Essentiel
« C’est la pesanteur et c’est la force inévitable de la misère qu’elle rend les misérables irrémédiablement faibles et qu’ainsi elle empêche invinciblement les misérables de s’évader de leurs misères mêmes. Dans la réalité la misère avarie les vertus, qui sont filles de force et filles de beauté.
La misère ne rend pas seulement les misérables malheureux, ce qui est grave; elle rend les misérables mauvais, laids, faibles, ce qui n’est pas moins grave; un bourgeois peut s’imaginer loyalement et logiquement que la misère est un moyen de culture, un exercice de vertus; nous socialistes nous savons que la misère économique est un empêchement sans faute à l’amélioration morale et mentale, parce qu’elle est un instrument de servitude sans défaut. (…) nous savons que tout affranchissement moral et mental est précaire s’il n’est pas accompagné d’un affranchissement économique. (…)
On confond presque toujours la misère avec la pauvreté; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines; elles sont voisines sans doute, mais situées de part et d’autre d’une limite; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale; cette limite économique est celle en deçà de qui la vie économique n’est pas assurée, au delà de qui la vie économique est assurée; cette limite est celle où commence l’assurance de la vie économique; en deçà de cette limite le misérable ou bien a la certitude que sa vie économique n’est pas assurée ou bien n’a aucune certitude qu’elle soit ou ne soit pas assurée, court le risque; le risque cesse à cette limite; au delà de cette limite le pauvre ou le riche a la certitude que sa vie économique est assurée; la certitude règne au delà de cette limite; le doute et la contre-certitude se partagent les vies qui demeurent en deçà; tout est misère en deçà, misère du doute ou misère de la certitude misérable; la première zone au delà est celle de la pauvreté; puis s’étagent les zones successives des richesses. (…)
La misère est tout le domaine en deçà de cette limite; la pauvreté commence au delà et finit tôt; ainsi la misère et la pauvreté sont voisines; elles sont plus voisines, en quantité, que certaines richesses ne le sont de la pauvreté; si on évalue selon la quantité seule, un riche est beaucoup plus éloigné d’un pauvre qu’un pauvre n’est éloigné d’un miséreux; mais entre la misère et la pauvreté intervient une limite; et le pauvre est séparé du miséreux par un écart de qualité, de nature.
Beaucoup de problèmes restent confus parce qu’on n’a pas reconnu cette intervention; ainsi on attribue à la misère les vertus de la pauvreté, ou au contraire on impute à la pauvreté les déchéances de la misère; comme ailleurs on attribue à l’humilité les vertus de la modestie, ou au contraire on impute à la modestie les abaissements de l’humilité.
Ainsi à l’égard de la consommation la différence du pauvre et du miséreux est une différence de qualité, de mode, comme à l’égard de la production la différence du travailleur et du théâtreux était une différence de nature.
En droit, en devoir, en morale usuelle on reconnaîtrait que le premier devoir social, ou pour parler exactement, le devoir social préalable, préliminaire, celui qui est avant le premier, le devoir indispensable, avant l’accomplissement duquel nous n’avons pas même à discuter, à examiner quelle serait la cité la meilleure, ou la moins mauvaise, car avant l’accomplissement de ce devoir il n’y a pas même de cité, on reconnaîtrait que l’antépremier devoir social est d’arracher les miséreux à la misère, d’arracher les miséreux au domaine de la misère, de faire passer à tous les miséreux la limite économique fatale. (…) »
Charles Péguy, De Jean Coste, Paris, Gallimard, 1937, p. 13-18 (texte daté du 4 novembre 1902).
Essentiel
« C’est la pesanteur et c’est la force inévitable de la misère qu’elle rend les misérables irrémédiablement faibles et qu’ainsi elle empêche invinciblement les misérables de s’évader de leurs misères mêmes. Dans la réalité la misère avarie les vertus, qui sont filles de force et filles de beauté.
La misère ne rend pas seulement les misérables malheureux, ce qui est grave; elle rend les misérables mauvais, laids, faibles, ce qui n’est pas moins grave; un bourgeois peut s’imaginer loyalement et logiquement que la misère est un moyen de culture, un exercice de vertus; nous socialistes nous savons que la misère économique est un empêchement sans faute à l’amélioration morale et mentale, parce qu’elle est un instrument de servitude sans défaut. (…) nous savons que tout affranchissement moral et mental est précaire s’il n’est pas accompagné d’un affranchissement économique. (…)
On confond presque toujours la misère avec la pauvreté; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines; elles sont voisines sans doute, mais situées de part et d’autre d’une limite; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale; cette limite économique est celle en deçà de qui la vie économique n’est pas assurée, au delà de qui la vie économique est assurée; cette limite est celle où commence l’assurance de la vie économique; en deçà de cette limite le misérable ou bien a la certitude que sa vie économique n’est pas assurée ou bien n’a aucune certitude qu’elle soit ou ne soit pas assurée, court le risque; le risque cesse à cette limite; au delà de cette limite le pauvre ou le riche a la certitude que sa vie économique est assurée; la certitude règne au delà de cette limite; le doute et la contre-certitude se partagent les vies qui demeurent en deçà; tout est misère en deçà, misère du doute ou misère de la certitude misérable; la première zone au delà est celle de la pauvreté; puis s’étagent les zones successives des richesses. (…)
La misère est tout le domaine en deçà de cette limite; la pauvreté commence au delà et finit tôt; ainsi la misère et la pauvreté sont voisines; elles sont plus voisines, en quantité, que certaines richesses ne le sont de la pauvreté; si on évalue selon la quantité seule, un riche est beaucoup plus éloigné d’un pauvre qu’un pauvre n’est éloigné d’un miséreux; mais entre la misère et la pauvreté intervient une limite; et le pauvre est séparé du miséreux par un écart de qualité, de nature.
Beaucoup de problèmes restent confus parce qu’on n’a pas reconnu cette intervention; ainsi on attribue à la misère les vertus de la pauvreté, ou au contraire on impute à la pauvreté les déchéances de la misère; comme ailleurs on attribue à l’humilité les vertus de la modestie, ou au contraire on impute à la modestie les abaissements de l’humilité.
Ainsi à l’égard de la consommation la différence du pauvre et du miséreux est une différence de qualité, de mode, comme à l’égard de la production la différence du travailleur et du théâtreux était une différence de nature.
En droit, en devoir, en morale usuelle on reconnaîtrait que le premier devoir social, ou pour parler exactement, le devoir social préalable, préliminaire, celui qui est avant le premier, le devoir indispensable, avant l’accomplissement duquel nous n’avons pas même à discuter, à examiner quelle serait la cité la meilleure, ou la moins mauvaise, car avant l’accomplissement de ce devoir il n’y a pas même de cité, on reconnaîtrait que l’antépremier devoir social est d’arracher les miséreux à la misère, d’arracher les miséreux au domaine de la misère, de faire passer à tous les miséreux la limite économique fatale. (…) »
Charles Péguy, De Jean Coste, Paris, Gallimard, 1937, p. 13-18 (texte daté du 4 novembre 1902).