Réalité

Le réel c'est ce que je sens, ce que je connais par les sens, mais c'est aussi ce qui me résiste. D'où peut-être cette distinction du dictionnaire philosophique Lalande: «L'air est réel, l'arc-en-ciel ne l'est pas.» On les connaît l'un et l'autre par les sens, mais l'arc-en-ciel, accident d'optique, n'offre aucune résistance, tandis qu'il existe une résistance de l'air.

Les choses sont plus complexes. Réalité est l'un de ces mots qui engage toute la philosophie. Quand je dis que le réel c'est ce que je connais par les sens, j'en exclus les idées pures. Or on peut, comme Platon, penser que ces idées sont réelles, plus réelles même que les apparences sous lesquelles elles se présentent à notre sensibilité. D'où le fait que l'on qualifie de réaliste la philosophie de Platon.

Mais il existe aussi des arcs-en-ciel dans le domaine des idées; qu'est-ce qui les distingue de l'air?  L'idée réelle se distingue de l'idée irréelle en ce qu'elle est une victoire sur ce qui lui résiste en nous: l'illusion. Nous n'aimons pas ouvrir la lettre qui va nous donner la mesure précise de notre endettement. Nous préférons d'abord l'illusion de la richesse. Nous n'aimons pas non plus le messager qui nous apprend que nous avons été victime d'une grave injustice. C'est néanmoins par l'injustice douloureusement ressentie que l'idée de justice se révèle à nous dans toute sa réalité, dans toute sa vérité. La vérité n'est pas là où nous la cherchons, mais là où nous refusons de la voir.

«La contradiction est le criterium du réel»(S.W.) Nous résistons à la réalité, précise Simone Weil, parce que nous craignons le vide devant lequel nous place la contradiction qui en est le critère.Bergson disait:«Il faut penser ce qu'on voit et non voir ce qu'on pense.»

Essentiel

La résistance du monde extérieur, signe de sa réalité, est la condition de notre harmonie intérieure.
"La résistance du monde extérieur crée donc en grande partie notre harmonie et notre simplicité intérieures. Cette résistance abolie, les démons de l’ennui et du raffinement surgissent du fond de nous-mêmes et nous rongent comme des termites. La guerre que nous ne subissons plus du dehors, nous la créons du dedans. Nous ressemblons à la gerbe qui se plaindrait du lien qui l’enserre. Le lien coupé, les épis se dispersent et leur opulence meurt... Car le lien opprime la gerbe, mais il la fait" (Gustave Thibon, Retour au réel, Lyon, Lardanchet, 1946, p. 213.).

Enjeux

Le doute sur la capacité de l'homme de connaître le réel semble aussi vieux que la philosophie elle-même. C'est dans le contexte d'un débat sur la connaissance qu'il faut par exemple situer le célèbre aphorisme de Protagoras: «l'homme est la mesure de toutes choses.» Il s'agit d'une profession de foi subjectiviste et relativiste. S'il y a, dit Protagoras, une réalité absolue, nous n'en savons rien et ce que nous appelons le réel se réduit à la perception que nous en avons.

Les images de nos écrans renforcent notre doute à l'égard de la réalité. Elles sont devenues notre élément, notre réalité quotidienne, au point que le réel est désormais notre au-delà.

Quand la réalité, âpre et douce, imprégnait toute la vie quotidienne des gens, quand il fallait tirer l'eau du puits, marcher dans les paysages pour mériter de les contempler, les hommes éprouvaient le besoin d'imaginer un au-delà où s'immortaliseraient, transfigurées, leurs plus belles expériences du réel.

Les disciples de Platon cherchaient dans le ciel des idées, les formes pures qui les aideraient à comprendre les choses imparfaites d'ici-bas. Quelle est donc cette Justice parfaite, dont nous avons la nostalgie? Et comment expliquer cette nostalgie -qui se manifeste sous la forme de l'indignation devant l'injustice- s'il n'existe pas une Justice parfaite dont nous avons conservé quelque souvenir?

Le premier au-delà, désormais, c'est le réel. Après quelques jours dans la nature sauvage un adolescent disait, plein de dépit, qu'on voit plus d'animaux en quelques minutes dans une bonne émission de télévision qu'en une semaine en pleine nature. Les oiseaux de l'écran, en plus d'être nombreux, ont l'avantage d'être prévisibles. Pour les faire apparaître, il suffit de presser un bouton. Toute-puissance de l'homme aux commandes de la machine! Dans la nature, vous ne savez jamais quand le huard va surgir à quelques mètres de votre embarcation pour remplir le soir qui tombe de son chant divin, mais votre joie est proportionnelle à la gratuité de l'instant: «Aimez ce que jamais on ne verra deux fois».

Articles


Résistance du monde et harmonie intérieure

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Quand ce qui lie se confond avec ce qui délie

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Jacques Dufresne
Être en rapport avec le réel, c’est aussi sentir le frémissement de l'esprit vivant au coeur des oeuvres d'art dignes de ce nom. C’est de cette vie que témoigne George Steiner dans Le sens du sens, Présences réelles. Il nous invite par là

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