Balzac Honoré de

20 mai 1799-18 août 1850
«Placé, dès l'âge de huit ans, chez les oratoriens qui dirigeaient le collège de Vendôme dont le régime était des plus sévères, il ne témoigna de la puissance de ses facultés naissantes qu'en les appliquant à des objets étrangers à ses études et il devait certainement évoquer plus tard ses propres souvenirs quand il a dit les railleries endurées par Louis Lambert à propos de son fameux Traité de la volonté. Balzac acheva ses humanités dans la pension Lepitre, à Paris, où ses parents étaient venus provisoirement se fixer, puis il entra comme clerc d'avoué dans l'étude de Me Guyonnet de Merville d'où il passa chez un notaire dont on se flattait qu'il deviendrait le successeur. Bientôt il manifesta, contre la volonté, formellement exprimée de sa famille, des velléités littéraires encore assez confuses. Pour l'en dégoûter, on l'installa dans une mansarde de la rue Lesdiguières où il resta livré à lui-même, sans autres ressources qu'une pension des plus modiques et obligé de subvenir à tous les détails de son entretien et de son service : il faut lire dans les lettres admirables qu'il écrivait alors à sa sœur Laure, plus tard Mme Surville, à quelles privations il était astreint et avec quelle belle humeur la pensée de la gloire future l'aidait à les supporter. Après des tâtonnements dont rien ne subsiste et qu'il ne faut vraisemblablement pas regretter, il écrivit « pour se faire la main » une douzaine de romans qu'il a proscrits de ses oeuvres complètes et que leur seule origine a préservés de l'oubli : l'Héritière de Birague, (1822, 4 vol, in-12), « histoire tirée des manuscrits de Dom Rago, ex-prieur des bénédictins, mise au jour par ses deux neveux » A. de Viellerglé (pseud. de Lepoitevin de Légreville), et lord R'hoone (anagramme d'Honoré); Jean-Louis ou la Fille trouvée (1822, 4 vol. in-12), signée des mêmes pseudonymes; Clotilde de Lusignan ou le Beau juif (1822, 4 vol. in-12), « manuscrit trouvé dans les archives de la Provence et publié par lord R'hoone », réimpr. en 1836 sous le titre de l'Israélite et le pseudonyme d'Horace de Saint-Aubin; le Centenaire ou les Deux Beringheld (1822, 4 vol. in-12), par Horace de Saint-Aubin, réimpr. aussi en 1836 sous le titre : le Sorcier; le Vicaire des Ardennes (1822, 4 vol. in-12); la Dernière fée ou la Nouvelle Lampe merveilleuse (1822, 2 vol. in-12 ; nouv. éd. augm., 1824, 3 vol. in-12); Annette ou le Criminel, suite du Vicaire des Ardennes, 1824, 4 vol. in-12, réimpr. sous le titre d'Argow le Pirate; Wann-Chlore (1825, 4 vol. in-12), anonyme, mais réimpr. sous le pseudonyme de Horace de Saint-Aubin et sous le titre de Jane la Pâle; à cette série il faut joindre l'Excommunié (1837, 2 vol. in-8), par Horace de Saint-Aubin, attribué au marquis de Belloy, et Don Gigadas (1840, 2 vol. in-8), dont le comte F. de Gramont serait l'auteur ; il est à remarquer, en effet, que ces deux romans inédits sont de beaucoup postérieurs à ceux qui viennent d'être énumérés et semblent n'avoir dû le jour qu'à une spéculation de librairie tolérée par l'auteur putatif, tandis que les Deux Hector (1821, 2 vol. in-12) et Charles Pointel (ibid., 2 vol. in-12) ont été formellement désavoués par lui.

Tourmenté dès lors par des rêves de spéculations qui eurent sur sa vie entière la plus désastreuse influence, Balzac se fit éditeur, imprimeur et fondeur. Le premier, il imagina des éditions compactes d'auteurs classiques et il écrivit les notices de Molière et de La Fontaine (1825-1826); mais le succès ne répondit pas à cette innovation et ses deux autres entreprises ne réussirent pas mieux ; il dut bientôt abandonner le matériel de son imprimerie à son associé et céda celui de sa fonderie à MM. Laurent et de Berny qui surent en tirer meilleur parti que lui. Pour payer les dettes qu'il avait contractées envers son père et sa mère, il ne lui restait que sa plume. Or, à cette époque (1827), il n'avait à son avoir littéraire, en dehors des romans de début, qu'une brochure sur le Droit d'aînesse (févr. 1824), une Histoire impartiale des jésuites (avr. 1824, in-18), un Code des gens honnêtes (1825, in-18) et un Petit dictionnaire des enseignes de Paris (1826, in-32) ; encore n'est-il pas certain qu'il n'ait pas été plutôt l'éditeur que l'auteur de ces écrits de circonstance pour lesquels il eut au moins un collaborateur, Horace Raisson, mais qui ont cependant été réimprimés dans l'édition définitive de ses Oeuvres complètes. Le premier roman de Balzac lui fut inspiré par un séjour de quelques mois auprès de Fougères, dans la famille du général de Pommereul: Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800 (1829, 4 vol. in-12) est, comme son titre l'indique, un épisode de cette terrible guerre civile. Il eut assez de succès pour que l'auteur, à peu près inconnu la veille, trouvât désormais un débouché aux conceptions qu'enfantait son cerveau et dont la moitié au moins n'a pas vu le jour ou ne subsiste qu'à l'état de notes et d'ébauches. A peine achevait-il la Physiologie du mariage (1830, 2 vol. in-8), qu'il écrivit ses premières nouvelles : El Verdugo, l'Usurier (fragment de Gobseck), la Paix du ménage, la Maison du chat qui pelotte, le Bal de Sceaux, la Vendetta, Une double famille, le Colonel Chabert, etc. En même temps il collaborait, sous quatre pseudonymes : Alfred Coudreux, le Cte Al. de B..., Henri B..., E. Morisseau, à la Caricature que venait de fonder Philippon, à la Silhouette, au Feuilleton littéraire des journaux politiques (1830), etc., et il écrivait ses premiers Contes drolatiques. Bientôt, la Peau de chagrin et la Femme de trenteans (1831), le mettaient hors de pair, Eugénie Grandet (1833) le plaçait à la tête des romanciers contemporains. Sauf une velléité électorale dans l'arr. de Fougères (1831) précédée de la publication d'une brochure d'actualité (Enquête sur la politique des deux ministères) et un voyage en Sardaigne à la recherche des scories d'argent que les Romains devaient y avoir abandonnées (supposition justifiée, mais dont Balzac, trop confiant, ne put tirer parti), sa vie appartient désormais tout entière à la littérature; il se cloître durant des semaines et même des mois, fermant sa fenêtre à la lumière du jour et sa porte aux visiteurs, renversant les lois les plus élémentaires de l'hygiène en s'imposant douze ou quinze heures de travail coupées par un sommeil fiévreux à des heures anormales ou par un bain quotidien, et soutenant sa verve par d'innombrables tasses de café. Lorsque la lassitude physique et cérébrale l'emporte sur sa volonté, il fait en province quelques rapides séjours, ou même pousse jusqu'en Allemagne et en Russie. Cette période est véritablement d'ailleurs celle de sa maturité intellectuelle; il suffira de rappeler ici les titres du Médecin de campagne (1833), de l'Histoire des Treize (1833) de Seraphita (1835), de la Recherche de l'absolu (1835), du Père Goriot (1835), du Lys dans la vallée (1836), des Illusions perdues (1837), de l'Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau (1838), du Cabinet des Antiques (1838), etc. C'est en 1833 qu'il avait conçu la pensée d'unir par la parenté ou par l'amitié les divers personnages de ses romans et de former de leurs aventures un cycle qu'il appela la Comédie humaine, s'identifiant à ses personnages au point d'en parler à ses amis comme d'êtres vivants et de faire dresser par le comte de Gramont un armorial dont le précieux album a été retrouvé. Malgré un labeur acharné, Balzac était loin alors d'avoir acquitté toutes ses dettes, et ses publications mêmes étaient le plus souvent une nouvelle source d'ennuis et de frais; c'est ainsi que Seraphita et le Lys dans la vallée furent l'objet de deux procès, l'un contre Buloz et la Revue des Deux-Mondes, l'autre contre Amédée Pichot et la Revue de Paris : il gagna l'un et perdit l'autre. Les remaniements innombrables qu'il exécutait, non sur le manuscrit, mais sur les épreuves, entraînaient pour les éditeurs un surcroît de dépenses que la plupart d'entre eux laissaient à sa charge; enfin il avait, plus qu'aucun autre peut-être, à se défendre contre l'audace des contrefacteurs belges et allemands qui reproduisaient ses livres dès leur apparition en feuilletons ou dans une revue et qui entravaient ainsi le débit, alors si précaire, des in-8 de cabinet de lecture auxquels la librairie française n'avait pas encore renoncé. Il eut du moins le mérite d'attirer l'un des premiers sur cet état de choses l'attention des législateurs, et de contribuer à le faire cesser soit par ses démarches auprès de la Société des gens de lettres, soit par une Note remise à MM. les Députés composant la commission de la loi sur la propriété littéraire (mars 1841).

Balzac, comme tant d'autres, demanda au théâtre la gloire et la fortune : là encore toutes deux lui furent rebelles. Vautrin (Porte Saint-Martin. 14 mars 1840), drame en cinq actes, dont le principal personnage appartenait à la série intitulée : Splendeurs et Misères des courtisanes, était joué par Frédérick Lemaître. Vautrin dut précisément à une fantaisie de cet acteur l'interdiction qui le frappa le soir de la première et unique représentation : Frédérick s'était avisé de s'affubler du toupet légendaire et caricatural de Louis-Philippe. Les Ressources de Quinola (Odéon, 19 mars 1842), comédie en cinq actes où l'auteur attribuait à un mécanicien espagnol du XVIe siècle la découverte de la vapeur, ne furent pas mieux accueillies ; la composition de la salle, où Balzac avait entendu ne laisser pénétrer que les spectateurs de son choix, la suppression systématique des claqueurs, enfin l'attitude de la presse, avec qui l'auteur virait en état d'hostilité déclarée depuis la publication d'une Monographie (1841) où il avait assouvi plus d'une rancune, ne contribuèrent pas peu à ce résultat. Paméla Giraud (Gaîté, 26 sept. 1843), drame en cinq actes, et la Marâtre (Théâtre-Historique, 25 mai 1848), autre drame « intime » en cinq actes, n'eurent guère un sort moins éphémère. Seul, le Faiseur, comédie en cinq actes, devait, sous le titre de Mercadet et avec les remaniements discrets et habiles de M. d'Ennery, obtenir, après la mort de l'auteur, au Gymnase d'abord (24 avril 1851), puis au Théâtre-Français (1869), un éclatant et durable succès : il est resté dès lors au répertoire.

Il ne fut pas plus heureux quand il voulut créer un organe indépendant: La Chronique de Paris (1835) ne dura guère plus d'une année; la Revue parisienne (1840), dont il fut l'unique rédacteur, n'eut que trois numéros; s'il y passa toute mesure dans l'appréciation du Port-Royal de Sainte-Beuve, il y salua la Chartreuse de Parme comme un chef-d’œuvre, à la grande surprise de Beyle dont personne n'avait encore publiquement reconnu la haute valeur.

Les déboires que lui causaient ces tentatives et la perte de temps qui en résultait n'empêchaient pas ce prodigieux travailleur de poursuivre l’œuvre à laquelle il s'était voué et dont il indiquait les grandes lignes dans l'Avant-propos général de la première édition collective de la Comédie humaine (1842). Ursule Mirouet (1842); les Mémoires de deux jeunes mariées (1842) ; Une ténébreuse affaire (1843); Albert Savarus (1844), de tous ses livres celui où, de l'aveu de ses intimes, Balzac s'est le plus abandonné aux confidences autobiographiques; Un début dans la vie (1844), dont l'idée première appartenait à Mme Surville; la Muse du département (1844); Modeste Mignon (1844), où les contemporains n'eurent pas de peine à reconnaître Lamartine dans le portrait peu flatté du poète Canalis comme ils avaient reconnu dans Beatrix (1840) ceux de George Sand, de Mme d'Agoult, de Liszt, etc., vinrent tour à tour prendre place dans les subdivisions du tableau de la Comédie humaine, que l'auteur avait fait imprimer en 1845, et dont il avait remis un exemplaire signé à son ami Laurent Jan. Presque toutes sont restées incomplètes, surtout les Scènes de la vie militaire, qui l'avaient pourtant préoccupé dès sa jeunesse et dont il ne subsiste que les Chouans et Une passion dans le désert. Les trois derniers épisodes qu'il lui fut permis d'achever, les Parents pauvres (la Cousine Bette, le Cousin Pons et les Paysans) doivent être comptés au premier rang de ses chefs-d’œuvre; cependant les Paysans durent être interrompus par la Presse devant la menace d'un désabonnement général! Quand Balzac partit pour la Russie au mois de sept. 1848, il laissait incomplet un dernier roman, le Député d'Arcis, terminé sur ses indications par Ch. Rabou, ainsi que le Comte de Sallenauve et la Famille Beauvisage, qui en forment le complément.

Dès 1833, il avait entretenu avec une grande dame d'origine polonaise, Mme Hanska, née Rzewuska, une correspondance, suivie bientôt de diverses rencontres à Vienne. à Genève, et enfin à Saint-Pétersbourg, où il s'était rendu en 1840. Devenue veuve, Mme Hanska consentit à un mariage que retardèrent l'établissement de sa fille et le règlement de ses affaires d'intérêt. Enfin, après un long séjour au château de Vierchovnia (gouvernement de Kiev), séjour pendant lequel Balzac faillit succomber à l'hypertrophie du cœur qui le minait, il épousa celle qu'il appelait son « étoile » et pour laquelle il meublait depuis plusieurs années, avec tous les raffinements du luxe et du bien-être, un petit hôtel de la rue Fortunée (aujourd'hui rue Balzac). Le mariage fut célébré le 14 mars 1850 à Berdytcheff; mais après un voyage des plus pénibles, Balzac ne revint à Paris deux mois plus tard que pour y mourir.

Cette fin, qui, en d'autres temps, eût pris l'importance d'un deuil national, passa presque inaperçue, Balzac n'appartenait pas à l'Académie, près de laquelle il avait fait d'inutiles démarches, et qui l'avait écarté sans doute par cette puérile accusation d'immoralité qu'on lui avait tant de fois prodiguée. Victor Hugo se chargea, au nom de la Société des gens de lettres, de prendre la parole sur sa tombe et caractérisa en quelques paroles éloquentes « ce livre merveilleux que le poète a intitulé Comédie et qu'il aurait pu appeler Histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et va jusqu'à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu'à Rabelais... ». Sainte-Beuve, oubliant un moment le ressentiment légitime que lui inspirait l'article sur Port-Royal, loua en bons termes l'artiste et l'observateur, tout en formulant plus d'une réserve sur l'écrivain. Philarète Chasles, qui avait jadis écrit une introduction pour la Peau de chagrin et qui depuis avait poursuivi l'auteur de sarcasmes et de critiques imméritées, l'appela (dans les Débats) « un voyant » et cette épithète, dont on a depuis tant abusé, est une de celles qui définissent le mieux le génie de l'homme à qui elle s'appliquait. En dehors de ce discours et de ces deux articles, il n'y a rien à citer parmi les témoignages immédiatement contemporains: Balzac n'avait jamais permis aux indifférents de pénétrer dans sa vie privée, et quelques excentricités passagères, telles que sa fameuse canne, ciselée par Froment-Meurice sur un modèle de Louis Cavelier, son habit bleu à boutons d'or, sa livrée et sa voiture aux armes des d'Entraigues, avaient seules défrayé pendant vingt ans les petits journaux. Depuis, il faut le reconnaître sans nous en plaindre, la postérité a largement pris sa revanche (...)."

MAURICE TOURNEUX, extrait de l'article "Balzac" de La Grande encyclopédie (domaine public)


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Portrait par George Sand
«Puéril et puissant, toujours envieux d'un bibelot, et jamais jaloux d'une gloire, sincère jusqu'à la modestie, vantard jusqu'à la hâblerie, confiant en lui-même et aux autres, très expansif, très bon et très fou, avec un sanctuaire de raison intérieure, où il rentrait pour tout dominer dans son oeuvre, cynique dans la chasteté, ivre en buvant de l'eau, intempérant de travail et sobre d'autres passions, positif et romanesque avec un égal excès, crédule et sceptique, plein de contrastes et de mystères, tel était Balzac encore jeune, déjà inexplicable pour quiconque se fatiguait de la trop constante étude à laquelle il condamnait ses amis, et qui ne paraissait pas encore à tous aussi intéressante qu'elle l'était réellement.» (cité par François Bon, sur son site remue.net)

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« Le travail acharné, dans le monde des lettres, a été mis à la mode par l’exemple de Balzac. Il ne fut pas le seul de son temps à transformer en labeur le plaisir d’écrire. Alexandre Dumas, George Sand, Sainte-Beuve, Victor Hugo lui-même se donnèrent aux lettres avec violence; mais lui, Balzac, il dépassa la violence. On avait vu, aux siècles précédents, de grands écrivains être en même temps de grands travailleurs. Ni Buffon, ni Voltaire n’étaient des paresseux; mais ils n’étaient pas non plus des forçats de la plume. Buffon avait organisé son temps de manière à n’en rien perdre, mais il n’appelait pas du temps perdu celui qu’il donnait aux plaisirs, à la conversation, à la table. Les besognes immenses ne l’effrayaient pas; il en venait à bout par la constance, par la patience quotidienne. Voltaire était plus fébrile; pris du besoin soudain de dire sa pensée, il abandonnait tout, s’enfermait, passait les nuits; mais il savait aussi, aiguillonné par d’autres désirs, oublier ses idées et même ses intérêts, suivre franchement, sans regrets, le penchant de sa sensibilité. Lui non plus ne considérait comme du « temps perdu » ni ses voyages, ni ses réceptions, ni sa correspondance, ni ses amours. Il faut arriver à Balzac pour entendre un écrivain, triste de s’être laissé distraire pendant quelques mois par une femme, proférer ce mot effroyable : « Encore un roman de perdu! » Comme s’il ne vaut pas mieux vivre un roman que de l’écrire, comme si, après tout, pour écrire un bon roman, il ne fallait pas, d’abord, le vivre! Mais cette dernière concession faite au cynisme des hommes de lettres est excessive : se mêler à la vie pour expérimenter les sentiments et les sensations, pour récolter des documents, comme disaient les naturalistes, c’est une manière de vivre bien médiocre et vraiment dépourvue de dignité. Il y a là une exploitation industrielle de la sensibilité qui rabaisse le talent en même temps que le caractère. Balzac ne semble pas avoir jamais fait de tels calculs. Il écrit ingénument : « L’amour, c’est ma vie et mon essence », mais s’il le rencontre, il cherche à fuir, songeant à sa table de travail, à sa copie, à ses épreuves, aux projets qui bourdonnent dans sa tête congestionnée.

On admira généralement la puissance de travail de Balzac, son courage à accepter des labeurs surhumains, son stoïcisme au milieu des terribles embarras d’argent qui dévorèrent une partie de son existence. Ce n’est pas admirable; c’est plutôt estimable. Balzac était un homme en désordre, qui passa sa vie à essayer en vain de se mettre en ordre. Il avait aussi cette illusion que la gloire d’un écrivain se mesure comme la gloire d’une montagne et que la plus solide est celle qui se dresse sur la plus haute pyramide de livres. Il est très probable que, riche et indépendant, il eût travaillé avec un acharnement tout pareil. Sans doute, l’abondance de la production est parfois un signe de force, et la gloire de l’écrivain s’en trouve augmentée; mais parfois aussi c’est un signe de faiblesse, la pyramide s’écroule et le constructeur demeure étouffé sous les décombres.
La vie de Balzac fut vraiment infernale. Sa correspondance est pleine des plus pitoyables aveux sur la condition de forçat à laquelle le réduisaient à la fois son ambition et la nécessité. Ce n’est pas seulement l’effort physique, c’est la continuité de l’effort herculéen. « Pour savoir jusqu’où va mon courage, écrit-il à Mme Hanska, il faut vous dire que Le Secret des Ruggieri a été écrit en une seule nuit; pensez à cela quand vous le lirez. La Vieille fille a été écrite en trois nuits. La Perle brisée, qui termine enfin L’Enfant maudit, a été faite en quelques heures d’angoisses morales et physiques… J’ai écrit à Saché, en trois jours, les cinquante premiers feuillets des Illusions perdues… Au moment où je vous écris, j’ai devant moi les épreuves accumulées de quatre ouvrages différents qui doivent paraître en octobre (c’est la date même de sa lettre); il faut suffire à tout cela. J’ai promis à Werdet de publier la troisième livraison des Études philosophiques, ce mois-ci, et aussi le troisième dizain des Contes drôlatiques, et de lui donner pour le 15 novembre Les Illusions perdues. Cela fait cinq volume in-douze et trois volume in-octavo… » Ce labeur effréné le rendait fou; il aggravait son état de fatigue par un régime rigoureux d’abstinence, ignorant, le malheureux, que le travail cérébral, lui aussi, est un travail physique, et qu’il faut manger pour écrire comme pour transporter des fardeaux. « Il y a plus d’un mois, dit-il dans la même lettre, que je me lève à minuit et me couche à six heures du soir, que je me suis imposé la plus stricte nourriture qu’il faille pour vivre, afin de ne pas envoyer au cerveau la fatigue d’une digestion; eh bien, non seulement je sens des faiblesses que je ne puis décrire, mais tant de vie communiquée au cerveau que j’en éprouve de singuliers troubles; je perds parfois le sens de la verticalité, qui est dans le cervelet; même dans mon lit, il me semble que ma tête tombe à gauche ou à droite, et je suis, quand je me lève, comme emporté par un poids énorme qui serait ma tête. » Il faut de moins en moins admirer, car Balzac ne nous donne ici que le spectacle de la présomption et de l’ignorance. La connaissance des notions les plus élémentaires de la physiologie et de la médecine l’eût préservé de ces extravagances; mais il voulait, dans son orgueil, inventer tout, même la science, et il poussa la fatuité jusqu’à rédiger des dissertations psychologiques, jusqu’à imaginer « une théorie de la volonté », qui n’est qu’une apologie de l’entêtement!

D’autres écrivains célèbres du siècle dernier contribuèrent à mettre à la mode le travail acharné; mais aucun ne semble s’être jamais livré à d’aussi effroyables orgies d’écriture. M. Zola donnait régulièrement à son œuvre trois heures par jour; il était méthodique et modéré. Exploité avec cette sagesse, le génie de Balzac eût acquis, sans doute, ce qui lui a toujours manqué, la sérénité, ce calme olympique, à la manière de Goethe, qui fait que l’on domine la vie, qu’on la regarde de haut. »

REMY DE GOURMONT, « De la fécondité littéraire. À propos de M. Paul Adam », Promenades littéraires. [Première série]. Reproduit à partir de la 17e édition (Paris, Mercure de France, 1929, p. 51-56) - texte du domaine public

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