Zola Émile
«Par son art, par ses procédés d'élaboration et de composition, M. Zola n'a rien du véritable naturaliste. Dans la manière même dont il conçut les Rougon-Macquart, histoire sociale et naturelle d'une famille sous le second Empire, nous reconnaissons l'esprit systématique du logicien. Ce fameux arbre généalogique, qui parut pour la première fois dans Une page d'amour, M. Zola le dressa en 1868, avant d'avoir écrit une seule ligne de l'œuvre immense à laquelle il devait travailler pendant vingt-cinq ans. Dès lors, non content de s'être fait un devis général, il avait fixé le nombre des volumes et tracé pour chacun son cadre particulier. Voilà bien le triomphe de la méthode déductive, qui est tout ce qu'il y a de plus contraire à l'esprit du naturalisme. Et, d'autre part, tandis que le naturalisme incline de soi-même au relâchement de la composition, M. Zola procède toujours d'une façon méthodique, en géomètre, et ses romans les plus touffus ont une étroite unité. Nul ne sait mieux que lui, en se mettant à la tâche, et ce qu'il fera et comment il le fera. On l'a vu, plus d'une année avant la publication d'un volume, annoncer que ce volume aurait tant de chapitres, et chacun de ces chapitres tant de pages. Sa manière même de travailler, la suite toujours égale de son labeur, manifestent une discipline ferme et vigoureuse qui n'abandonne rien au hasard. Il a réglé par avance les moindres détails. Telle de ses œuvres peut nous présenter d'innombrables personnages qui se meuvent et se croisent à travers une multitude d'incidents: elle ne laisse pas moins une impression nette et distincte, parce que tout s'y tient, parce qu'il n'est aucun de ces personnages qui ne concoure pour sa part à l'action, aucun de ces incidents qui n'y soit directement rattaché. Quand M. Zola, appréciant quelque ouvrage de Goncourt, déclare que le roman finira par devenir une simple étude sans péripéties et sans dénouement, l'analyse d'une passion, la biographie d'un personnage ordinaire racontée au jour le jour, il en prend aisément son parti: là, c'est le critique qui parle, et le critique est naturaliste. Mais, comme romancier, lui-même travaille autrement. En composant ses livres, M. Zola soumet la «nature» aux exigences d'un art impérieux; il discipline, il corrige, il rectifie et simplifie, par besoin d'unité, cette nature indocile, tumulteuse, désordonnée, pleine de hasards et d'accidents, que le naturalisme, s'il est conséquent avec ses principes, doit reproduire en sa complexité dissolue.»
Georges Pellissier, Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, éd. A. Collin, Paris, 1896. Texte intégral
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Zola et la théorie naturaliste
«M. Émile Zola est le théoricien du naturalisme. Il n'a point inventé le terme, qui existait fort avant lui, que lui-même signale dans Montaigne. Il n'a pas davantage inventé la chose. Ce qu'il préconise sous le nom de naturalisme, employé déjà par Taine en un sens analogue, nous en avons trouvé tous les éléments chez ses devanciers, chez Balzac d'abord, puis chez Flaubert et les Goncourt. Aussi bien M. Zola ne se donna jamais pour un novateur, et répudia toujours le titre de chef d'école. Il présentait le naturalisme comme une méthode et non point comme un système. En soi, le naturalisme n'a rien de scolastique. La seule obligation qu'il impose consiste dans le respect de la nature. Il est le contraire d'une école; car toute école se constitue beaucoup moins par la vérité dont elle fait profession que par les limites dont elle la borne, et le naturalisme ne fixe aucune limite, n'exclut de l'art que le convenu et le faux. Mais d'ailleurs son objet n'est point de copier la nature. A la nature s'ajoute l'homme. Chaque écrivain la modifie, consciemment ou non, d'après sa vision personnelle. L'art, dit M. Zola, c'est «la nature vue à travers un tempérament». Il n'y a pas de formule plus libérale.»
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Ce qu'il y a de plus naturaliste chez M. Zola, au sens particulier où s'emploie le terme, c'est sa conception philosophique du monde et de la vie humaine, c'est son matérialisme et son pessimisme.
Dès la préface de Thérèse Raquin, il déclare étudier, non des caractères, mais des tempéraments. [...] «Les naturalistes, a-t-il écrit, remplacent l'homme métaphysique par l'homme physiologique.» [...] «Qui dit psychologue, déclare-t-il, dit traître à la vérité.» [...] Si la psychologie ne doit pas évincer la physiologie, s'il n'y a pas, sans physiologie, de psychologie vraiment solide, nous préférons néanmoins au romancier purement physiologiste ce psychologue même que M. Zola, non sans raison, accuse de trahir la vérité. L'auteur des Rougon-Macquart a mis en scène des figures saisissantes, dans la peinture desquelles se manifestent la vigueur et l'ampleur de son génie. Ces figures sont presque toujours celles d'êtres qui se développent, sous l'influence de la même passion, avec une rectitude fatale, avec une continuité imposante et morne.
Le matérialisme de M. Zola nous explique déjà son pessimisme: réduisant l'homme à des appétits, M. Zola devait forcément mettre au jour les côtés les plus vils et les plus abjects de la nature humaine.»
Georges Pellissier, Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, éd. A. Collin, Paris, 1896. Texte intégral
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Le procès-humain de l'humanité
«La théorie de Zola est fort simple: point de héros, des hommes. La vie doit être étalée, racontée telle qu'elle est, dans sa banalité comme dans ses brutalités. L'intrigue habilement nouée, le deus ex machinâ, ces ressources de la scène, sont écartées; c'est le journal quotidien, par doit et avoir, des faits. La nouvelle école, «lasse des héros et de leurs mensonges, s'est aperçue qu'elle n'avait qu'à se baisser, à déshabiller le premier passant venu, pour faire du terrible et du grand». Oui; mais le premier passant venu est souvent, presque toujours, l'être banal, commun, étranger à ce «terrible» et à ce «grand» qui attachaient et passionnaient dans le roman d'autrefois, ce roman relégué par les nouveaux venus dans l'armoire aux jouets cassés, aux amusettes d'enfants.
Émile Zola veut laisser dans le roman le moins de place possible à la création. «Le don de voir est moins commun que celui de créer.» Zola ne voit point le sophisme: l'auteur qui crée a vu déjà; l'étude de l'individu et l'observation des détails lui sont indispensables pour la conception du type et de l'ensemble. Zola pousse à fond son idée, ingénieusement suivie d'ailleurs. «De même qu'autrefois on disait d'un romancier: il a de l'imagination, je demande qu'on dise aujourd'hui: il a le sens du réel.»
Les romans seront ainsi de fortes pages d'étude; leur intérêt sera dans la nouveauté des documents et l'exactitude des peintures. Ils seront enfin le «procès-verbal humain» que rêve la nouvelle école.
Le romancier que veut être Zola, il nous l'a dit en deux lignes: «Celui qui a le sens du réel, et qui exprime avec originalité la nature en la faisant vivre de sa vie propre...»
Edmond Rostand, Deux romanciers de Provence, Honoré d'Urfé et Emile Zola : le roman sentimental et le roman naturaliste, Paris, Éd. Champion, 1921. Texte intégral.
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Zola, romancier de Provence
«Il semble [...] que la meilleure partie de son œuvre soit précisément [l']Assommoir et tout ce qui ne prétend pas décrire le monde brillant, le monde riche. Car celui-là, Zola en donne la plus fausse idée: il le peint en homme qui en a toujours vécu éloigné; il en décrit les luxes avec une véritable naïveté, parlant des intérieurs somptueux comme en doit parler un ouvrier socialiste qui n'en a jamais visité un. Il croit aux raffinements inouïs, aux baignoires d'argent, aux moindres objets en or fin, aux serres qui sont de véritables forêts vierges, aux boudoirs où s'entassent des fortunes en bibelots. Il exagère, il exagère toujours: c'est là son maître défaut, celui où se trahit le Provençal... Dans ce décor éblouissant qui tient du conte de fées, il ne fait mouvoir que des corrompus, que d'horribles vicieux. Là encore, il n'a rien voulu voir de ce qu'il peut y avoir de bon, d'honorable. Et n'en trouvons-nous pas la preuve dans cet aveu étonnant: «Nous autres, manants, gens de petite fortune, nous ne connaissons le monde que par les procès scandaleux qui éclatent chaque hiver...»?
La théorie de Zola est fort simple: point de héros, des hommes. La vie doit être étalée, racontée telle qu'elle est, dans sa banalité comme dans ses brutalités. L'intrigue habilement nouée, le deus ex machinâ, ces ressources de la scène, sont écartées; c'est le journal quotidien, par doit et avoir, des faits. La nouvelle école, «lasse des héros et de leurs mensonges, s'est aperçue qu'elle n'avait qu'à se baisser, à déshabiller le premier passant venu, pour faire du terrible et du grand». Oui; mais le premier passant venu est souvent, presque toujours, l'être banal, commun, étranger à ce «terrible» et à ce «grand» qui attachaient et passionnaient dans le roman d'autrefois, ce roman relégué par les nouveaux venus dans l'armoire aux jouets cassés, aux amusettes d'enfants.»
Edmond Rostand, Deux romanciers de Provence, Honoré d'Urfé et Emile Zola : le roman sentimental et le roman naturaliste, Paris, Éd. Champion, 1921. Texte intégral.