960). Grondin, de son côté, compte à son actif plus d’une vingtaine de livres parus dans des maisons d’édition prestigieuses et dans diverses langues, lui qui a notamment étudié en Allemagne à l’Université de Tübingen. Ses recherches portent surtout sur l’herméneutique (ou l’art de l’interprétation) et la métaphysique.  Sa contribution à l’avancement de la recherche en philosophie lui a valu divers prix soulignant la pertinence de ses travaux. J’ai eu la chance de suivre avec lui trois cours fondamentaux qui touchaient à la métaphysique, à la Critique de la raison pure et à la pensée de Gadamer. Chaque séance avec M. Grondin est un événement. Dans un de ces cours, il manquait régulièrement de chaises dans la classe tellement il attirait d’assoiffés de savoir de tous les âges et de tous les horizons. Car un cours avec Jean Grondin n’est pas simplement une lecture d’un powerpoint ou un bourrage de crâne désincarné. Au contraire, M. Grondin est un homme de théâtre, au bon sens du terme : par sa gestuelle énergique, il incarne sa fonction à tout moment, il nous plonge dans les époques et dans les cheminements de la pensée. Ses yeux perçants captent le regard de chaque étudiant, sa voix sait varier les tons, son débit est toujours bien ajusté à chaque moment du cours. Jean Grondin est aussi un homme doté d’un excellent sens de l’humour, qu’il sait manier à la perfection pour en faire le sel de son enseignement.  

Il nous parle du poème de Parménide en nous faisant saisir l’importance de ce texte fondamental, il passe par Aristote et Plotin en nous montrant le caractère crucial de leur pensée pour notre civilisation. Dans le cas  de la Critique de la raison pure, il sait parcourir une œuvre ardue et l’expliciter avec brio pour la rendre accessible et passionnante. Et quand il enseignait, au cours de la pandémie, la philosophie de Gadamer, son ancien maître, il la transmettait avec toute sa fougue malgré la distance des cours en ligne. Jamais, par ailleurs, n’a-t-on vu cet homme habillé autrement qu’en complet, ce qui change des t-shirts anarchistes d’enseignants au collégial ou des chandails Disney World de profs au secondaire. Avec Jean Grondin, on sait qu’on se retrouve exactement dans ce que l’école devrait être : un lieu d’aspiration au savoir et d’élévation de l’être. Au risque de paraître pompeux – surtout dans un Québec qui aspire continuellement à la moyenneté – que c’est en cela et en cela seulement que consiste l’éducation.

Toute autre conception conduit au désastre de l’illettrisme généralisé et à la conversion des écoles en lieux d’endoctrinement. À notre époque où l’école est ouverte à l’ensemble de la population, celle-ci a vite dégringolé dans une atmosphère générale de laxisme et d’abandon de l’idéal de transmission. Au milieu des décombres, on trouve encore un Jean Grondin pour nous rappeler un temps révolu où être professeur signifiait quelque chose : soit détenir un statut de maître qui a pour tâche d’être un maillon dans la grande chaîne des générations.

André-J. Bélanger

Le sociologue André-J. Bélanger donnait à l’hiver 2020 un cours sur les théories politiques empiriques qui n’était pas comme les autres., Ce professeur est le créateur de mon programme, soit le baccalauréat bidisciplinaire en science politique et philosophie. Dans ce cheminement, à chaque année, un cours obligatoire est réservé aux membres du programme. Il s’agit d’un cercle de lectures qui porte sur des textes classiques, notamment de Machiavel, Aristote, Marx, Arendt, Weber. Ce regroupement annuel a comme effet de créer un esprit de groupe et de solidarité entre les membres du programme, de différentes générations. Lorsque je voyais M. Bélanger, il était fier, avec raison, des conséquences heureuses de cette idée qu’il avait eu une vingtaine d’années plus tôt. Le parcours intellectuel de cet homme est marqué par des travaux importants sur la société québécoise. Sa thèse de doctorat, qui porte sur l’apolitisme des idéologies québécoises, est encore lue, citée et discutée par les chercheurs. Une autre parution, Ruptures et constantes, figure aussi parmi les titres des classiques des sciences sociales de la bibliothèque numérique de l’UQAC.

Étudier auprès de M. Bélanger fut un privilège. Ce professeur prend ses étudiants (ou « les » étudiants, préférerait-il que je dise) au sérieux. Comme il aime à le répéter, il cherche à former des personnes accomplies, de véritables professionnels, et non simplement des élèves qui travaillent toujours dans une démarche scolaire. Il n’y avait pas beaucoup de séances : nous nous voyions une fois aux trois semaines en cours, et entre celles-ci, il fallait à chaque fois faire une recherche importante pour remettre un travail digne de ce nom. Les sujets abordés touchaient à des débats d’actualité, comme le sens de la communauté, la manière d’expliquer le fonctionnement des institutions et les théories sur les mécanismes sociaux. Le cours existait seulement pour discuter du résultat des recherches de tout un chacun, où le professeur mettait à profit son bagage de connaissances pour enrichir l’échange. M. Bélanger est un homme curieux de ce que chacun peut apporter à la discussion et son regard nous montre des attentes élevées à notre égard. Il prend le temps d’écouter et d’essayer de comprendre l’argumentation de l’autre.

Il a le souci de la justesse de l’argument : à titre d’exemple, je me souviens d’un moment où un étudiant qualifiait l’un de mes propos de « réactionnaire ». Avant que je puisse répondre, André-J. Bélanger avait demandé à ce confrère ce qu’il entendait par ce mot, à quoi ce dernier répondit par ce qu’il considérait comme un synonyme : un conservateur. Et le professeur de répliquer, à ma grande joie, que ces deux mots relèvent des traditions de pensée complètement différentes. Combien de professeurs en science politique prennent-ils la peine de faire la même distinction? Un étudiant passe ses années baccalauréat à apprendre à confondre ces termes en y ajoutant d’autres expressions comme « extrême-droite », « populisme » et « trumpiste » comme si toutes ces catégories politiques repoussoirs désignaient les mêmes réalités. André-J. Bélanger, sans s’identifier à mon camp politique, avait l’honnêteté de désigner son adversaire sans faire dans l’excès ni la caricature.

Le format du cours, on l’aura compris, est bien différent du cours magistral. M. Bélanger est d’avis qu’à l’université, il faut en finir avec l’enseigement magistral pour emprunter la formule du cercle de lecture,  comme il le fait. À titre personnel, si je vois des avantages à ce format pour apprendre à l’étudiant à faire ses propres recherches et à développer une véritable méthode de travail, en plus de l’initier à la discussion entre les pairs, je ne peux m’empêcher de tenir fermement au cours magistral. C’est en effet par la formule classique du cours que le professeur transmet ses connaissances et réussit à susciter l’emballement chez l’étudiant. Par ailleurs, dans un cercle de lecture, le cours peut vite tourner au cours magistral, tout simplement en raison du fait que les étudiants sont des débutants à qui il manque des notions de base pour mener à bien la discussion. L’étudiant est en quête de savoir : il n’a pas encore beaucoup de connaissances à partager avec ses collègues, d’autant plus qu’il vient précisément à l’école parce qu’il cherche à bénéficier du savoir provenant d’authentiques érudits, et non d’élèves au commencement de leur parcours.

En dehors de ces considérations, M. Bélanger est un homme avec qui il est formidable de parler dans son bureau. J’y allais presque chaque semaine lorsque je recevais ma copie corrigée et nous discutions brièvement des erreurs commises pour vite nous tourner vers les grands débats de notre temps. Ce qui se passait là relevait à chaque fois du conflit civilisé, de plus en plus rare à l’heure de l’inquisition woke. Nos visions du Québec, de la civilisation et du monde entraient très souvent en contradiction, ce qui ne nous empêchait pas d’écouter attentivement les arguments de l’autre et à chercher à y répondre avec la plus grande sincérité. C’est qu’André-J. Bélanger vient d’un autre monde : celui-là où la culture démocratique était encore assez forte pour entretenir le désaccord sans passer aux insultes et au lynchage, ni en ayant la prétention de chercher à tout prix un consensus entre les différentes parties.

Il entretient de bons liens avec ses étudiants en dehors des classes; ils reviennent parfois le voir après avoir complété leur baccalauréat et poursuivi leurs études ailleurs. Cela dit, il ne faut pas croire que M. Bélanger tombe dans le piège de devenir un prof « ami » avec ses étudiants, car ce n’est pas du tout de cela dont il s’agit. Il ne fait pas l’erreur de plaider pour le tutoiement généralisé et le langage avachi pour se donner des airs « cool ». M. Bélanger demeure l’homme qu’il est, à la fois éloquent, cultivé, brillant et exigeant. Son amour pour la France nous rappelle continuellement à quelle source le Québec peut puiser pour s’élever. On ne pourrait d’ailleurs passer outre son immense générosité et son engouement authentique pour les étudiants passionnés. Lui non plus, il ne s’habille pas en touriste ou en campeur. Il incarne non pas une révolte face au politiquement correct, mais très certainement une résistance devant la fermeture d’esprit et les pensées toutes faites. Surtout, il dégage une simplicité et une joie de vivre qui fait de lui un homme toujours agréable à côtoyer.

Ces deux professeurs que sont Jean Grondin et André-J. Bélanger sont des hommes d’exception. Après eux, je n’espère pas l’avènement d’une relève du même calibre au sein de l’université avant un bon bout de temps. Cette institution n’est plus faite pour des professeurs de leur qualité, elle recherche maintenant des personnes qui entrent dans les catégories intersectionnelles de la couleur de peau, du sexe, du « genre » ou de l’orientation sexuelle. L’esprit totalitaire du racialisme ne saurait tolérer le recrutement d’hommes de cette espèce, pour qui la singularité de chacun est la seule chose qui compte, en dehors de toute détermination biologique. Cela dit, ces êtres nous rappellent qu’une autre école est possible, où le professeur assume un statut et incarne une aspiration au savoir. J’aurai pu en nommer d’autres, qui ont aussi leurs qualités. Il n’est pas impossible qu’un jour, ces modèles de rigueur redeviennent des sources d’inspiration pour nos sociétés, une fois débarrassées de l’idéologie et de l’avachissement global. Il y a encore espoir que cela advienne, et je le souhaite. Car si le professeur authentique se dévoue dans sa vocation, c’est pour la suite du monde.

 

 

Philippe Lorange

Étudiant à la maîtrise en sociologie – UQÀM

 

 

 

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Extrait

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