Paysage

Le paysage, selon les sciences sociales

Le "paysage est à la fois une construction culturelle et une production sociale.

Construction culturelle, parce que la qualification d’un espace en tant que paysage n’a rien d’une évidence. Elle est le fruit, dans notre société, d’une histoire vieille de quatre siècles, inaugurée par l’invention du terme paysage pour désigner un certain type de représentation picturale. Au cours de cette histoire, des modèles se sont peu à peu élaborés, sans cesse enrichis et modifiés, qui déterminent notre perception actuelle de l’espace.(...)

Production sociale, parce que le paysage est aujourd’hui devenu un enjeu majeur : enjeu dans la gestion d’un territoire dont il faut maîtriser tantôt le trop-plein, tantôt la déprise ; enjeu pour le développement économique de zones agricoles ou industrielles dont il faut redéfinir la « vocation » ; enjeu électoral quand la décentralisation accentue l’autonomie de collectivités locales confrontées à la pression des associations de défense de l’environnement.

Le paysage constitue aussi un nouveau marché, avec des professionnels, des techniques de production, des réglementations en voie d’élaboration, des systèmes d’expertise et l’inévitable violence que représente l’imposition, sur les « terrains » ruraux, d’une préoccupation paysagère qui prend souvent la forme d’un outil de contrôle, d’un instrument de pouvoir."

Source : Claude Voisenat (dir.), Paysage au pluriel. Pour une approche ethnologique des paysages, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995  

 

Le paysage dans la Grèce antique par Rainer Maria Rilke

(…) les hommes nus y sont tout pareils à des arbres qui portent des fruits et des guirlandes de fruits, ou à des buissons qui fleurissent et à des printemps où chantent les oiseaux. En ce temps-là, le corps que l'on cultivait ainsi qu'une terre, sur lequel on prenait de la peine comme pour en tirer une récolte, et que l'on possédait ainsi que l’on possède un bon terrain, était la seule beauté qui retînt le regard, l’image que traversaient en rangs rythmiques toutes les significations, dieux et animaux, et tous les sens de la vie. L’homme, quoiqu’il durât depuis des millénaires, était encore trop neuf pour lui-même, trop enchanté de lui pour porter son regard ailleurs et loin de soi-même. Le paysage, c’était le chemin sur lequel il marchait, la piste sur laquelle il courait, c’étaient tous ces stades et ces places de jeux ou de danse où s’accomplissait la journée grecque; c’étaient les vallées où se rassemblait l’armée, les ports d’où l’on partait pour l’aventure et où l’on rentrait, plus vieux et plein de souvenirs inouïs (…) – c’était le paysage où l’on vivait.

Rilke, "Le paysage", trad. Maurice Betz.


Le paysage est un produit de l'art 

Dans la définition qui suit, tirée de Terra erotica, (Fides, Montréal 2009) le géographe Luc Bureau nous rappelle que le paysage est un produit de l'art.

«L'esprit apollinien hante les paysages modelés par l'homme, tandis que les ondes d'Éros vagabondent au-dessus des lieux.  Au dire des plus grands exégètes de la paysagerie1, le paysage serait né le jour où un gentilhomme fortuné vivant aux heures denses et agitées des débuts de la Renaissance s'employa à rempla­cer la toile cirée et opaque — aussi opaque qu'un drap mortuaire ! — garnissant les fenêtres étroites de sa gentilhommière — peut-être s'agissait-il au lieu de toile cirée de papier huilé ou de peaux de bêtes — par de minces panneaux de verre transparent permettant à la lumière d'entrer et à l'œil de sortir. Le verre à vitre translucide, dont jamais jusqu'à ce jour on n'avait fait usage dans l'architecture civile, venait de faire une percée spectaculaire2. Notre messire, subjugué par cette mise en lumière de sa demeure et les trouées murales ouvrant sur des lambeaux du décor champêtre, passa les premiers jours enchaîné aux fenêtres à regarder à travers les vitres l'étrange spectacle qui s'offrait à son regard : Lesguérets, les champs couverts de moissons, les bêtes craintives, le bosquet touffu perché sur la butte à quelque quatre cents pas à gauche de la chapelle, sont-ils les mêmes qu'avant lorsque je les regarde par la fenêtre ? Ses réponses étant hésitantes, il fit mander ses amis et voisins afin qu'ils puissent à leur tour constater de visu le phénomène qui tenait de la magie, du miracle peut-être. (Tableau, L'oeil de la souche par Pierre Lussier)

Après que les visiteurs eurent vingt fois braqué leurs yeux à chacune des fenêtres, un étrange personnage parut sur le seuil de la porte laissée entrouverte. Ses cheveux broussailleux, sa barbe décolorée, ses habits élimés, son air absent et mal assuré, tout en lui trahissait l'artiste. D'autant qu'il portait sous son bras droit un chevalet et sous le gauche une toile de petite dimension tendue sur un cadre de bois mal dégrossi. À peine fut-il entré qu'il déploya le chevalet devant une fenêtre, plaça sa toile sur la barre d'appui, sortit d'un vieux sac de lin des pinceaux de soie de porc, une palette en bois dotée de petits enfoncements qu'il remplit large­ment de diverses couleurs.

L'heure était gravissime! Un œil sur la scène extérieure, l'autre sur le subjectile, la bouche béante d'étonnement, l'artiste s'em­balla, sa main nerveuse et douée s'agita, ondula dans les airs comme un serpent qui se glisse entre des pierres. Comment une aire aussi vaste que celle qui se déployait devant ses yeux pouvait-elle s'ins­crire sur un support de moins de deux coudées de largeur par trois ou quatre empans de hauteur? L'inimaginable pouvait-il se pro­duire ? Tout comme le choix d'un premier mot décide parfois du contenu d'un livre, le premier coup de pinceau du maître laissa présager l'œuvre finale. Des lignes, des volumes, des formes, des reliefs apparaissent; «It's a work in progress», comme disent les critiques d'art! Les uns après les autres les visiteurs s'approchèrent en demi-cercle autour du démiurge qui tentait de recréer le monde en le miniaturisant. Certains montrèrent du doigt la chapelle qui, à petites touches, surgissait du néant; on la croyait presque sans épaisseur, comme si son arrière tentait de rejoindre son devant.

Mais la chapelle n'était pas seule en cause : tous les éléments qui composaient l'environnement, arbres, rochers, bêtes à cornes, silhouette embrumée des collines, semblaient subir une spatialité contractée, les objets reculés occupaient parfois plus d'espace que ceux du premier plan, le lointain ne se différenciait en rien de ce qui était rapproché. On aurait cru à un dessin d'enfant (explication simple et évidente : ces temps-là, hélas ! maîtrisaient mal la perspec­tive !). Mais ce qui étonna davantage les invités, c'était le découpage que le tableau infligeait au monde extérieur. Comme si, au moyen d'une scie cyclopéenne, l'artiste eut découpé la nature par le haut et par le bas, sur le flanc gauche et le flanc droit, afin de la contrain­dre à s'ajuster au subjectile rectangulaire. Ces êtres quelque peu déphasés comprenaient mal que l'environnement qu'ils perce­vaient depuis toujours comme une unité indivisible, la chaîne sans fin et sans frontière de tout ce qui existait, puisse être tout à coup réduit en pièces et en morceaux.

Quelques sabliers plus tard, l'artiste recula d'un pas pour juger de l'ensemble de son œuvre. Il vit que cela était bon. Il lui donna le nom de « Paysage ».Telle est, à peine déformée, la légende de la naissance du pay­sage, cette surface plate et cadrée recouverte ou non de couleurs, qui tente plus ou moins adroitement de mimer la nature. Que cette naissance survint à la fin du Moyen Âge, au xv* siècle ou au xvie, dans la brumeuse Hollande, dans les forêts ombreuses de l'Alle­magne ou dans la rieuse Italie ne change rien à l'affaire: c'est par une « fenêtre » que l'accouchement se produisit. Certains artistes pourront bien ultérieurement transporter leur chevalet à l'extérieur de leur foyer, en pleine nature s'il le faut, ils n'en continueront pas moins de peindre avec dans l'esprit une fenêtre invisible et secrète, étroite ou d'une béance énorme, mais au pouvoir redoutable. On a toutes les peines du monde à croire que cette simple ouverture pratiquée dans un mur et le châssis vitré qui ferme cet orifice tout en laissant passer la lumière ait pu imposer un modèle de représen­tation du monde dont la postérité n'est pas encore éteinte3.

La fenêtre est l'œil du logis. Elle gratifie l'artiste d'une «vue», d'un «point de vue», d'un rayon visuel — l'ineffable veduta — sur un fragment du milieu géographique qu'il s'efforce, par mille tra­hisons obligées, de recréer sur un support quelconque. Tant et aussi longtemps que cette re-création ne s'incarne que sur des toiles accrochées aux cimaises des demeures princières et n'a aucune incidence sur l'ordonnancement de la planète, on peut ne voir là qu'un courant artistique parmi d'autres, à côté de la peinture pieuse, de la peinture historique, de la sculpture de personnages mythiques. Dans la deuxième moitié du xvme siècle, le chevalier de Jaucourt, collaborateur attitré de L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, résume en ces termes la portée limitée du concept: « paysage, s. m. {Peinture) c'est le genre de peinture qui représente les campagnes & les objets qui s'y rencontrent. Le paysage est dans la Peinture un sujet des plus riches, des plus agréables & des plus féconds. [...] Parmi les styles différens & presqu'infinis dont on peut traiter le paysage, il faut en distinguer deux principaux: savoir le style héroïque, & le style pastoral ou champêtre. » Nulle part dans l'article rédigé par Jaucourt, il n'est question d'autre chose que de représentation par l'art d'un espace cadré, de figuration picturale, de coloris qui fassent effet... Mais ne voilà-t-il pas que, quelques courtes années plus tard, concomitamment peut-être, comme un incendie qui gagne du terrain, le paysage se répand; il ne se cantonne plus dans les limites d'un subjectile rectangulaire, il ne se satisfait plus à représenter « les campagnes & les objets qui s'y rencontrent », mais il tend à se substituer comme mot et comme chose à la campagne elle-même. Bref, le dessin de l'artiste ne s'en tient plus à mimer la réalité du monde, il aspire à ce que cette réalité se conforme au dessin. L'utopie se fait chair.

Le paysage comme tableau ou dessin annexe désormais le pay­sage comme point de vue sur la nature ou le pays environnant. On croirait, à ce chapitre, que chaque dictionnaire pille comme un élève paresseux sa définition sur les feuilles de l'autre : « paysage s. m. Étendue de pays qui offre un coup d'œil d'ensemble: Riche Paysage. Paysage riant. La variété fait le charme du Paysage (Fén.). Le paysage n'est créé que par le soleil; c'est la lumière qui fait le paysage (Chateaub.) » (Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, 1874); «paysage s. m. Étendue du pays que l'on voit d'un seul aspect. "Nous parcourons toute cette belle côte, et nous voyons deux mille objets différents qui passent incessamment devant nos yeux comme autant de paysages nouveaux..." (Sév.) » (Dictionnaire Littré, 1877); «paysage n. m. Étendue de pays que l'on voit d'un seul aspect. Paysage riant. Il y a des paysages délicieux sur les bords de la Seine, de la Loire» (Dictionnaire de l'Académie Française, 1935) ; « paysage n. m. Étendue géographique qui présente une vue d'ensemble; site, vue: Le Val de Loire offre un paysage souvent riant» (Le Grand Larousse universel, 1984) ; « paysage n. m. Partie d'un pays que la nature présente à l'œil qui le regarde. V. Site, vue. Paysage immense» (Le Grand Robert, 1953) ; « paysage n. m. Étendue de pays qui s'offre à la vue. Une telle étendue, caractérisée pas son aspect. Paysage montagneux. Paysage urbain » (Le Petit Larousse, 1995). Ces définitions, on le voit, font preuve d'une mémoire et d'un mimétisme obstinés.

Qu'en retenir? Que c'est l'œil, le coup d'œil, les battements de paupières qui font le paysage. Dans de telles circonstances, il saute aux yeux que pour un aveugle, il ne saurait y avoir de paysage. Voilà qui est quelque peu affligeant! D'autre part, l'étendue du paysage dépend de la position de la « fenêtre » de l'œil : du sommet d'une colline, l'œil perçoit une « étendue géographique » plus vaste que depuis le fond d'un ravin. En un mot, l'homme qui veut avoir \ accès à une profusion de paysages a fort avantage à se percher le plus haut possible au-dessus du sol : « Un Païsage dont on aura vu toutes les parties l'une après l'autre, n'a pourtant point été vû, il faut qu'il le soit d'un lieu assés élevé, où tous les objets auparavant dispersés se rassemblent sous un seul coup d'œil. Il en va de même  des vérités» (Fontenelle, «Eloge de M. Varignon»). En deuxième lieu, il semble préférable que l'homme, l'être humain, soit absent, ou tout au moins le plus éloigné possible du paysage. Car l'homme y apparaît comme un corps étranger qui irrite, comme une pous­sière dans l'œil ou une écharde au pied. D'où la réticence manifeste à l'égard des villes. D'accord pour les petites villes, villages et hameaux champêtres, mais les grandes villes saturées d'autos, de stations-service, de parkings, de centres commerciaux, de tours d'habitation, de «foules en chaleur» ne sont accueillies qu'avec réticence dans le cénacle paysager.(Pénitence de St-Jérôme par ¨Piero della Francesca.)

Enfin, il est un élément d'une immense portée : le paysage n'est perçu comme tel qu'en autant que l'œil y détecte un parfum de beauté, y repère un objet d'admiration4. Décréter que tel paysage est « affreux » ou « laid » relève du même genre de paradoxe que de clamer la bonté du diable ou la fidélité d'un trousseur de jupons. En tout autre cas, les qualificatifs les plus souvent utilisés pour singulariser le paysage sont de nature laudative : riant, serein, riche, varié, beau, admirable, lumineux, charmant, émouvant, magni­fique, champêtre, enchanteur, idyllique, sublime... Au fait, parler de «beau paysage» à propos d'un paysage semble pesamment tautologique, car si le paysage n'est pas beau, ça ne peut être un paysage. Si parfois on lui adresse des épithètes péjoratives - pay­sage ingrat, dévasté, anarchique, chaotique, répulsif, désertique, dégradé... -, on se doit de préciser que cette flétrissure ne se situe aucunement dans la tradition paysagère et qu'il s'agit en fait d'un refus implicite de reconnaître aux espaces géographiques ainsi flétris le statut de « véritables paysages »

Nous retrouvons les jumeaux qu'une fenêtre jadis enfanta. Si ce n'est de l'échelle incomparable des deux objets, on sue comme des bêtes à chercher les différences essentielles entre le paysage peint et le paysage in situ. L'un et l'autre sont saisis par un rayon visuel qui en délimite le format. Un paysage naturel ou champêtre sans limites est aussi inconcevable qu'un tableau sans commencement ni fin, qu'un poisson gros comme un bœuf échappé par un pêcheur du dimanche. Parler du paysage de la Russie, de la France ou du Canada relève de l'incontinence langagière. Ne pas oublier que le paysage est à la mesure de l'œil ! Vu cette délimitation, le paysage du tableau et son vis-à-vis terrestre, tout en demeurant virtuelle­ment imbriqués dans des ensembles de grande ampleur, sont tous deux perçus comme des entités discrètes ou closes se suffisant à elles-mêmes. Le tableau de la montagne Sainte-Victoire et le massif montagneux qui porte ce nom sont des îlots singuliers et souve­rains au milieu d'une mer terrestre, trouvant en eux-mêmes leur propre sens. Et ce sens, dans un cas comme dans l'autre, pointe tout droit vers l'esthétique. Ce serait là, semble-t-il, la vocation ultime du paysage que de permettre à l'œil humain de saisir un instant de beauté dans le flux hideux du reste du monde5. Quand j'entends le mot paysage, je ne sors pas mon pistolet mais mon appareil photo!

Les paysages sont des grains de beauté sur l'épiderme de la Terre6. Nous sommes à ce point hypnotisés par ces grains de beauté que nous en oublions le reste, qui est dans un état avancé de dégra­dation. Autre version : les paysages sont un alibi que les hommes ont inventé pour soulager leur conscience du viol quotidien de la pla­nète. De fil en aiguille, cela nous rappelle l'histoire de cet agonisant qui, dans son dernier râle de vie, s'inquiétait de l'état broussailleux de ses moustaches !

Si abusive que puisse sembler une pareille ascendance, je ne peux me défendre de rapprocher l'avènement de l'espace éclaté, démembré en autant de paysages qu'on le voudra de l'empire apol-linien de la raison. Il n'est d'abord pas indifférent que cette mise au monde paysagère advienne en pleine Renaissance. S'il est un per­sonnage mythique qui incarne le grand destin que nourrit cette période de l'histoire, qui en révèle l'espace mental et les aspirations profondes, c'est bien le dieu archer de la clarté solaire, de la beauté, de la raison, de l'intelligence, de la science, de la vérité, des arts et de la poésie.

On a pu croire, dans le creuset de la foi ardente du Moyen Âge, que le dieu de la lumière et du savoir avait été totalement éclipsé par le Dieu tout-puissant d'Israël, que ce dernier avait à jamais fait perdre au premier son panache et ses plumes. C'était faire fi de tous les bégaiements, entourloupettes et reculades dont est si fertile l'histoire. L'itinéraire biblique menant à l'inaccessible Jérusalem céleste que suivait le très dévotieux Moyen Âge va bientôt céder la place à un nouvel itinéraire qui se veut le calque approximatif d'un itinéraire antique, gréco-romain. Il existe à ce propos une légende aussi lointaine que persistante qui raconte que la dernière pro­phétie de l'oracle de Delphes fut: «Un jour, Apollon reviendra et ce sera pour toujours.» Quel que soit le haut degré d'invraisem­blance de cette prophétie, la Renaissance y a cru et a fait en sorte qu'elle puisse se réaliser.

La culture de l'époque n'en a donc que pour Apollon qui, pour mieux cacher son identité, s'affuble de noms d'emprunt, ceux de Léonard de Vinci par exemple, de Montaigne, de Rabelais, de Pic de La Mirandole, de Copernic, d'Érasme, de Thomas More aussi; et, quelques générations plus tard, il signera sous les pseudonymes de Francis Bacon, de Galilée, de Descartes. Les regards se tournent désormais vers l'avenir ; la raison remanie l'espace mental ; une soif incoercible de connaissance tourmente les esprits; la nature, en se désacralisant, acquiert son autonomie; les artistes prennent modèle sur la nature plutôt que sur les Écritures; l'esthétique se substitue à l'art allégorique religieux; l'espace «sublunaire» devient mathé-matisable et infiniment morcelable; le monde s'ouvre à la décou­verte. Tout ne se réalisera pas d'une seule venue, mais les cibles de l'itinéraire sont en place.

L'artiste peintre témoigne par excellence de cette lente mais irréversible révolution apollinienne. En tournant son regard vers la nature concrète plutôt que vers un Au-delà brumeux, il lui prend le désir d'apprivoiser cette nature, d'atteindre en la reproduisant un mimétisme parfait, au point de confondre la copie et le modèle, d'actualiser et d'aviver le dualisme entre cette nature et le sujet humain, de la contraindre à obéir aux lois mathématiques de la perspective (on songe à l'expression si audacieuse à l'époque de la « Natura vexata » de Francis Bacon : nature vexée, contrainte, tour­mentée, forcée), d'assurer son empire sur elle en la rendant morce­lable et étiquetable à volonté, de privilégier un esthétisme formel plutôt qu'un érotisme fusionnel avec la nature.

 Le paysage, qu'il soit peint ou qu'il soit une réelle « étendue de terrain qui s'offre à la vue », s'inscrit précisément dans ce nouveaurapport d'arrachement, d'objectivation, de chosification, de dévitalisation de la nature. O n s'imagine désormais le monde, dans toutes les sphères que l'on veut, à l'image d'une horloge (Descartes,Voltaire), d'une scène de théâtre (Fontenelle) et, pourquoi pas, d'ungros dictionnaire illustré. Ce dernier serait, par les mots et les figures qui le constitueraient, la doublure du monde? L'analogie suggère d'autres transgressions. À l'image du dictionnaire juxtaposant des mots les uns à la suite des autres sans intelligence autre qu'alphabétique, le paysage exhibe des morceaux d'espace les uns à côté des autres sans intelligence autre qu'esthétique, bien qu'égailement écologique depuis peu. Ce n'est surtout pas d'un diction­naire de paysages dont nous souffrons, mais d'un poème qui aille par-delà les séparations pesant sur le monde, d'une ode infinie qui recoud l'épiderme scarifié de la Terre.

Résumons ainsi la saga du paysage. Ce dernier n'existe pas dans la nature ni ailleurs, bien entendu, sauf dans l'esprit de ses géni­teurs et des marchands de vacances et de bibelots. Comme objet géographique, il fut inventé dans les parages de la révolution indus­trielle à peine. La montagne, les forêts, la mer et les littoraux, perçus jadis comme des forces iniques et répulsives, n'ont accédé au titre hautement convoité de « paysage » qu'au cours des deux derniers siècles7. Et c'est depuis cette consécration qu'ils n'ont cessé de se dégrader.»

 

Notes

1. Formé sur le modèle de moine(rie), pêche(rie), couche(rie), le terme paysagerie semble tout à fait adéquat pour désigner en bloc tout ce qui se rapporte aux paysages: leurs caractéristiques générales, les mythes qui les fondent, le degré d'idolâtrie qu'on leur voue, les usages qu'on en fait, les revenus qu'ils génèrent...Quoique les deux entretiennent d'étroites relations, il ne faut pas confondre lapaysagerie avec la paysannerie !
 2. L'usage du verre à vitre était connu fort avant la Renaissance, mais ce nefut guère avant le XVe siècle que cet usage se répandit dans l'aménagement des maisons élégantes et autres bâtiments prestigieux. On se protégeait jusqu'alorsdu vent, de la pluie et du froid par des moyens élémentaires: toiles cirées, voletsde bois, peaux ou papiers huilés, et surtout en pratiquant des fenêtres d'un calibrelilliputien.

3. Il est entendu que la naissance du paysage ne se réalisa ni d'un seul coup ni ne fut l'œuvre d'un seul artiste. Le personnage fictif et caricatural que nou« mettons en scène dans ces paragraphes ne vise qu'à illustrer synthétiquement une démarche qui s'est poursuivie pendant près de deux siècles et à laquelle contribuèrent plusieurs artistes dont les Pol de Limbourg (début du XVe s.), Pier» délia Francesca (1416-1492), Robert Campin (1378-1444), Albrecht Durer (1471' 1528), Joachim Patinir (1480-1524), Pieter Bruegel (v. 1525-1569) et Claude Lorrain (1600-1682). On peut consulter sur les origines du paysage de nombreux ouvrages* entre autres Augustin Berque, Les Raisons du paysage, Paris, Hazan, 1995,192 p- ' Anne Cauquelin, L'Invention du paysage, Paris, PUF, 2000, 181 p. ; Alain Roger» Nus et paysages, Paris, Aubier, 324 P-, Erwin Panofsky, La Perspective comnie forme symbolique et autres essais, Paris, Minuit, 1975, 273 P- ; Philippe Descola' Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, 623 p.

4.« L'esthétique, atteste Régis Debray au cours d'une entrevue, est une créa­tion récente. La notion du beau naît au xvi e siècle. Auparavant, il y avait des rites plus ou moins efficaces, des fêtes distrayantes, des bateleurs. Mais la notion d'esthétique, avec ce qu'elle suppose de mise à distance, d'élaboration, de désin­téressement, c'est quelque chose qui peut mourir. On a vécu sans esthétique pendant très longtemps. Entre la fin de l'Antiquité et la Renaissance, on avait de l'art religieux, de l'art efficace et intéressé qui contribuait au salut. Mais l'idée que le sens puisse naître de la beauté, celle de la vérité par le masque, du mensonge révélateur, de la fiction comme créatrice de réalité, tout cela est très précaire. » (Régis Debray, Le Devoir, Entrevue avec Christian Rioux, 10 avril 2007). Les notions du « beau » et du « paysage » seraient donc nées dans le même lit, au même instant.
 
5.Tout amant du paysage se prend pour un Gargantua et s'opiniâtre à répéter après lui : « Que c'est Beau ce ! » L'homme, on le sait, jouit de la stature et de la carrure d'une mosquée orientale. La jument qui le porte sur son dos est aussi volumineuse qu'un troupeau d'éléphants rassemblés trompe à trompe sous un baobab; la queue horrible de l'animal se déploie en spirale telle la queue d'une tempête tropicale. Les deux créatures titanesques font route vers Paris. Près d'Orléans, une grande forêt où vibrionnent des milliards de mouches et de grosses guêpes jaunes leur barre la route. N'écoutant que le désagrément que lui causent les insectes malfaisants, par des coups répétés de sa queue furibonde, la superbe jument abat en moins de deux tous les arbres de la forêt. Une campagne riante et riche émerge aussitôt de cette hécatombe. À cet instant bénit des dieux, Gargantua laisse échapper ce cri rauque d'admiration: «Je trouve Beau ce.» En rappel de ce rugissement louangeur, le pays fut appelé la Beauce. Cette histoire à dormir debout contient plus de vérités profondes que tous les traités d'histoire, de philosophie et d'urbanisme qui encombrent les étagères des bibliothèques nationales, BNF, BNL, BNQ, BNS, BNC confondues. On y saisit aisément les principaux ingrédients de l'art de la paysagerie:L'état originel est le chaos: « Ils arrivèrent à une grande forêt [...] abondam­ment peuplée de mouches bovines et de frelons. »
La médiation du démiurge: l'aménagiste: «[...] elle dégaina sa queue et s'escrima si bien [...] qu'elle en abattit tous les arbres, à tort et à travers [...], comme le faucheur fait de l'herbe.» (Note: On aura compris que la queue de la jument tient ici le rôle ordinairement réservé à l'aménagiste.)
 L'état second est l'ordre : « De sorte que depuis il n'y eut plus ni bois ni fre­lons, et que tout le pays fut réduit en campagne.» • Un paysage est né s'offrant à l'œil de l'esthète: « Je trouve Beau ce. » 

6. «FAUSSE CÉLÉBRITÉ. — Je déteste ces prétendues beautés de la naturequi n'ont en somme une signification qu'au point de vue de nos connaissances, surtout de nos connaissances géographiques et qui demeurent imparfaites lorsque nous les apprécions au point de vue de notre sens du beau: voici, par exemple, l'aspect du mont Blanc vu de Genève — c'est quelque chose d'insignifiant quand on n'appelle pas en aide les joies cérébrales de la science : les montagnes voisines sont toutes plus belles et plus expressives —, mais "elles sont loin d'être aussi hautes", ajoute, pour les diminuer, ce savoir absurde. Dans ce cas l'œil contredit le savoir: comment saurait-il se réjouir vraiment dans la contradiction?
TOURISTES. — Ils montent la montagne comme des animaux, bêtement et ruisselant de sueur; on a oublié de leur dire qu'il y a en chemin de beaux points de vue.» (Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, p. 201-202).

7. Les montagnes «pittoresques» des Alpes font horreur à Montesquieu: « Tout ce que j'ai vu du Tyrol, depuis Trente jusques à Innsbruck, m'a paru un très mauvais pays. Nous avons toujours été entre deux montagnes, et ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'après avoir presque crevé de chaud à Mantoue il m'a fallu souffrir un froid très vif dans ces montagnes du Tyrol, quoique j'eusse des habits bons pour l'hiver et cela le premier jour d'août» (Voyages de Montesquieu, Bordeaux, Gounouihou, 1894, t. II, 132). Sur ce même thème et à une époque voisine, un chroniqueur désabusé écrira: «Je n'ai presque rien à vous dire tou­chant la Savoie. Le pais est généralement montagneux, & les lieux que nous y avons vus n'ont pas grand chose de remarquable» (Mission, Nouveau Voyage d'Italie, La Haye, 1702, 4e éd., t. III). On pourrait tout aussi bien, en se référant en particulier au premier chapitre du livre de Jean Delumeau, La Peur en Occident, xiV-xvnf siècles, faire état de cet autre lieu d'épouvante et de chagrin qu'était la mer.

Essentiel

Burckhardt: Le sentiment de la beauté de la nature dans la Renaissance italienne

«Non contents d'étudier et de connaître la nature, les Italiens ont su l'admirer. Ils sont les premiers des modernes qui aient vu dans un paysage un objet plus ou moins beau et qui aient trouvé du plaisir à regarder un site pittoresque.

Cette faculté est toujours le résultat d'une culture laborieuse et compliquée; il est difficile de remonter jusqu'à son origine, vu qu'un sentiment de cette espèce peut exister longtemps à l'état latent, avant qu'il se révèle dans la poésie et dans la peinture, et que par là il arrive à avoir conscience de lui-même. Chez les anciens, par exemple, l'art et la poésie avaient épuisé tout ce qui se rapporte à la vie de l'homme, avant d'aborder la description de la nature; celle-ci ne forma jamais qu'un genre restreint, bien que depuis Homère on trouve une foule de mots et de vers qui attestent la profonde impression que la nature faisait sur les Grecs et les Romains. Les races germaniques, qui fondèrent leur domination sur le sol de l'empire romain, étaient, par ce fait même, nées pour comprendre et pour aimer la nature; le christianisme les força de renier pour un temps les fausses divinités qu'elles avaient adorées dans les montagnes et les sources, les lacs et les forêts; mais cette période d'intermittence fut de courte durée.En plein moyen âge, vers 1200, l'amour naïf de la nature extérieure reparaît; on le reconnaît chez les chantres d'amour des différentes nations. Ils s'intéressent on ne peut plus vivement aux choses les plus simples, telles que le printemps et ses fleurs, la verte bruyère et la forêt. Mais il n'y a chez eux qu'un premier plan; pas de lointain; même dans les chants des croisés, on ne retrouve pas les voyageurs qui ont vu beaucoup de pays. La poésie épique, qui décrit si minutieusement des costumes et des armes, par exemple, se borne à des esquisses quand elle veut peindre un endroit, un paysage; le grand Wolfram d'Eschenbach lui-même ne nous donne qu'une idée vague de la scène sur laquelle se meuvent ses personnages. À lire tous ces chants, on ne dirait pas que tous ces poêtes-gentils-hommes habitaient, visitaient ou connaissaient mille châteaux situés sur des hauteurs et dominant la campagne. Même les clercs errants ignorent dans leurs poésies latines les effets de lointain ; ils ne savent pas décrire un paysage proprement dit, mais parfois ils décrivent des objets rapprochés avec une richesse de couleurs qu'on ne rencontre peut-être chez aucun minnesinger de noble naissance. Où trouver une description du bois sacré de l'amour comparable à celle-ci, qui date du douzième siècle et qui est due sans doute à un poète italien? Pour des italiens la nature est certainement purifiée depuis longtemps et délivrée de la funeste influence des démons. Saint François d'Assise, dans son hymne au soleil, bénit spontanément le Seigneur d'avoir créé les astres du ciel et les quatre éléments:

Immortalis fioret
Ibi manens homo;
Arbor ibi quaelibet
uo gaudet pomo;
Viae myrrha, cinnamo
Fragrant, et amomo;
Conjectari poicrat
Dominus ex domo, etc»



JACOB BURCKHARDT, La civilisation en Italie au temps de la Renaissance, tome I, traduction L. Schmitt,. annoté par L. Geiger, Paris, Plon-Nourrit, 1906, pp. 17 et suiv. Texte intégral

Enjeux

Articles


De visages en paysages

Jacques Dufresne
Le titre, de visages en paysages, indique bien le contenu de cet article, où l'art de remodeler les paysages est comparé à l'art de remodeler les visages. Viennent ensuite quatre encadrés évoqués dans le texte : Cet art sans visage (Jean Onimus

La figure des paysages

Remy de Gourmont



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